Guka Han, marginale

Parmi les ressources de la littérature contemporaine en France, outre les revues qui sont le biotope traditionnel des avant-gardes, le master de création littéraire de l’université de Paris VIII, co-fondé par Olivia Rosenthal, est désormais un vivier bien plus riche que les vieilles institutions des élites parisiennes. Le plus souvent, les textes qui y sont produits paraissent aux éditions Verticales ; une fois n’est pas coutume, c’est Verdier qui, ce début d’année, nous offre le fruit des travaux d’une de leurs mastérantes, née en Corée du Sud : Guka Han.

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On voudrait se rassurer en présentant ce livre comme un recueil de nouvelles fantastiques : mais n’est-ce pas plutôt notre époque contemporaine qui est devenue fantastique ? Ce « même monde étrange » dans lequel évoluent les personnages, et dont parle l’autrice dans son interview par Diacritik, ressemble beaucoup au nôtre.

Devenu si productif qu’il n’est plus à quelques millions de travailleurs près, le capitalisme dopé aux technologies peut aujourd’hui se permettre d’abandonner ses marginaux. Ce sont eux, ces exclus, criant tout bas leur manque d’attention, qui prennent vie dans ce recueil, tantôt dans un « je » narrant, tantôt dans un « tu », variant à l’envi les scènes pronominales, comme pour recréer les conditions d’une forme de dialogue sincère qui n’existe plus guère dans la société. L’image la plus marquante de ce dialogue burlesque et touchant serait peut-être ce sans domicile qui s’excuse, auprès d’un narrateur errant, de lui laisser des toilettes publiques malodorante (« Pyromane »).

À sa manière, Le jour où le désert est entré dans la ville est plus radicalement révolté que bien des livres de nos auteurs engagés. « On dirait qu’ils jouent à un jeu dont je ne connais pas les règles », avoue le narrateur de la première nouvelle, « Luoes », ville imaginaire anagramme de Séoul. Un autre narrateur, enfant, fugue pour faire cette infime découverte : « Ma ville était à peine visible au loin. J’ai pris conscience qu’elle continuait à exister sans moi » (« Fugue »). On a quelquefois l’impression, lisant l’une de ces nouvelles, d’être face à un Eschenoz-minute ; l’écriture est humble et bizarre, comme l’est son sujet. Une part d’explication semble manquer : lorsqu’on referme une nouvelle, on croirait presque qu’on a mal lu.

Les dernières pages sont radicalement pessimistes, et je prédis qu’il faudra de grandes ressources d’innovation à Guka Han pour écrire à nouveau, après cette œuvre, et se construire un avenir, sans tomber dans le ressassement. Son livre nous apporte de funestes pressentiments : bientôt, « le jour ne pourra plus se lever » (« Pyromane » est le sinistre nom de la dernière nouvelle).

Voir une écrivaine coréenne, arrivée en France en 2014, connaître aussi profondément les ressentiments sociaux, les fausses consciences et les vraies blessures du pays, est proprement stupéfiant. Peut-être les pulsions « pyromanes » ne sont-elles pas propres aux gilets jaunes en France, et participent-elles d’un air du temps général. Peut-être aussi cette profonde lucidité trouve-t-elle des sources dans l’histoire personnelle de Guka Han, dont elle n’a encore que très peu parlé publiquement. En attendant, le mystère reste entier.

Guka Han, Le jour où le désert est entré dans la ville, Verdier, 2020, 128 p., 14.50€.


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