"La chaleur, la vraie chaleur, ne dure que quelques jours. Mais durant ces jours-là, l'atmosphère change et la ville devient un autre lieu. Elle a le goût de la glace et l'odeur de la mer, mais elle peut aussi avoir la couleur sombre de la mort".

Voici un billet que j'aurais mieux fait d'écrire en juillet, plutôt qu'en août, l'ambiance caniculaire aurait été de circonstance... Direction Naples pour un polar historique qui se déroule donc dans une chaleur intense, en plein mois de juillet, en 1932, donc en pleine période fasciste. Je le dis tout de suite, c'est un roman qui appartient à un cycle (j'expliquerai ce mot plus loin), et comme l'état d'esprit, la vie des personnages tiennent une bonne place aussi dans cette histoire, ce n'est pas anodin. Préparons-nous donc à fêter la Carmine, l'une des fêtes les plus populaires de l'année à Naples, et fêtons cela avec un meurtre plutôt bizarre, sur lequel le commissaire Ricciardi va devoir se pencher, alors qu'il a pourtant bien des soucis personnels en tête... "L'Enfer du commissaire Ricciardi", de Maurizio De Giovanni (aux éditions Rivages ; traduction d'Odile Rousseau), est un polar sombre et intrigant, où la mort et l'amour se livrent un duel au soleil. Le soleil brûlant de la baie de Naples...
Luigi Alfredo Ricciardi est commissaire de la Sûreté publique de Naples et, en cette matinée de juillet 1932, annonciatrice d'une canicule insupportable, il suit sa routine quotidienne : un départ de chez lui de bonne heure, afin de se rendre directement à son bureau. A son arrivée, il trouve le brigadier Maïone, qui aurait pourtant dû être en congés, et qui lui annonce qu'on les attend ailleurs...
Ailleurs, c'est devant le Policlino de l'Université royale, le principal hôpital de la ville. Devant un des pavillons de l'établissement, un attroupement. Et au coeur de l'attroupement, un corps démantibulé... Sans surprise, il semble bien que cet homme soit tombé d'un des étages du pavillon le plus proche, mais difficile d'en savoir plus pour le moment...
Seule autre information : l'émotion qui règne parmi les gens rassemblés devant le corps sans vie... Le choc n'explique pas tout : c'est quelqu'un de populaire qui doit être étendu là, en bien piteux état. En tout cas, une figure bien connue de l'hôpital, devine le commissaire. Pas d'erreur, au sol, c'est Tullio Iovine del Castello, titulaire de la chaire de gynécologie. Un ponte. Un notable.
Un personnage unanimement reconnu, pas simplement à Naples, mais dans toute l'Italie, où l'on saluait son travail et l'on considérait ses écrits et les recherches qu'il menait comme des références. L'homme qui gît là est une sommité, dont la vie privée semble aussi irréprochable et heureuse que la vie professionnelle. Et pourtant, le voilà mort...
A-t-il sauté, et dans ce cas, quelles raisons ont-elles pu le pousser à commettre un tel geste ? Ou lui a-t-on donné un coup de main assassin pour passer par la fenêtre ? C'est ce qu'il va évidemment falloir déterminer... Et rapidement, le commissaire apprend qu'il n'était pas inhabituel que le professeur Iovine del Castello passe une partie de la soirée, voire de la nuit, à son bureau.
Au cours des premières constatations, on lui parle d'un événement malheureux survenu quelques jours avant le drame. Une opération qui s'est mal terminée, avec la mort de la parturiente... Et la colère, légitime, du jeune père éploré, qui s'est toutefois fendu de menaces de mort très clairement et publiquement formulées à l'encontre du professeur... Voilà une première piste...
Mais ce n'est pas la seule que Ricciardi veut examiner. Il n'est pas du genre à se précipiter, même sur une évidence... Il a déjà remarqué un certain nombre d'éléments qui pourraient s'avérer importants par la suite. Piste personnelle ? Piste professionnelle ? Et que veut dire ce mot "Sisinella", que le commissaire a perçu sur la scène de crime, comme si le mort lui-même lui avait murmuré ?
A ce point, il faut évoquer le personnage du commissaire Ricciardi, que je découvrais à l'occasion de cette lecture. Il est le personnage central d'un cycle, j'utilise ce mot, car ce n'est pas tout à fait une série, au sens traditionnel du terme. En effet, à l'origine, il y a une première série de quatre enquêtes, ayant chacune une saison pour dénominateur commun.
Puis, nouvelle série thématique, si on peut dire, à travers des fêtes populaires. "L'Enfer du commissaire Ricciardi" est le troisième roman de cette deuxième série, et donc le septième livre mettant en scène ce personnage. Précision importante pour ceux qui n'aiment pas débarquer au milieu d'une série, sans avoir toutes les cartes en main.
Je le comprends d'autant mieux que Maurizio De Giovanni donne une place très importante à la vie de ses personnages récurrents, semble-t-il, comme on va le voir dans un instant. Reste qu'on peut tout de même parler de la personnalité de ce commissaire "à l'ancienne", presque simenonien, taiseux, discret, mais très intuitif et doté de ce petit truc en plus : capter la dernière pensée des morts...
On n'est pas dans un roman fantastique, mais il y a ce soupçon d'irrationalité qui est loin d'être anodin, puisqu'il offre au commissaire une piste, qu'il faut évidemment retrouver, reconstituer et rattacher au meurtre. C'est un élément supplémentaire dans une construction très particulière, imaginée par l'auteur.
Une construction très atomisée, les premiers chapitres lancent en effet plein de fils narratifs potentiels, certains, comme le tout premier, où l'on suit la chute du gynécologue comme si on y était, sont clairs, d'autres se révèlent plus obscurs, non seulement parce qu'on ignore qui sont les personnages qu'on y croise, mais aussi parce qu'on a qu'une contextualisation minimale...
Ca peut sembler complexe, dit ainsi, mais c'est surtout très surprenant, en fait, puisque l'enquête ne devient pas forcément le moteur du roman, mais simplement un fil narratif parmi d'autres, tous pouvant toutefois concourir à la révélation de la vérité. Mais, il y a aussi une importante part laissé aux vies des deux policiers qui mènent ensemble l'enquête, Ricciardi et Maïone.
Différents et donc complémentaires, le commissaire et le brigadier (qui porte donc l'uniforme, même sous cette chaleur infernale de juillet). D'un côté, Ricciardi, solitaire, vieux garçon, vivant avec une gouvernante originaire de son village natale et qui gère toute l'activité de la maison. Vieux garçon, peut-être, mais pas forcément décidé à le rester...
Car le coeur de Ricciardi bat, et non seulement il bat, mais il balance entre deux femmes : Livia, riche veuve, ancienne cantatrice, qui semble sérieusement décidée à faire du commissaire son nouvel époux, et Enrica, la mystérieuse voisine d'en face, dont il ne sait quasiment rien, mais dont la beauté aperçu presque en voyeur, a suffi à le séduire...
Le commissaire est amoureux, mais il ne peut l'être de ces deux femmes à la fois... Comment faire un choix ? Serait-il face à un classique dilemme : le choix du coeur contre celui de la raison ? Et ce n'est pas le seul sujet qui le tracasse : Rosa, sa fidèle Rosa, cette gouvernante qui se conduit comme une mère, ne va pas bien. Elle a des soucis de santé qui se multiplient, et Ricciardi s'inquiète pour elle...
De l'autre côté, il y a Maïone, exubérant, entier, d'une franchise désarmante, époux et père d'une famille nombreuse, attaché à son métier, son uniforme, sa hiérarchie. Il a un petit côté Sancho Pança, si vous me permettez la comparaison. Il intervient souvent dans les moments où Ricciardi se tait, intériorise. Il est spontané, quand Ricciardi est réfléchi.
Et l'on retrouve aussi cela dans les événements du roman. Figurez-vous que Maïone s'inquiète... Il y a des indices concordants : Mme Ricciardi pourrait bien aller voir ailleurs ! Lui, Maïone, brigadier modèle, mari attentionné, père sévère mais juste, un cocu ? C'est vrai que, ces temps-ci, on tire un peu le diable par la queue, chez les Maïone, mais cela peut-il suffire à lui faire pousser des cornes ?
On a donc une enquête délicate, impliquant un notable, et deux policiers qui, qu'on le veuille ou non, ont la tête un peu ailleurs... Un contexte pas évident, auquel il faut ajouter cette chaleur écrasante qui ne doit pas aider à se concentrer... Mais un homme est mort, il ne faut jamais le perdre de vue, et il est fort probable qu'un assassin soit en liberté. Et qu'il puisse tuer à nouveau...
Vous le voyez, c'est assez touffu, on ne va pas aller jusqu'à le qualifier de roman choral, mais on s'en approche par certains aspects. Bien sûr, l'enquête policière est le coeur de ce livre, mais tout autour, il se passe énormément de choses. Le lecteur passe donc de l'enquête aux histoires personnelles de deux policiers, sans oublier d'autres récits, dont on devine qu'ils nous parlent certainement de l'assassin...
Je n'ai que très peu parlé du contexte historique, celui de l'Italie fasciste, il faut en dire un mot. C'est un élément contextuel, pas forcément quelque chose qui influe directement sur l'intrigue elle-même, mais c'est tout de même bien présent. On ressent la montée de l'inquiétude que fait planer le régime dictatorial sur les personnages. Sur la ville même de Naples.
Il y a d'ailleurs un peu d'humour qui intervient : à Naples, les rumeurs vont plus vite que les humains. Aussi, voit-on souvent les gens être au courant des événements avant qu'ils n'aient été officiellement communiqués, au dam d'un Maïone, par exemple. Mais, dans le même temps, on surveille ses paroles, et surtout à qui on les adresse. On sent bien que la parole n'est plus tout à fait libre...
La dimension fasciste du récit apparaît d'une autre manière, à travers un personnage qui l'incarne, dans toute sa dimension intrusive et inquiétante. C'est insidieux, mais ferme, c'est oppressant, parce que cela laisse entendre que la surveillance est permanente, même si on ne la remarque pas... On le ressent très désagréablement, et cela touche un personnage qui n'a pas l'intention de se laisser faire.
Encore une fois, je ne voudrais pas que, vous qui lisez ce billet, soyez effrayés par ce que je raconte : ce n'est pas une lecture difficile, où l'on se perd, c'est simplement un puzzle avec de nombreuses pièces, il faut les assembler. Et c'est assez captivant, porté par une très belle écriture, qui elle aussi nous réserve quelques passages étonnants, comme cette scène d'ouverture, presque surréaliste.
Maurizio De Giovanni entoure son duo de policiers d'une galerie de personnages importantes, vous vous en doutez, qui ne sont donc pas tous rattachés directement à l'enquête principale, et qui, en particulier chez les protagonistes masculins, sont assez hauts en couleur, en tout cas, remarquables par leur physique ou leur état.
J'ai évoqué les fêtes populaires qui sont le fil conducteur de ce cycle, il me semble intéressant de parler de celle qui préside à ce roman. Car, si les deux précédentes enquêtes tournent autour de Noël et Pâques qui parlent à tous, "L'Enfer du commissaire Ricciardi" se déroule autour de la mi-juillet, au moment de la Carmine.
Cette fête se déroule dans le quartier du Mercato, puisque c'est là que se dresse la basilique Santa Maria del Carmine Maggiore. Dans cette basilique, une icône, qu'on surnomme la Bruna, et c'est elle que l'on fête en grande pompe ces jours-là, encore actuellement. C'est un des grands rendez-vous du calendrier napolitain.
Une dimension culturelle qui passe aussi par un autre élément, profane celui-là : la musique... Avec un morceau emblématique de la musique napolitaine, qui date de cette époque, même si Maurizio De Giovanni a un peu triché, il l'explique en fin d'ouvrage... Reste que cette "Passione", cette passion, qui nous parle certainement moins qu'aux Italiens, tient une place particulière dans le livre...
En Italie, la série est nettement plus avancée, quatre autres enquêtes ont déjà été publiées après "L'Enfer du commissaire Ricciardi", les lecteurs transalpins savent donc déjà ce qui va arriver au policier amoureux (on a des indications dans le final de ce roman, mais...). Et surtout à quelles affaires il va être confronté, dans lesquelles d'autres passions joueront nécessairement un rôle...

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois