INTERVIEW – François Durpaire: « Aucune dictature n’a eu les moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui »

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Avec « La Présidente », mis en images par Farid Boudjellal, l’historien François Durpaire a clairement réussi ses premiers pas en tant que scénariste de bande dessinée. Coup d’essai, coup de maître, puisque le premier tome de cette série d’un genre nouveau, qualifié de « science-fiction civique », s’est vendu à plus de 120.000 exemplaires. Il faut dire que ce tome 1, qui imaginait une victoire de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017, a vu juste puisqu’il annonçait notamment la victoire du Brexit, la poussée des populismes en Europe et aux États-Unis et la mise en place de toute une série de lois sécuritaires. Aujourd’hui, François Durpaire et Farid Boudjellal sont de retour dans les librairies avec un tome 2 intitulé « Totalitaire ». Dans ce deuxième épisode, qui se situe en 2022, les deux hommes imaginent à quoi ressemblerait la France (et le monde) après un quinquennat de gouvernement « bleu marine ». De passage à Bruxelles il y a quelques jours, François Durpaire a expliqué ce qui l’avait motivé à se lancer dans ce nouveau projet.

Aviez-vous prévu dès le départ de faire un tome 2 de « La Présidente »? Ou bien est-ce lié au succès du premier album?

En réalité, on n’avait pas vraiment prémédité un tome 2. Ce n’est que par après qu’on s’est rendus compte qu’il y avait une ouverture à la fin du tome 1 et que beaucoup de lecteurs s’attendaient à une suite. Mais je n’avais pas envie d’écrire une suite pour le plaisir d’écrire une suite. Il fallait trouver autre chose à dire. Malheureusement, deux jours après la sortie du tome 1, on a eu quelque chose de différent à raconter, puisqu’il y a eu les attentats, qui ont entraîné les lois sécuritaires. Pour nous, il y avait donc une urgence de faire un autre livre, en mettant ces lois sécuritaires entre les mains de Marine Le Pen.

Ce qui est interpellant dans votre livre, c’est effectivement que les lois utilisées par Marine Le Pen présidente sont des lois qui existent déjà aujourd’hui.

Exactement! Mon idée était de montrer comment on peut basculer dans une société totalitaire sans commettre de crimes ni de délits, mais avec les lois votées par la majorité actuelle. C’est d’ailleurs ça qui fait froid dans le dos, car à part le rétablissement de la peine de mort, il n’y a aucune loi nouvelle dans le livre. D’ailleurs, cela fait trois semaines que la BD est sortie et Marine Le Pen n’a pas porté plainte pour diffamation, alors qu’elle est très clairement identifiée sur la couverture et que le livre s’appelle « Totalitaire »…

Est-ce que d’autres personnes ont porté plainte contre vous? Dans le tome 1, par exemple, on reconnaît clairement certaines personnalités que vous associez au Front National, alors qu’a priori elles ne sont pas connues comme étant d’extrême droite…

Non, il n’y a pas eu de plaintes. Et c’est d’ailleurs assez intéressant à noter. Cela prouve qu’il y a une certaine normalisation de l’extrême droite et que beaucoup de gens ne considèrent pas cela comme choquant de pouvoir être invités par Marine Le Pen à une garden party à l’Elysée.

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Avez-vous travaillé différemment pour ce tome 2? Dans le tome 1, vous citiez une série d’experts. Avez-vous également fait appel à des experts pour ce deuxième album?

On n’a pas eu le même groupe d’experts autour de nous. Pour le tome 1, on a surtout fait appel à des spécialistes de l’économie ou de l’outre-mer, ainsi qu’à des spécialistes des programmes politiques. Pour le tome 2, les gens qui nous ont aidés sont davantage des connaisseurs de l’intérieur du Front National, ce qui manquait un peu dans le tome 1. Les infos sur le duel entre Marine Le Pen et Marion Maréchal-Le Pen, par exemple, sont venues par ce biais-là.

Justement, en lisant votre livre, on se dit qu’il faut avoir encore plus peur de la nièce que de la tante. Vous partagez cet avis?

Ce qu’on a surtout voulu montrer aux citoyens, c’est ce qui se passe en-dehors des plateaux télé, en grattant ce qu’il y a derrière le vernis. Mais on ne va pas pour autant dans le caniveau de l’intimité. On est plutôt dans l’intimité politique.

Dans votre BD, Donald Trump est élu président des Etats-Unis… mais son élection n’intervient qu’en 2020, après un mandat d’Hillary Clinton. La réalité a donc dépassé la fiction?

Oui, l’Histoire va plus vite que nous! En tout cas, c’est la preuve que ceux qui disent que notre BD sort du vraisemblable se trompent. C’est aussi la preuve qu’en prenant du recul et en écoutant le bruit du monde, comme nous l’avons fait pour ce tome 2, on tombe souvent plus juste dans la prospective.

On sait que vous êtes un spécialiste des Etats-Unis. A quel moment vous êtes-vous rendu compte que Trump pouvait bel et bien devenir président?

Pour un historien, il n’y a pas d’événements isolés. Au moment du Brexit, on a pu constater qu’une vague nationaliste était en train d’emporter toutes les sociétés. On le voit dans tous les pays, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis bien sûr, mais aussi bientôt en Autriche et en France. C’est une suite d’événements. Si les Américains, qui sont pourtant la première puissance au monde et une grande démocratie, sont capables de voter pour quelqu’un qui retweete Mussolini et qui nomme comme stratège en chef de la Maison Blanche un représentant de l’extrême droite néo-fasciste américaine, ça veut dire qu’il y a une vague qui constitue, de mon point de vue, un contrechoc à la mondialisation. C’est une crainte du déclassement face aux sociétés émergentes. Le discours de Trump, ce n’est pas seulement un mur contre les Mexicains, c’est aussi un mur contre les Chinois et contre les musulmans. Cette inquiétude sécuritaire, c’est comme si les sociétés occidentales se rendaient compte seulement maintenant de la validité des propos du premier ministre indien Nehru, qui déclarait en 1945 que l’Europe et l’Amérique du Nord n’étaient plus au centre du monde.

Dans l’une des scènes de votre livre, on assiste à une réunion assez incroyable entre Donald Trump, Boris Johnson, Vladimir Poutine et Marion Maréchal-Le Pen. Vous pensez que ce sont des personnalités qui pourraient se rapprocher?

Ce qu’on imagine dans la BD, c’est une alliance des nations du nord contre la Chine, celle-ci ayant fait main basse sur l’Afrique et l’Amérique Latine. Ces chefs d’Etat, dont 3 sur 4 sont déjà au pouvoir aujourd’hui, constituent un quartet de nations occidentales qui votent ce que j’appelle un « Buy North Act », autrement dit un protectionnisme du nord contre la Chine et les produits sino-africains. Du coup, ça donne une carte qui ressemble très fort à la carte de Huntington, c’est-à-dire celle du clash des civilisations. A l’élection d’Obama, on aurait pu penser qu’on fermait la parenthèse Huntington, alors qu’avec la victoire de Trump, on a aujourd’hui l’impression que la parenthèse, c’était Obama. On se rend compte que la vague de fond, c’est la contestation de la mondialisation, mais aussi de la mondialité. Ce n’est plus seulement le libéralisme qui est rejeté, mais aussi le brassage, la rencontre, l’échange. On jette le bébé avec l’eau du bain. C’est pour cette raison que dans la BD, on a choisi de s’intéresser aussi à cette histoire d’amour entre Stéphane et Fati pour montrer qu’à côté de ce refus du monde, il y a une voie de fraternité et de dialogue entre les peuples.

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Dans votre BD, vous imaginez d’ailleurs l’apparition d’un mouvement de résistance au FN, qui s’appelle Fraternité et dont le président, Mohamed Labbes, est une sorte d’Obama à la française. Il reste donc de l’espoir? 

Oui, je pense qu’il faut rester positif. Bien sûr, « La Présidente » est une série assez noire, mais nous tenions malgré tout à y intégrer une dimension plus optimiste. Pour moi, la résistance pourrait effectivement s’incarner dans une figure telle que celle de Mohamed Labbes, mais je pense qu’elle viendra plutôt d’un mouvement plus large. On commence d’ailleurs à en voir les prémisses, même si ça reste balbutiant. Il faut croire dans ce mouvement, parce que même si nous nous trouvons dans une période de crise, nous sommes sans doute aussi dans le passage d’un monde clos vers un monde plus ouvert. D’un point de vue d’historien, c’est normal qu’une transition comme celle-là entraine des réactions politiques fortes. Mais aucun nationaliste ne pourra empêcher le monde d’être un village. Aujourd’hui, d’un simple clic, on peut entrer en contact avec quelqu’un qui se trouve à Cape Town, par exemple. Le tome 3, qui sortira en avril prochain et qui clôturera la série « La Présidente », sera d’ailleurs beaucoup plus positif. Sur le plan graphique, on va peut-être même repasser du noir à la couleur. Notre idée est de quitter la perspective d’une société totalitaire pour aller vers une société de relations.

En attendant, ce tome 2 est tout de même très noir. Votre volonté était-elle de faire peur aux Français en vue des élections présidentielles qui arrivent? Sur la couverture de l’album, un autocollant indique d’ailleurs: « Il est encore temps d’éviter le pire ».

L’objectif, c’est surtout la vigilance. Quand il y a vraiment une menace, la peur n’est pas forcément irrationnelle, mais peut au contraire être salutaire. Ce n’est pas la peur, mais l’aveuglement qu’il faut mettre de côté. A une certaine époque, on avait des penseurs qui nous mettaient en garde sur les menaces totalitaires, comme George Orwell ou Aldous Huxley par exemple. Or, aujourd’hui on est un peu dans du George Orwell, avec la géolocalisation, la reconnaissance faciale ou les puces dans les portables, qui font en sorte que toutes nos identités sont captées par des opérateurs qui se trouvent à l’autre bout du monde. La seule chose oubliée par Orwell, c’est qu’au moment où Big Brother se produirait vraiment, il n’y aurait quasiment personne pour dire: « on y est ».

Effectivement, les nouvelles technologies jouent un grand rôle dans votre livre. Est-ce que vous pensez qu’on ne s’en méfie pas assez?

Le risque est que ces nouvelles technologies ne se présentent pas comme des instruments de surveillance, mais comme des outils qui nous apportent des services. Le risque réside précisément dans le fait qu’on a besoin de ces nouvelles technologies et qu’on ne peut plus s’en passer. Du coup, on ne s’en méfie pas. Bien sûr, si ces technologies disaient « hello, my name is Big Brother », on s’en méfierait, mais ce qu’elles disent c’est « hello, veux-tu une relation avec quelqu’un à l’autre bout du monde » ou « hello, veux-tu qu’on te livre un bouquin en 24 heures sans te déplacer ». Forcément, on répond oui, mais il faut prendre un peu de recul et se demander si ces outils sont réellement formidables. Nos moyens technologiques actuels sont sans commune mesure dans l’Histoire des hommes. Aucune dictature n’a eu les moyens qu’on a aujourd’hui. Ce qui fait qu’on n’a pas encore basculé dans une société réellement totalitaire, c’est qu’on n’a pas encore cette alliance entre les opérateurs du Net et les pouvoirs politiques.

D’ailleurs, dans votre livre, le seul moyen que votre personnage a trouvé pour échanger des messages avec sa copine sans être surveillé, c’est de lui envoyer une lettre…

Oui, il utilise l’écrit. Ce sera même l’un des thèmes principaux du tome 3 de la série. On y parlera de l’importance de la culture de la reliure qui, de notre point de vue, conserve une extrême modernité et n’est pas du tout ringarde. La culture de la reliure et la culture de la relation sont pour nous les deux socles du redressement humain que l’on peut espérer pour le XXIème siècle.

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La série « La Présidente » marque vos premiers pas très réussis dans la bande dessinée. Est-ce que ça annonce d’autres choses? C’est un moyen d’expression qui vous plaît?

Effectivement, quand je pense à certains de mes projets futurs, je les envisage désormais sous forme de BD. Et ce pour deux raisons. Premièrement, parce que je trouve que la relation entre un scénariste et un dessinateur est très enrichissante. En mettant deux intelligences ensemble, je trouve qu’on fonctionne mieux. Et deuxièmement, parce que c’est une manière de narration qui me semblent très intéressante. Tous les sujets peuvent aujourd’hui être traités en bande dessinée, y compris des sujets tels que l’économie, le totalitarisme ou la sexualité. Je trouve que ça renouvelle vraiment le genre, même si ça désarçonne peut-être certains amateurs d’une bande dessinée plus traditionnelle.

A votre avis, qui parvenez-vous à toucher avec cette bande dessinée? Est-ce que vous pensez qu’il y a des sympathisants potentiels du FN parmi vos lecteurs?

Oui, il y a des électeurs du FN qui lisent nos BD. Lors d’une signature à Béziers, par exemple, une dame est venue nous voir en nous montrant une photo d’elle avec Marine Le Pen. Elle nous a dit qu’elle espérait qu’on ne disait pas de mal d’elle dans notre livre. Souvent aussi, on voit que notre BD est offerte comme cadeau à des jeunes qui sont abstentionnistes ou qui ne comprennent pas bien ce qui est en train de se passer. Ca peut paraître étonnant, mais aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre un jeune demander si Marine Le Pen est de droite ou de gauche. Je pense qu’avec notre BD, nous avons réussi à sortir du cercle des convaincus et très convaincus. Cela vient sans doute de notre volonté de ne pas insulter les lecteurs, ni d’être caricatural. Tous les propos d’extrême droite tenus dans le livre sont des propos retranscrits du Net. Il n’y a rien d’ajouté, ni d’enlevé. En tant qu’historien, je tiens à respecter le réel. Ce discours de haine, il existe véritablement.

Vous avez donc été chercher certains de vos dialogues sur des forums de discussion?

Ces propos viennent parfois de mes propres pages! C’est tout simplement un reflet de la manière dont certains parlent aujourd’hui. « Miss Macaque », par exemple, est le nom que certains internautes ont donné à Miss Martinique l’année dernière. Quand on nous dit qu’on exagère et que la France ne va pas devenir aussi raciste que dans notre livre, on leur répond que les propos qu’on fait tenir à nos personnages en 2020 ne sont pas des propos de demain, mais que ce sont des propos d’aujourd’hui.



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