[Hors-série] La planète queer d’Ursula K. Le Guin

Dans les années 1960, près de cinquante pays intègrent l’Organisation des Nations Unies, qui peut nourrir l’espoir de réaliser sa vocation de gouvernance mondiale. Le roman de science-fiction d’Ursula K. Le Guin, paru en anglais en 1969, met en scène les dessous de ce contexte politique. Elle raconte qu’une planète neigeuse et lointaine, Nivôse, est contactée par l’Organisation interplanétaire pour participer aux échanges entre galaxies.

Or Nivôse n’est pas une planète comme les autres. Ses habitants sont queer : ni homme ni femmes. Leurs organes reproducteurs n’apparaissent qu’une fois par mois, lors d’une période de poussée hormonale (le kemma), et peuvent alors prendre une forme masculine ou féminine selon les circonstances. Il n’en fallait pas plus pour illustrer ce que les sciences sociales savent depuis longtemps : la politique, même (et peut-être surtout) la politique internationale, est guidée par des structures sexuelles sous-jacentes. En témoigne la réticence de la planète queer à rejoindre le concert des planètes sexuées.

La main gauche de la nuit – La papivore

Comme les queer d’aujourd’hui, les habitant·es de Nivôse ont un sens aigu de leur dignité. Cet honneur individuel, appelé shiftgrethor dans la langue du pays, n’est pas ce sens de l’honneur viril qu’on rencontre chez les hommes méditerranéens. Parfois, le shiftgrethor exige au contraire de « faire abstraction de la fierté du mâle » (p. 254).

La société de Nivôse est, en un sens, plus égalitaire que les autres puisque « n’importe qui peut s’essayer à n’importe quel travail » (p. 113), indépendamment de son sexe. La guerre, le viol et l’esclavage y sont inconnus : dans la langue de Nivôse, il n’existe pas de mot pour les nommer. Le langage queer de Nivôse est ainsi mis en défaut, lorsque le contact avec d’autres planètes entraîne les royaumes dans une lutte armée qui n’a pas de nom.

Faut-il donc comprendre que, pour Ursula Le Guin, l’humanité serait plus heureuse si personne n’était considéré comme un homme ou une femme, mais comme un individu a priori asexué ? Les choses ne sont pas si simples. Le héros-narrateur à qui l’autrice donne la parole est en effet un homme cisgenre : l’ambassadeur de l’Organisation interplanétaire. Sa traversée initiatique, celle qui scellera l’alliance de Nivôse avec les planètes sexuées, consiste à admettre que son ami le plus fidèle, son camarade et presque son frère dans les épreuves politiques qu’il traverse, est « un homme qui est une femme, une femme qui est un homme » (p. 286).

En un sens, le roman d’Ursula Le Guin fonctionne comme L’Euguélionne de Louky Bersianik : des étrangers d’une autre planète remettent en cause les divisions sexuelles des sociétés terrestres. Mais, tandis que le roman de Louky Bersianik émettait des jugements permanents, s’érigeant en nouvel évangile, celui de Le Guin laisse en permanence planer le doute : chaque nouvelle bizarrerie de la planète Nivôse, ne serait-elle pas une conséquence, directe ou indirecte, de l’indifférence sexuelle ? Cette détestation des voleurs qu’on constate à Nivôse, par exemple, et ce culte de la propriété privée, ne seraient-ils pas la conséquence du contrôle de son corps comme une propriété ? Le roman ouvre des perspectives : c’est à la théorie féministe, plus tard, que reviendra d’y apporter des réponses.

[Hors-série] La planète queer d’Ursula K. Le Guin

Ursula Le Guin est décédée en 2018 : voir la nécrologie du Soir.

Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit, Librairie Générale Française, 2018 [1971], 350 p., 7,70€.


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