Claude B., un texte de Chantale Potvin…

Il y a toujours du bon dans la folie humaine.
Auguste Villiers de l’Isle-Adam

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Il y a de cela quelque 13 ans, alors que je commençais à exercer ma profession, j’avais été engagée comme psychiatre dans un petit hôpital de campagne et j’eus donc la charge du patient Claude B., un homme de 55 ans qui avait l’air d’en avoir 70. Si vous avez connu l’acteur Louis de Funès, vous avez là le sosie de Claude B.

Ce patient connaissait une somme incroyable de dates par cœur. De l’histoire de toute l’humanité ! Il savait sur le bout de ses doigts… Les monarchies, les décès, les politiciens, la reine, Claude B. parlait souvent de la reine qu’il croyait éternelle… Il racontait, en affichant le plus grand désarroi, le massacre de Nicolas II et de toute sa famille, survenu dans la nuit du 17 juillet 1918. Il connaissait tout de Beethoven, d’Einstein, de Newton ou de la sanguinaire Ershebeth Báthory.

En plus d’être un véritable disque dur ambulant, Claude B. était un talent musical hors pair. Il suffisait de l’entendre fredonner les plus grands airs de Maria Callas qu’il ne manquait pas de qualifier de femme de souffrance qui a plié toute sa vie durant et devant les yeux avachis et la fortune démente de son amant dépourvu de cœur : Aristote Onassis.

Claude B. savait où étaient enterrés les Bernhardt, Romy Schneider ou Churchill. Il citait, sans faute aucune, les vers de Baudelaire, Aragon, Villon et connaissait les revers des pièces de Corneille et Racine. Dans ses grands moments de délire, Claude B. m’appelait Hermione et murmurait pendant des nuits entières Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes, terré au fond de sa cellule, recroquevillé et emprisonné dans une camisole de force. Il m’a même appris le premier poème de l’humanité, le Li Sao où Qu Yuan, le premier grand poète de la Chine antique exprime sa douleur, vers l’an 299 avant Jésus-Christ, précisait-il, heureux du détail temporel.

Pour ajouter à son originalité, Claude B. parlait comme s’il débarquait directement de Paris. Pourtant, c’était un produit très québécois, étant né à Chicoutimi. Son « Français » était parfait, à s’y méprendre ! Il adorait Paris avec le Moulin Rouge, le Louvre et la Bastille. Il jasait de l’Olympia comme si on lui avait confié la tâche de faire la promotion des lieux partout dans le monde.

Malgré une somme de culture énorme et un génie incontestable, Claude B. était invivable, incalculable, imprévisible, voire dangereux ! Sa grande culture n’avait d’égal que sa folie. Il pouvait être fou à lier et à lier avec du fil de fer. Je vous épargne les termes médicaux de psychopathie profonde, de traces de schizophrénie indéfinissables, de pyromanie, d’obsession, de compulsion, etc. Claude B. avait plus de dix tentatives de meurtre et une cinquantaine d’incendies majeurs à son curriculum sans compter le nombre d’assassinats qu’il a pu commettre sans se faire prendre. J’en ai froid dans le dos juste à en parler.

Il vomissait et me crachait au visage comme un lama. Il se masturbait n’importe où et mangeait, en se délectant, toutes les substances qui provenaient de son corps : merde, gales, peaux mortes… Je vous épargne toutes les anecdotes immondes et absolument dégoûtantes que je pourrais vous raconter et que vous ne sauriez retrouver dans aucune littérature.

De plus, quand ses yeux s’injectaient de sang et qu’il promettait qu’il tuerait, il fallait immédiatement le confiner dans une cellule avec comme seule lumière le pâle reflet d’un petit carreau rectangulaire enchâssé dans la porte métallique de plusieurs centimètres d’épaisseur. L’horreur. La crise pouvait durer deux, trois, dix, vingt-quatre heures. Jusqu’à l’épuisement !

Pourtant, et j’ignore les véritables raisons, cet être me fascinait. Je pouvais passer des heures à discuter avec lui et à gribouiller des notes dans son dossier, comme si j’avais eu besoin de le faire. Il me surprenait. Avec son petit crâne dégarni et ses airs « vieille France », il ne pouvait en être autrement ; il était devenu mon « idole ! »

Le 4 juin, Claude B. s’est évadé. Toute la ville était en alerte. On préparait la population au pire. Ce n’est que le 13 juin qu’on a retrouvé son cadavre au fond d’une cuvette avec un fond d’eau qui bouillonnait encore, dans les soubassements des cuisines abandonnées de l’hôpital. Il s’était suicidé en se faisant bouillir à feu lent. Seules ses fesses, désormais décharnées à l’os, pouvaient atteindre le fond de la marmite. La scène était épouvantable.

À son poignet, il y avait une lettre de deux pages. Sur l’une d’elles, il avait écrit : Chère Hermione, vous savez c’est quoi ma maladie ? C’est de n’avoir jamais réalisé mes plus grands rêves… Et sur l’autre, il y avait une liste d’une soixantaine de choses À RÉALISER DANS MA VIE. Il a fait mention, entre autres, de gravir l’Everest, le mont Kilimandjaro et de parcourir la Cordillère des Andes. Il envisageait de naviguer sur le Nil et d’explorer les Caraïbes et les forêts impénétrables de l’Amazonie. Il aurait souhaité faire l’amour avec les plus grandes beautés éthérées de la terre et de manger une glace au pied de la Tour Eiffel. Il aurait voulu déposer une fleur du cercueil de sa mère au pied de la Pyramide de Kheops et être photographié au cimetière du Père-Lachaise, près du cercueil d’Édith Piaf. Près de chacun de ses rêves, il avait dessiné un carreau vide où il avait prévu de cocher toutes ses réalisations et seulement deux cases de sa liste étaient cochées.
1) Choisir moi-même l’heure de ma mort.alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec
2) Mourir avec l’idée que, malgré ma grande maladie, j’aurai tout de même vécu.

Avec sa mort, dès le début de ma carrière, j’ai compris à quel point j’avais la chance de pouvoir conjuguer intelligence, vie sociale et culture… Je comprends la vie autrement grâce à Claude B. et c’est grâce à lui si j’ai visité l’Égypte cette année-là.

(C’est avec plaisir que nous accueillons une nouvelle collaboratrice au Chat Qui Louche, l’écrivaine Chantale Potvin. AG)

Notice biographique

Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5e secondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :

-Le génocide culturel camouflé des indiensalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec

-Ta gueule, maman

-Les dessous de l’intimidation

-Des fleurs pour Rosy

-T’as besoin de moi au ciel ?


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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois