L’Afrique du Sud, un pays qui est resté en noir et blanc

L’Afrique du Sud, un pays qui est resté en noir et blanc

Sangoma, les damnés de Cape Town (Caryl Férey – Corentin Rouge – Editions Glénat)

Pas facile de tourner la page de l’apartheid. Ce système de racisme institutionnalisé, qui a perduré pendant des dizaines d’années en Afrique du Sud, a profondément marqué les habitants de ce pays. Près de trente ans après la politique de réconciliation nationale mise en place par l’ancien président Nelson Mandela en 1993, l’Afrique du Sud d’aujourd’hui reste en proie à de vives tensions politiques et sociales entre les blancs et les noirs. Notamment dans la province du Cap, où les propriétaires blancs des vignobles locaux refusent l’idée de céder une partie de leurs terres à leurs concitoyens noirs, comme le prévoit pourtant un projet de réforme agraire, dont l’objectif est de redistribuer les terres usurpées du temps de l’apartheid. Au Parlement de Cape Town, le ton monte entre les partisans et les détracteurs de cette réforme agraire. « L’économie est entre les mains de la minorité blanche et ça doit changer maintenant! Nous voulons récupérer les terres que vos ascendants nous ont volées! », s’insurge Julius Matka, le chef du parti d’extrême-gauche EFF, qui représente l’aile noire radicale. « C’est nous qui avons cultivé ces terres et développé le pays. Quand mes ancêtres sont arrivés, vos ascendants découpaient les zébus vivants pour se griller un steak », lui répond Van Der Wiese, dit VDW, le leader des blancs conservateurs. Les députés finissent même par en venir aux mains. Au milieu de cette foire d’empoigne, le ministre de la réforme agraire Mark Savela tente tant bien que mal de rapprocher les points de vue. Mais il est loin de se douter que sa propre fille Amy est la maîtresse de Van Der Wiese, la figure de proue des afrikaners d’extrême-droite. Il est tout aussi loin de se douter que cette même Amy entretient également une liaison avec le lieutenant de police Shane Shepperd. Malgré son côté séducteur et tête brûlée, ce dernier est un bon flic, qui n’hésite pas à se mettre en danger pour mener ses enquêtes. Il ose même se rendre dans le township ultra-violent de Mitchell’s Plain, une zone de non-droit où plus aucun policier n’ose mettre les pieds. Shepperd va, lui aussi, se retrouver confronté aux tensions post-apartheid lorsqu’il est appelé sur une scène de crime dans une ferme exploitée par Kobus Pienaar et sa fille Eva. On vient d’y retrouver le cadavre d’un des ouvriers noirs, tandis que dans le même temps, un bébé de deux mois a disparu… En menant son enquête, Shepperd va réveiller des démons du passé, sur fond de tensions raciales toujours très vives, mais aussi de sorcellerie. Il va notamment se retrouver confronté à des sangomas, des shamans d’un autre âge qui croient en une médecine traditionnelle et sanguinaire pour lutter contre le fléau du sida.

L’Afrique du Sud, un pays qui est resté en noir et blanc

« Sangoma, les damnés de Cape Town » est un thriller haletant et intense, dans lequel on sent à chaque page la tension extrême régnant en Afrique du Sud, un pays ultra-violent qui reste marqué par les fantômes de l’apartheid. C’est une plongée passionnante dans un pays qui n’est pas très souvent abordé en bande dessinée, alors qu’il vaut pourtant largement le détour. Aux commandes de cette enquête policière musclée, qui est aussi et surtout un récit politico-social, on retrouve un duo de choc composé du scénariste Caryl Férey et du dessinateur Corentin Rouge. Le premier connaît extrêmement bien son sujet, puisque son roman « Zulu », sorti en 2008, se déroulait déjà en Afrique du Sud. C’est d’ailleurs ce roman qui a véritablement fait décoller la carrière de Caryl Férey, puisqu’il s’est écoulé à plus de 300.000 exemplaires et a été adapté au cinéma en 2013, avec Orlando Bloom et Forest Whitaker au casting. Quant au dessinateur Corentin Rouge, c’est un digne héritier des grands noms que sont Jean Giraud, François Boucq ou Christian Rossi. Remarqué ces dernières années grâce à la série « Rio », qui se déroule dans un Brésil tout aussi violent, il a demandé à Caryl Férey de lui écrire une histoire se déroulant en Afrique du Sud, car il dit avoir été véritablement hanté par la lecture de « Zulu ». On peut dire que Corentin Rouge a eu du flair en contactant le romancier, car leur « Sangoma, les damnés de Cape Town » est l’une des toutes bonnes surprises de cette année. D’un côté, il y a le scénario sans aucun temps mort de Caryl Férey, dans lequel on retient surtout les dialogues ciselés et la parfaite maîtrise de l’enchaînement des séquences et des rebondissements. De l’autre côté, il y a le dessin de Corentin Rouge, lui aussi tout en maîtrise, avec des planches à la fois précises et spectaculaires. Au final, cela donne une bande dessinée extrêmement dure et violente par moments (esprits sensibles s’abstenir), mais surtout très cinématographique, avec une bonne dose de rythme et d’action. Il ne serait d’ailleurs pas étonnant de voir un producteur de films s’emparer de ce scénario dans les années à venir, car on sait que le monde du cinéma et des séries va de plus en plus souvent puiser dans la BD pour y chercher des bonnes histoires. De leur côté, Caryl Férey et Corentin Rouge ont déjà pris une toute autre direction puisque leur prochain livre ensemble se déroulera en Islande.


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