INTERVIEW – Pandolfo et Risbjerg: « Le côté féministe de Rachel s’est imposé naturellement »

INTERVIEW – Pandolfo et Risbjerg: « Le côté féministe de Rachel s’est imposé naturellement »

La scénariste française Anne-Caroline Pandolfo et le dessinateur danois Terkel Risbjerg sont un couple à la ville comme à la scène. En l’occurrence, leur scène est le papier: depuis leurs débuts en duo en 2012, ils ont publié sept romans graphiques ensemble. Des livres souvent très forts, parmi lesquels « La Lionne », qui raconte la vie de la romancière danoise Karen Blixen, « Serena », « Perceval » et « Enferme-moi si tu peux ». Leur huitième BD, qui vient de sortir aux éditions Casterman, s’intitule « Le don de Rachel ». C’est l’histoire de trois femmes qui s’inspirent, se répondent et se rencontrent à travers le temps: Rachel la voyante à Paris en 1848, Liv la chorégraphe à Copenhague dans les années 80 et Virginia la photographe à Londres à notre époque. L’occasion pour Pandolfo et Risbjerg d’explorer une nouvelle fois le mystère de l’inspiration et de la création. Nous en avons profité pour leur poser quelques questions sur leur nouvel album. Une rencontre qui s’est faite par Zoom, confinement oblige.

Comment est né ce projet?

Anne-Caroline Pandolfo: Il est né dans la foulée de notre précédent album, « Enferme-moi si tu peux », qui parle de l’art brut. Quand on a travaillé sur ce projet, on avait déjà envie de parler du spiritisme. On pensait donc faire deux tomes, l’un sur l’art brut et l’autre sur les artistes spirites. Du coup, on s’est beaucoup documentés sur ces deux sujets, mais finalement « Enferme-moi si tu peux » est devenu un livre autonome, tandis que la partie sur le spiritisme s’est transformée en une fiction.

D’où est venu le personnage de Rachel? Est-ce qu’il s’inspire d’un personnage réel?

Anne-Caroline Pandolfo: Il y a un livre en particulier qui nous a inspirés. Il s’appelle « Alexis Didier » et il raconte l’histoire d’un voyant célèbre à la même époque que celle de Rachel. C’est un livre qui est à la fois intéressant et ancré historiquement, mais on a tout de même décidé d’opter pour une fiction parce qu’on avait envie que notre personnage principal soit une femme.

Terkel Risbjerg: Si on avait décidé de faire deux tomes, comme c’était l’idée à la base, on aurait sans doute opté pour un album plus documentaire et on aurait parlé de gens existants et d’expériences qui ont vraiment eu lieu. Mais là, on a eu la liberté de raconter ce qu’on voulait grâce au personnage de Rachel.

Pourquoi cette volonté d’avoir un personnage principal féminin?

Anne-Caroline Pandolfo: Pour beaucoup de raisons. Notamment parce qu’à cette époque-là, beaucoup de femmes étaient voyantes. Et aussi parce qu’au moment où on travaillait sur ce projet, je me suis rendue compte que le fait que Rachel était une femme prenait beaucoup de place. Le fait qu’on ne la laisse pas s’exprimer est évidemment lié au mouvement #MeToo et à la libération de la parole des femmes. Cette thématique est venue un peu par hasard parce que ce n’était pas le sujet dont je voulais parler à la base, mais elle s’est imposée naturellement. Rachel est une personne qui peut et qui veut dire quelque chose, mais on ne la laisse pas parler. Et bien sûr, c’est lié à son statut de femme.

Terkel Risbjerg: En même temps, je pense qu’il est important de préciser que nous ne revendiquons rien avec notre BD. « Le don de Rachel » n’est pas un livre politique.

Anne-Caroline Pandolfo: C’est vrai, je n’ai pas voulu faire un livre ouvertement féministe. Mais c’est un mouvement que je trouve très important et qui me porte. J’ai donc certainement été influencée par ses revendications en écrivant cet album.

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D’où vous vient cet intérêt pour le spiritisme et pour les voyantes?

Anne-Caroline Pandolfo: Cela vient sans doute de notre questionnement permanent sur la part de l’imaginaire. C’est une thématique qu’on aime beaucoup observer et qui nous occupe de livre en livre. Pour moi, nous sommes tous composés de deux parties : la partie réelle, qui se manifeste dans notre contact avec les autres, et la partie plus intérieure. C’est ce côté intérieur qui me passionne avant tout, en particulier les gens qui ont des capacités à voir ce que les autres ne voient pas.  

Dans votre BD, il y a un lien presque magique entre vos trois personnages féminins, alors qu’elles vivent à des époques différentes. Vous ressentez parfois ce genre de connexions?

Anne-Caroline Pandolfo: Oui, complètement. Et ça me fascine. Quand on recherche des idées pour des nouveaux projets, je me rends compte que c’est souvent comme ça que ça se passe: il y a des influences qui me viennent naturellement, mais sans que je sache d’où elles viennent exactement.

Terkel Risbjerg: C’est le cas aussi dans le dessin, même si c’est une activité qui a une dimension beaucoup plus concrète que le fait de chercher des idées pour une histoire. Les gens qui n’ont pas l’habitude de dessiner trouvent souvent que c’est une activité qui ressemble un peu à de la magie, mais personnellement, je trouve que l’écriture a un côté beaucoup plus magique que le fait d’utiliser un pinceau pour mettre de l’encre sur un papier. Ça, c’est quelque chose que tout le monde peut faire.

Anne-Caroline Pandolfo: Je ne suis pas d’accord avec toi. Pour moi, on retrouve cette magie des liens et des connexions dans toutes les formes d’art, aussi bien dans l’écriture que dans le dessin.

Terkel Risbjerg: Ce qui est magique, c’est de faire vivre quelque chose qui n’existe pas.

Si je comprends bien, vous vous demandez souvent d’où vient votre inspiration. Vous avez trouvé une réponse?

Anne-Caroline Pandolfo: Je suppose que ça vient de toute une vie. On se fabrique tous un bagage, et c’est intéressant d’essayer de comprendre d’où vient ce bagage. Pourquoi un tel sujet nous intéresse-t-il et pas d’autres? Pourquoi relève-t-on cette idée précise, alors que personne d’autre ne la remarque? Je me pose tout le temps ce genre de questions!

Dans votre BD, Rachel est clairement incomprise. Est-ce quelque chose que vous ressentez parfois en tant qu’artistes?

Anne-Caroline Pandolfo: Non, je ne ressens pas ça. Par contre, il est vrai qu’il y a parfois une petite forme d’inadaptation au monde réel chez tous les artistes que je connais. Il est évident, par ailleurs, que mon personnage de Rachel représente sans doute une métaphore de beaucoup d’incompris et de non-entendus.

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Pourquoi avoir dessiné une Rachel avec de si grands yeux?

Terkel Risbjerg: Dans tous nos livres, on aime utiliser les scènes muettes et les très gros plans. C’est une technique qui n’est pas forcément courante dans la bande dessinée, alors qu’elle l’est dans le cinéma. Le fait de faire des très gros plans sur les yeux permet de se mettre à la place du personnage et de voir qu’il s’y passe quelque chose. Après, je dois bien admettre que les yeux de Rachel sont particulièrement grands, mais c’est avant tout parce qu’on voulait faire comprendre aux lecteurs qu’elle est capable de voir des choses que les autres ne voient pas. 

Anne-Caroline Pandolfo: Ses grands yeux lui donnent aussi une certaine expressivité, alors qu’elle est plutôt figée.

Terkel Risbjerg: En faisant en sorte qu’elle n’extériorise pas trop ses sentiments, on rend le personnage de Rachel plus profond, comme on l’avait déjà fait avec le personnage de Serena dans une de nos bandes dessinées précédentes. 

Graphiquement, avez-vous travaillé différemment sur cet album-ci?

Terkel Risbjerg: L’album précédent avait été fait en couleur directe. Par contre, « Le don de Rachel » a été réalisé en noir, blanc et gris sur les planches originales, tandis que la couleur a été rajoutée de manière numérique par après. C’est la première fois que je fais un album en utilisant la technique du lavis, en insérant déjà tous les tons gris sur le papier.

Du coup, on sent que le noir joue un rôle important dans cet album, non?

Terkel Risbjerg: Oui c’est vrai, mais c’est le cas pour tous mes albums. Depuis toujours, j’utilise beaucoup le noir. Selon moi, c’est la meilleure manière d’avoir des contrastes. Si vous voulez obtenir de la lumière, il faut qu’il y ait du noir autour. D’ailleurs, le premier album qu’Anne-Caroline et moi avons fait ensemble était en noir et blanc. On a toujours un peu envie de revenir vers ça, même si commercialement, le noir et blanc ne marche pas du tout.

Idéalement, vous auriez donc voulu faire cet album-ci en noir et blanc?

Terkel Risbjerg: Non, je ne dis pas ça. La couleur me convient très bien aussi.

Anne-Caroline Pandolfo: Moi, j’aime bien la couleur. Je trouve que ça rend les histoires plus lisibles et plus fluides. Mais c’est vrai qu’en voyant les originaux de Terkel en noir et blanc, qui sont souvent très beaux, on se dit parfois que ce serait bien de pouvoir proposer deux versions de nos albums: l’une en couleur et l’autre en noir et blanc.

Terkel Risbjerg: Les grosses maisons d’édition le font parfois, mais malheureusement ce n’est pas très rentable financièrement. On constate qu’il y a souvent moins d’acheteurs pour les versions en noir et blanc.  

A la fin de votre livre, vous racontez que vous avez été invités à une représentation au Théâtre royal de Copenhague, alors même que vous aviez prévus qu’une partie de l’action du « Don de Rachel » se déroule là-bas. Quelle coïncidence incroyable!

Anne-Caroline Pandolfo: Effectivement, j’avais déjà écrit cette partie avec une femme metteuse en scène au Théâtre royal de Copenhague lorsqu’on a reçu un mail de ce même théâtre pour nous inviter à la représentation d’un ballet inspiré de notre BD sur Karen Blixen. Forcément, on a trouvé la coïncidence absolument dingue. Nous étions estomaqués. Du coup, alors que le scénario original parlait d’une pièce de théâtre, on l’a transformé en ballet dans la version finale pour mieux coller à ce qu’on avait vu là-bas. Pour moi qui crois aux signes, c’était la preuve qu’on devait absolument faire cette BD! 

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Est-ce que vos livres ont du succès au Danemark? Les Danois s’intéressent-ils beaucoup à la bande dessinée?

Terkel Risbjerg: Nos livres sont en tout cas traduits en danois, et « Le don de Rachel » va d’ailleurs sortir là-bas cette année. La culture de la bande dessinée existe depuis toujours au Danemark, mais honnêtement, je crois que la proportion de Danois qui lisent des BD est sans doute moins importante qu’en France ou en Belgique. On peut difficilement vivre de la bande dessinée au Danemark. C’est pour ça que suis venu en France. Et évidemment, je ne le regrette pas.

Est-ce que le confinement a changé quelque chose à votre manière de travailler?

Anne-Caroline Pandolfo: Non, pas grand-chose. En tout cas, pas tant que nos deux enfants peuvent aller à l’école. Pendant le premier confinement, on a dû faire l’école à la maison à un moment donné et ça, c’était terrible. On n’arrivait plus à rien faire. Cela dit, même si nous continuons à travailler de manière plus ou moins normale, le confinement nous plombe le moral, comme tout le monde. On aimerait bien pouvoir sortir un peu de notre boulot de temps en temps. On voudrait voir des gens et aller boire des verres avec nos amis.

Quel sera votre prochain projet? Vous pouvez déjà lever un coin du voile?

Anne-Caroline Pandolfo: En réalité, le prochain livre est déjà bien avancé, dans la mesure où « Le don de Rachel » aurait normalement dû sortir à l’automne 2020. Mais sa parution a été reportée à cause du confinement. Du coup, notre prochaine BD est déjà prévue pour le mois de septembre 2021. On aura deux albums qui sortent la même année, ce qui est assez bizarre pour nous. Il s’agira d’une histoire sur un personnage féminin qui ne sait rien de ses racines et qui part à la recherche de son identité. Le seul indice dont elle dispose, c’est le nom d’un village. En allant là-bas, elle découvre un endroit un peu hors du temps, où elle rencontre des gens qui lui racontent plein d’histoires, ce qui finit par lui faire oublier sa propre quête. Finalement, elle aura une révélation à un moment où elle ne s’y attend plus du tout.

Terkel Risbjerg: C’est un récit qui nous permettra de traverser plusieurs époques et plusieurs pays du monde, avec des scènes qui se déroulent notamment au Groenland et au Japon. C’est ça qui est chouette dans la BD : on peut voyager dans le temps et dans l’espace, sans pour autant avoir besoin d’une énorme équipe de techniciens, comme dans le cinéma.

Vous voulez toujours rester dans le roman graphique ou est-ce qu’une série pourrait vous intéresser un jour ?

Anne-Caroline Pandolfo: Terkel me pousse beaucoup à imaginer une série. J’aimerais bien y arriver, mais il faut que ça vienne.

Terkel Risbjerg: Ce n’est pas un but en soi, mais ce n’est pas du tout exclu qu’on fasse une série un jour. A force d’en discuter ensemble, on finira peut-être un jour par trouver la bonne idée.

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