Premières Lignes #30

Natural Killer

de Pierre PELOT

Nouveau billet pour ce rendez-vous hebdomadaire, initié par Aurélia du blog Ma Lecturothèque : les premières lignes d’un livre que j’ai lu, pioché au hasard (ou presque) sur mes étagères.
Si vous souhaitez participer aussi, n’hésitez pas à mettre un commentaire avec le lien de votre article pour que je puisse vous ajouter à la liste. 😉

Premières Lignes #30

276 pages – Éditions RIVAGES – Broché – Kindle – 01/2000

Il marchait, accompagné par l’ombre que dessinaient les étoiles à ses pieds et les aboiements assourdis des chiens éparpillés dans la nuit…
Il marchait comme moi, c’était moi.
Il était comme moi (c’était moi !), comme j’aurais pu le raconter, l’écrire. Les mots dans ma tête, ces hôtes chamailleurs au caractère impossible, avec leurs dents sures pour séduire et s’imposer toujours coûte que coûte, les mots s’étaient levés d’eux-mêmes, depuis longtemps déjà – depuis combien de temps ? Je ne sais pas exactement, mais longtemps –, s’étaient rangés en bon ordre et me plaisaient bien, je les avais adoptés. Ils venaient d’alentour autant que de moi. C’était le marché de l’amitié. Ils me tenaient vaguement chaud – eux seuls étaient capables de ce tour de force. Vaguement chaud, et pourtant :
L’hiver me coulait dans les veines, y charriant un froid total et si parfait qu’il en brûle : un froid différent de celui qui avait pris possession de tout, mangeait tout.
Je marchais, accompagné par l’ombre que dessinaient les étoiles à mes pieds… À un moment, je me suis immobilisé. Mains dans les poches de mon blouson aux doublures froissées, les doigts serrés en poings, comme des noeuds, j’ai regardé, j’ai écouté l’hiver alentour, l’hiver aussi figé que je pouvais l’être. L’hiver pétrifié en plein repas. C’était cela, l’exacte impression ressentie : ce sacré hiver en train de se bâfrer et qui, pour quelque mystérieuse raison connue de lui seul, avait suspendu sa mastication d’une bouchée ; qui hésitait : avaler ou recracher ?
D’autres mots silencieux, venus de partout, se sont mis en place dans ma tête. Il avalera, bien sûr (et ça me faisait sourire, m’inventant une complicité gercée au coin des lèvres), je le sais bien ; il avale toujours et ne recrache jamais ; il feint d’hésiter, c’est juste une farce.
Je savais bien. Je sais tant de choses, et davantage, et si peu. Comme l’hiver sans doute, se balançant en permanence, en équilibre précaire : être avalé ou recraché… et essayer de simplifier, d’éclaircir la signification de cette impression… mais sans y parvenir de façon satisfaisante, avec les gerçures durcies aux commissures (je les sentais incrustées), comme des parenthèses physiques pour ne pas que se dispersent ailleurs les pensées… et là aussi : sans résultat. Les mots silencieux, ces oiseaux noirs et flous dans ma cage d’os, s’envolèrent.
Les ongles incrustés dans mes paumes, à faire mal. Je me suis efforcé de me décrisper un peu, juste un peu, et j’y parvins à peine, pour un petit moment soulagé. Pareil pour les mâchoires : je serre toujours les dents, trop, ça finit par faire mal, comme un pesant harnais serré trop court et qui me durcit les gencives. Quand je m’en rends compte, c’est trop tard, ça dure depuis des minutes et des minutes, les rides creusées rongent en profondeur. Une sorte de tic.
C’est là que je me suis arrêté, debout sur le bord de la route vide, les pieds dans les blocs qui avaient roulé du talus dressé par les chasse-neige, des mois, des années – longtemps – auparavant, bien avant que le froid extérieur tombe du ciel et monte du sol, s’installe, se couche, ailleurs aussi bien qu’ici, partout – bien avant que l’hiver se demande comme je le soupçonnais s’il allait avaler ou recracher cette bouchée. Rien ne changeait : le froid continuait de sourdre, chaque étoile en soufflait un petit noyau (ainsi que vous le faites, vous et n’importe qui, quand vous mangez des cerises directement cueillies aux branches de l’arbre, mitraillant l’alentour sans rien viser de précis), le froid, le froid montait du sol dur et se propageait, transformait l’air en une sorte de pâte de verre noir, fragile, cassante, friable, qu’il fallait prendre garde de ne pas détruire en miettes par quelque mouvement trop brusque, et qui se défendait contre de telles agressions éventuelles en vous obligeant à serrer vos poings dans le fond de vos poches, ongles incrustés dans les paumes…
La nuit pesait sur cette fragilité suspecte et menteuse, de qui elle se faisait l’alliée, assurément, si elle n’en était l’instigatrice principale. Pesait du même poids que mon regard plissé sur le village endormi, comme le poids de mon immobilité, au fond de mes veines figées par l’autre froid d’un hiver personnel, à ma juste mesure, installé bien avant que tombent les premiers vrais flocons.
C’est mon village. Comme je pourrais dire « ma maison », dans laquelle je flotte, passant devant les portes de trop nombreuses et trop vides pièces, les portes qu’il m’est désormais impossible d’ouvrir. Mon village avec toutes ses maisons que je m’approprie sans vergogne mais dans lesquelles je n’entre pas, jamais, sinon par tricherie, cambriolage de voyeur furtif, à l’insu de leurs occupants. Fantôme. Homme invisible.
Il y a eu tant d’autres hivers… Qui sont passés comme des fumées, ou des aiguilles de glace au cadran d’une horloge. Qui ont laissé des traces dans ma mémoire, ou bien l’oubli – juste leur signature imprimée sur des calendriers jaunis, bien avant moi comme si c’était possible !

4ème de couverture :
Écrivain professionnel – donc dépressif – le narrateur vit seul dans une immense bâtisse, en lisière d’un village vosgien, s’occupant d’un chien caractériel et se battant inlassablement contre une antique chaudière.
Il lutte contre le froid, contre la solitude, contre le monde entier, à coups de gnôle, d’alcools divers qui lui font les réveils tragiques. Il a bien une compagne quelque part, dont on ignore si elle doit revenir un jour, et, au fond de la mémoire, un drame enfoui qui le ronge comme un cancer. Un jour, ou une nuit, l’inconnu frappe à sa porte, dit s’appeler Mordacci, être un lecteur fidèle… Une malsaine relation s’établit entre ces deux inconnus, dont l’un croit tout savoir de l’autre à travers ses livres mensongers.

Les blogueurs et blogueuses qui y participent aussi :

• Au baz’art des mots
• Light & Smell
• Les livres de Rose
• Lady Butterfly & Co
• Le monde enchanté de mes lectures
• Cœur d’encre
• Les tribulations de Coco
• Vie quotidienne de Flaure
• Ladiescolocblog
• Selene raconte
• La Pomme qui rougit
• Les lectures d’Emy
• Aliehobbies
• Ma petite médiathèque
• Pousse de ginkgo
• À vos crimes
• L’univers de Poupette
• Le parfum des mots
• Chat’Pitre
• Les lectures de Laurine
• Lecture et Voyage
• Eleberri
• Les lectures de Nae
• Prête-moi ta plume
• Tales of Something
• Ju lit les mots
• Read For Dreaming


wallpaper-1019588
Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois