INTERVIEW – Agnès Maupré: « Zola manquait assez cruellement d’humour »

INTERVIEW – Agnès Maupré: « Zola manquait assez cruellement d’humour »

Agnès Maupré s’est imposée en quelques années comme une spécialiste des adaptations de romans en bande dessinée. Elle aborde tous les genres avec bonheur, puisqu’elle a transposé aussi bien « Tristan et Yseult » (avec Singeon au dessin) que « Le Journal d’Aurore », la série pour adolescents de Marie Desplechin. Cette fois, c’est à Emile Zola qu’Agnès Maupré ose s’attaquer: elle signe une version BD du « Bonheur des Dames », le roman qui raconte l’expansion inarrêtable d’un grand magasin parisien durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Son adaptation très réussie est pleine de fantaisie et de couleurs. En tant que lecteur, on se passionne aussi bien pour l’histoire d’amour compliquée entre l’austère Denise et le frivole Octave que pour cette plongée presque sociologique dans un Paris en pleine mutation économique et sociale.

Comment vous êtes-vous intéressée au livre « Au Bonheur des Dames »?

Comme beaucoup de gens, c’est un livre que j’ai lu quand j’étais très jeune. Je ne me souviens plus exactement si je l’ai lu pendant ma scolarité ou un peu après, mais ce qui est certain, c’est qu’il m’a beaucoup marquée. J’ai notamment été séduite par le côté solaire de Denise, qui est pour moi l’un des plus beaux personnages de la littérature.

Qu’est-ce qui vous plaît chez elle?

Ce que j’aime bien, c’est qu’elle paraît faible au départ, mais que c’est quelqu’un de très fort au final, tout en restant humble. Ce n’est pas une héroïne badass qui va prendre un sabre et tout déchirer, mais c’est quelqu’un dont le seul but est de gagner sa vie honnêtement pour pouvoir nourrir ses frères, en n’écrasant personne au passage. Pour elle, la réussite passe par le fait d’être une bonne vendeuse, pas par le fait d’épouser le patron. Elle passe donc tout le roman à dire non à son patron Octave Mouret, même si en réalité elle est folle amoureuse de lui et que lui est fou d’amoureux d’elle. Mais pour Denise, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Elle tient à gagner honnêtement sa vie.

Du coup, est-ce que ce n’est pas décevant que Denise finisse quand même par épouser Mouret? Est-ce qu’on n’écrirait pas l’histoire différemment aujourd’hui?

Je n’en sais rien, mais ce qui est certain, c’est que Zola a beaucoup triché sur le timing. Il fait durer l’aventure entre Denise et Mouret pendant des années et des années, alors qu’à mon avis, ce niveau de frustration sexuelle me paraît intenable pendant plus d’un an!

Vous ne croyez pas que ce qui attire Mouret chez Denise, c’est surtout le fait qu’elle lui dise non?

Sans doute, mais pas seulement, parce que Denise a une force de caractère et un charme indéniables. Par contre, je me demande ce que Denise trouve à Mouret, vu qu’elle n’est attirée ni par l’argent ni par le pouvoir… Je crois que ce qui lui plaît, c’est la force poétique que Mouret est capable de mettre dans son idée de conquête.

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A côté du personnage de Denise, quels sont les autres éléments qui vous ont poussée à vous lancer dans cette adaptation?

Le fait que je m’intéresse beaucoup aux vêtements a certainement participé à mon attirance pour ce roman. Et puis, il faut bien dire aussi qu’on vit à une époque où on se prend un peu dans les gencives le retour de bâton de la société de consommation et de l’ultralibéralisme. Du coup, ça me paraissait intéressant de revenir sur les premiers pas de cette évolution et de retourner vers ce moment où la société de consommation apparaissait presque comme une belle idée, voire même quelque chose d’un peu poétique.

Est-ce que vous pensez que c’est une histoire qui nous parle davantage aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans?

En tout cas, si on avait su à l’époque ce qu’on sait maintenant, on se serait sans doute lancés avec un peu moins de frénésie dans ces grands magasins…

Vous aviez lu cette histoire une première fois il y a déjà quelques années. Pourquoi y avoir repensé aujourd’hui?

En réalité, je me suis toujours dit que j’aimerais bien adapter ce roman. Et puis un jour, l’éditeur Martin Zeller, qui rêvait d’adapter la saga entière des Rougon-Macquart en bande dessinée avec plein de dessinateurs différents, m’a proposé de participer à son projet. Je lui ai répondu qu’il y avait seulement le « Bonheur des Dames » qui m’intéressait, parce que les autres livres de la série me dépriment trop, même si je les aime beaucoup aussi. C’est comme ça que nous nous sommes lancés dans l’aventure. Entretemps, Martin Zeller est parti dans une autre maison d’édition, mais heureusement le projet a quand même pu se faire.

Est-ce que vous êtes restée complètement fidèle au roman?

Je suis restée très fidèle à la trame de Zola, parce que c’est très facile de s’appuyer sur elle. Par contre, le roman contient beaucoup de descriptions et peu de dialogues, alors qu’en BD c’est exactement l’inverse qui est nécessaire. Du coup, ça m’a vraiment demandé une réécriture complète des dialogues. J’ai également opté pour un côté beaucoup plus vaudeville que Zola, parce qu’il faut bien avouer qu’il manque tout de même assez cruellement d’humour. Il y a plus de détachement dans mon adaptation que dans le roman.

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Vous avez mis beaucoup de temps à trouver les traits de votre Denise?

Non, son aspect était assez évident pour moi. Une des choses qui m’a plu dans le roman, c’est que la nature de Denise a vraiment du mal à se discipliner. Cela se traduit notamment dans ses cheveux, qui sont une grande source de fantasmes pour Mouret.

Au niveau graphique, vous vous êtes beaucoup documentée sur les grands magasins du dix-neuvième siècle et sur la mode de l’époque ou bien vous avez laissé libre cours à votre imagination?

Un peu des deux. Je me suis beaucoup documentée, pour pouvoir ensuite recomposer le décor comme je le voulais. Je n’ai pas dessiné un magasin qui a réellement existé, mais j’y ai intégré des rambardes et des verrières que j’ai vues à droite et à gauche. Ce qui est bien avec le dix-neuvième siècle, c’est qu’il y a énormément de documentation: c’est l’âge d’or de la gravure et les magazines de mode de l’époque, comme le Journal des Demoiselles par exemple, contiennent des modèles de robes très détaillés. Il existe pas mal de photos également. En plus de ça, le Paris haussmannien ressemble déjà au Paris d’aujourd’hui. Les devantures ont changé, mais ce sont les mêmes balcons, les mêmes pierres, les mêmes cariatides.

Qu’est-ce qui vous a pris le plus de temps? L’écriture ou le dessin?

Le dessin écrase le scénario haut la main! J’ai passé un mois et demi sur le scénario, mais ensuite ça m’a pris plus d’un an pour tout dessiner. Par moments, j’ai cru que j’allais mourir. Je me suis vraiment demandé pourquoi je m’étais infligé ça!

Selon vous, il s’adresse à qui, ce livre?

J’ai toujours beaucoup de mal à répondre à cette question. Je crois que ma BD peut plaire aussi bien aux gens qui cherchent à sortir de la société de consommation qu’à ceux qui s’intéressent aux vêtements ou qui aiment les histoires d’amour.

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Est-ce que vous pourriez adapter d’autres romans d’Emile Zola?

Non merci, ça va comme ça! J’aime beaucoup Zola et j’ai lu presque tous les romans de la saga des Rougon-Macquart, mais il y a un truc que je trouve un peu partial dans sa façon de présenter ses personnages. A force de vouloir montrer la face la plus noire de l’humanité, ses personnages manquent de cette lumière et de cette douceur qu’on retrouve chez Denise. J’aurais vraiment du mal à passer un an ou un an et demi avec des personnages aussi mesquins et gagnepetits que la plupart des Rougon-Macquart.

La parution de l’album a été reportée de quelques semaines en raison du confinement. L’attente ne vous a pas paru trop longue?

Par rapport à la bizarrerie de passer deux mois à la maison sans voir personne, ce report ne m’a vraiment pas traumatisée. D’autant plus que finalement, la sortie de l’album se passe bien. C’est plutôt joyeux et sympa, même si je n’ai malheureusement pas pu faire le lancement dans une librairie parisienne comme cela avait été prévu, avec notamment la présence de l’historien Manuel Charpy, qui signe la postface de l’album. Tant pis, ce sera pour une autre fois!

A côté de votre activité d’autrice de BD, vous faites également partie d’un groupe de musique. On retrouve d’ailleurs une de vos chansons à la fin de cette BD…

Oui, c’est une chanson de mon groupe, qui s’appelle Esprit Chien. Parfois, je chante, mais là, comme il s’agit d’une chanson sur la domination masculine, on s’est dit que ce serait mieux de coller une voix d’homme sur ces paroles. C’est donc Philippe qui chante. On avait déjà prévu une chanson pour l’album « Tristan et Yseult », mais comme on y avait pensé trop tard, elle n’avait pas pu être insérée dans le livre. Entretemps, on travaille carrément sur une version comédie musicale de « Tristan et Yseult ». Et ce n’est pas fini, puisque la prochaine BD que je vais faire sera un livre musical sur la mythologie grecque, avec une chanson par chapitre. Il y a d’ailleurs un spectacle de concert dessiné avec lequel on a commencé à tourner, qui s’appelle « Les bâtards de Zeus ». Le spectacle est prêt avant la bande dessinée, puisque je vais commencer à la dessiner seulement maintenant. Je pense que l’album devrait sortir dans un an ou un an et demi.

Y a-t-il d’autres projets un peu dont vous rêvez pour l’avenir?

Là, il faut d’abord que je me ressource un peu. Je viens de finir un livre avec Isabelle Bauthian au scénario. Ca parle de James Barry, une femme médecin travestie dans les armées du dix-neuvième siècle, et ça sortira chez Steinkis à l’automne.

Vous êtes productive, dites donc…

Ah mais, le confinement c’était très bien pour ça. Rien de tel pour finir un livre dans les temps! (rires)

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