INTERVIEW – Alain Dodier: « Jérôme K. Jérôme Bloche a toutes mes qualités, mais aucun de mes défauts »

INTERVIEW – Alain Dodier: « Jérôme K. Jérôme Bloche a toutes mes qualités, mais aucun de mes défauts »

Avec son éternel imper, ses lunettes rondes et son solex, Jérôme K. Jérôme Bloche est l’un des personnages les plus reconnaissables et les plus attachants de la bande dessinée franco-belge. Depuis sa première apparition dans le journal Spirou en 1982, il n’a pas pris une ride. Au contraire: il semble se bonifier comme le bon vin. « Et pour le pire », le nouvel épisode qui vient de paraître, le démontre à merveille. Dans ce polar psychologique très bien construit, l’auteur Alain Dodier parvient en effet une nouvelle fois à nous surprendre, notamment en amenant Jérôme à se marier avec une femme qui n’est pas Babette, sa fiancée de toujours. Un fameux choc pour les nombreux amateurs de la série! Mais ceux-ci peuvent être rassurés, car « Et pour le pire » contient bel et bien les deux principaux ingrédients qui font le succès des enquêtes de Jérôme K. Jérôme Bloche depuis 40 ans: une bonne dose d’humour et une magnifique galerie de personnages. L’occasion était belle de poser quelques questions à Alain Dodier… qui partage pas mal de points communs avec son héros de papier!

Jérôme K. Jérôme Bloche fête ses 40 ans cette année. Vous aviez imaginé une telle longévité quand vous avez lancé le personnage en 1982?

Non, pas du tout. Quand on a créé la première histoire de Jérôme avec Pierre Makyo et Serge Le Tendre, on était déjà tout contents de se faire publier. A cette époque-là, on ne pensait donc certainement pas qu’on était en train de lancer quelque chose qui allait s’inscrire dans la durée. Puis on a eu l’occasion de faire une deuxième et une troisième histoire et tout à coup, on semblait faire partie des meubles.

La série a donc tout de suite fonctionné?

Oui, il semblerait qu’elle ait rapidement plu aux lecteurs. Cela dit, l’éditeur a quand même attendu d’avoir trois histoires avant de faire paraître les premiers albums. Jérôme K. Jérôme Bloche est apparu dans le journal Spirou en 1982, mais le premier album est sorti seulement en 1985. Les trois premiers tomes sont alors sortis à six mois d’intervalle, ce qui m’a donné la réputation d’un dessinateur qui travaille vite.

Vous avez démarré la série avec Makyo et Le Tendre au scénario, mais rapidement vous vous êtes retrouvé seul aux commandes. Pourquoi ça?

En réalité, je n’ai pas eu trop le choix. Makyo, qui était mon complice de toujours et qui travaillait dans le même atelier que moi à Dunkerque, a été submergé par le succès phénoménal de « Balade au bout du monde », sa série avec Vicomte. Tout à coup, c’est devenu un scénariste vedette. Quant à Serge Le Tendre, qui était un scénariste parisien avec lequel Pierre avait travaillé sur les histoires des deux premières histoires de Jérôme K. Jérôme Bloche, il a lui aussi été accaparé par le succès d’une autre de ses séries, à savoir « La quête de l’oiseau du temps ». De mon côté, tout ce que je leur demandais, c’était de recevoir huit pages de scénario par mois, c’était ma seule exigence. Mais avec le temps, c’est devenu de plus en plus difficile. Résultat des courses: mes deux scénaristes, qui avaient tous les deux un succès fou, m’ont demandé de me débrouiller tout seul pour le quatrième album. Je n’avais encore jamais fait de scénario, à part quelques gags, mais je me suis lancé et ça m’a plu. Et une fois qu’on met le doigt dedans, on y prend goût.

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Qu’est-ce qui vous a séduit dans le rôle de scénariste?

Il m’a permis de ressentir des émotions intenses que je ne connaissais pas avec le dessin. J’ai découvert que j’avais des tas d’idées qui surgissaient et que mon cerveau fonctionnait à plein régime, alors que lorsque j’étais simplement dessinateur, c’était avant tout du travail et de la sueur. Ce sont donc clairement deux métiers différents, avec chacun son fonctionnement propre. Parfois, je pense avoir une idée de scénario formidable et je commence à la développer avec enthousiasme, mais au bout de deux semaines, je me rends compte que je m’ennuie. A ce moment-là, je ne jette pas mon idée à la poubelle, mais je la mets dans un tiroir et je passe à autre chose. J’ai plein de carnets chez moi avec des idées pour des histoires. Et à chaque nouvelle recherche de scénario, je ressors tous ces carnets et je les relis. Je peux vous dire que c’est sacrément fastidieux, mais par contre c’est une étape indispensable pour faire redémarrer mon cerveau de scénariste. Il faut savoir en effet que lorsque je dessine un album, ce qui me prend en général un an ou un an et demi, mon cerveau de scénariste hiberne profondément. Il faut donc le remettre en route, ce qui demande toujours un peu de boulot. En général, ça prend un mois pour relancer la machine et un autre mois pour qu’une bonne idée surgisse parmi toutes les mauvaises idées que je redécouvre dans mes carnets.  

Ce qui nous amène à « Et pour le pire », votre nouvel album. Comment est née l’idée de cette histoire? Elle existait depuis longtemps dans un de vos carnets?

Oui, depuis très longtemps. Pour tout vous dire, ça fait quinze ans que j’avais en tête de démarrer une histoire par un cauchemar de Jérôme dans lequel il se marie avec une femme qui n’est pas Babette. Cette dernière surgit alors comme une furie dans la page et veut blesser la jeune mariée. Mais évidemment, comme Jérôme est un héros, il s’interpose et c’est lui qui prend un coup de couteau dans le ventre. A ce moment-là, le lecteur comprend que c’est un cauchemar puisque Jérôme se réveille, mais à nouveau la blonde à côté de lui n’est pas Babette. Ce n’était donc pas un cauchemar? Si, puisque c’était un cauchemar dans le cauchemar! Mais où cet auteur va-t-il chercher tout ça? (rires) Ensuite, Jérôme se réveille à nouveau, mais il est à l’hôpital. Est-ce que c’est à nouveau un cauchemar? Non, puisqu’on découvre que cette fois, il a réellement une blessure dans le ventre. Le lecteur n’y comprend plus rien… et moi non plus apparemment, puisque ça faisait quinze ans que j’avais ce point de départ en tête, mais sans savoir quoi en faire par la suite.

Quel a été le déclic?

Alors que j’avais toujours abandonné cette idée jusque-là, le miracle s’est produit il y a deux ans et demi lorsque tout à coup, la scène finale m’est apparue. Je ne vais évidemment pas la dévoiler, mais cette scène fait en sorte que la boucle est bouclée par rapport au cauchemar du début et que tout s’explique. Une fois que j’ai trouvé ça, j’avais mon histoire.

Ca faisait longtemps que vous aviez envie de mettre Jérôme dans les bras d’une autre femme?

Non, pas du tout. Par contre, ça faisait longtemps que j’avais envie de dessiner une scène de mariage parce qu’il y a énormément de lecteurs qui me le demandaient. En dédicace, les lecteurs me posent en général deux questions. Ils veulent savoir quand Jérôme va se marier et quand il aura son permis de conduire. Avec cet album, chers amis lecteurs, je réponds à vos deux interrogations.

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Cela dit, j’ai l’impression qu’il ne l’obtiendra jamais, son permis…

Il y a peu de chances, en effet. Mais il faut dire que le solex lui correspond tellement qu’on ne peut pas lui retirer. Si on lui enlève son solex, pourquoi ne pas lui enlever aussi son imper et son chapeau? On pourrait le faire, mais il ne ressemblerait plus à rien.

D’où vous est venu le personnage de Rebecca, qui est tout de même une redoutable manipulatrice?

Je ne sais pas trop. Cela vient peut-être de choses que j’ai vécues dans ma vie. En même temps, qui n’a jamais été harcelé d’une manière ou d’une autre? Cela fait partie des passions humaines. Pour tout vous dire, je me demande si je ne suis pas en train de faire une sorte de catalogue des passions humaines dans mes différents albums, puisque j’y ai déjà parlé de vengeance, de jalousie, de revanche, d’abandon…

Ce qui est certain, c’est que Jérôme est souvent malmené dans vos histoires…

Oui, c’est vrai que Jérôme est souvent ballotté, un peu comme un bouchon de liège sur les vagues. Généralement, il ne prend pas suffisamment de recul, il a trop le nez sur les problèmes. Ça aussi, c’est très humain. Et puis, il a cette forme de candeur qui souvent lui rend service, mais dont il est parfois victime. Il ne voit jamais le mal.

Est-ce qu’on peut dire que vous êtes un peu Jérôme?

J’en ai bien peur! Il faut bien que j’aille les chercher quelque part, ces comportements. Pourquoi s’embêter à jouer un rôle de composition? Autant jouer son propre rôle. En gros, Jérôme a toutes mes qualités, mais aucun de mes défauts.

Cet album n’est-il pas plus épais que les autres? Vous aviez besoin de plus d’espace?

En réalité, c’est l’histoire qui décide, c’est elle qui imprime le rythme. Si cet album-ci comporte davantage de pages, c’est tout simplement parce qu’il y a beaucoup de rebondissements dans cette histoire. Je peux me permettre de faire parfois plus long et parfois plus court parce que j’ai la chance d’avoir une certaine liberté au niveau de la pagination. Entendons-nous, je n’irais pas jusqu’à faire une histoire de 120 pages, mais le précédent album faisait déjà 70 pages, tout comme celui-ci. A l’inverse, le prochain album fera à nouveau 52 pages. C’est lié aussi à un système de découpage auquel je ne veux pas déroger, puisque je n’interromps jamais une scène au milieu d’une page.

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Dans l’album, il y a une scène étonnante où Jérôme regarde des dessins animés de Gully, le personnage que vous avez créé avec Pierre Makyo il y a des années. Pourquoi cette allusion? Vous rêvez d’un retour de Gully en bande dessinée ou en dessin animé?

Non, je n’en rêve pas du tout. Et un retour de Gully est très peu probable. Pour tout vous dire, ce n’est pas moi qui ai eu cette idée. Dans le scénario dactylographié que j’ai fait lire à mon éditeur José-Louis Bocquet il y a deux ans et demi à Angoulême, il était inscrit « Jérôme regarde la chaîne Gulli ». J’avais mis ça parce que c’était une chaîne de dessins animés que je regardais avec ma gamine quand elle était petite. Du coup, quand il a lu ça, c’est José-Louis qui m’a suggéré de transformer Gulli en Gully. Je n’y avais pas du tout pensé, mais ça m’a beaucoup plu. En plus, ça facilitait ma vie de dessinateur puisque ça me permettait d’aller récupérer une image et des dialogues dans une aventure de Gully. Vous savez, moins on en fait et mieux on se porte! (rires)

En même temps, c’est un clin d’œil à vos lecteurs les plus fidèles?

Oui, ça amusera sans doute les quelques lecteurs qui connaissent encore la série. Mais par contre, Gully est définitivement rangé dans un tiroir. Il ne faut pas s’obstiner non plus.  

Et Jérôme, vous croyez qu’il pourrait être adapté un jour en film ou en série?

J’ai été contacté assez récemment pour un projet de série télé. Je ne peux pas dire grand-chose de plus pour le moment, mais il y a effectivement des choses qui bougent. En attendant, je continue à travailler sur mes bandes dessinées comme je l’ai toujours fait. Wait and see, comme disent les Anglais. 

Quelle serait votre contribution à ce projet de série? Vous pourriez être impliqué?

Oh non! Ma seule condition a été qu’on ne me demande rien. Surtout qu’on me laisse tranquillement à ma table de travail à Dunkerque, face à la mer.

Et vous verriez qui dans les rôles de Jérôme et Babette?

Je n’ai pas vraiment mon mot à dire sur la question, mais je crois que ça ne va pas être évident de trouver. J’ai bien quelqu’un en tête pour interpréter le rôle de Jérôme, mais il n’est pas acteur et il n’a plus tout à fait l’âge du personnage. Il s’agit de Fabien Vehlmann, le scénariste de « Seuls ». Si vous lui teignez un peu les cheveux, c’est tout à fait Jérôme, la ressemblance est frappante. Pour lui, ce ne serait même pas un rôle de composition: il suffit de le regarder bouger pour se rendre compte que Jérôme, c’est tout à fait lui. Bien sûr, il a autre chose à faire, mais il serait parfait dans le rôle. Cela dit, s’il veut se lancer dans cette nouvelle carrière, il faut qu’il se presse, parce que les années passent! (rires)

INTERVIEW – Alain Dodier: « Jérôme K. Jérôme Bloche a toutes mes qualités, mais aucun de mes défauts »

Vous n’en avez jamais marre de Jérôme, quarante ans après sa création?

Non, jamais! En réalité, la série m’amuse encore plus qu’il y a quarante ans. Pour préparer mes albums, je continue d’ailleurs de me déguiser en Jérôme en train de faire le clown en solex ou en train de sauter au-dessus d’un muret, ce qui amuse beaucoup mes voisins. Je me prends en photo pour pouvoir dessiner Jérôme, ce qui m’évite de tomber dans des mécanismes. Ça fait 40 ans que je dessine des mains, par exemple, mais à chaque fois je regarde ma main dans un miroir ou je la prends en photo pour pouvoir la dessiner de la manière la plus réaliste possible. Je ne veux pas dessiner une main pensée, mais une main en action. Je cherche à tout prix à éviter la routine parce qu’il n’y a rien de plus fatigant que de travailler à la chaîne. C’est pour ça aussi que j’aime beaucoup rencontrer mes lecteurs pour discuter avec eux, mais par contre j’aime moins le principe des dédicaces, parce que ce sont des mécanismes. 

Vous pouvez nous en dire plus sur la prochaine enquête de Jérôme?

Elle est terminée. Il y a quelques jours, je viens d’y inscrire le mot « Fin ». Je n’ai pas encore le titre, mais ça pourrait être « Fausse note » ou « Le doudou ». C’est l’histoire d’une gamine de cinq ans dont la mère fait des ménages chez une grande pianiste dans une villa en haut de la butte Montmartre. Cette pianiste a dû arrêter sa carrière vingt ans auparavant suite à un accident de voiture. Un jour, la dame doit emmener sa petite fille avec elle à la villa parce que l’école est fermée. La gamine est installée dans la cuisine pour y dessiner mais évidemment, quand elle entend des notes de piano, elle ne peut pas s’empêcher d’aller voir. Sa mère lui demande donc d’aller jouer dans la cour, où elle s’amuse avec son doudou près du soupirail. Mais elle fait tomber son doudou dans la cave et c’est le drame. Du coup, la pianiste qui était en train de donner une leçon de piano arrive et se met en colère. Elle refuse absolument que la mère et sa fille aillent chercher le doudou dans la cave. Manifestement, elle a quelque chose à cacher…

Et Jérôme là-dedans?

Après cette introduction qui dure 5 pages, on découvre Jérôme qui sillonne les rues du 18ème arrondissement à la recherche d’un certain monsieur Roland. C’est le soir et il pleut, mais il parcourt tous les endroits où ce monsieur de 80 ans pourrait se trouver. Il finit par tomber sur lui devant une école maternelle. Lorsque Jérôme lui demande ce qu’il fait là, le vieux monsieur lui répond qu’il attend sa maman. On se rend compte alors que Jérôme a été chargé par une maison de retraite de discrètement retrouver monsieur Roland, qui est un de leurs pensionnaires. 


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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois