"C'est un homme... Un voyageur, portant un lourd fardeau, peut-être un terrible secret. Il est de passage, repartira bientôt, parce que sa quête n'est pas terminée. Il est instable, insatisfait, et apporte le chaos avec lui..."

Après "De cauchemar et de feu", quatrième enquête de son policier fétiche, Daniel Mehrlicht, Nicolas Lebel avait évoqué l'idée, l'envie même, de faire une pause, de travailler sur d'autres projets. Et pourtant, ce printemps, surprise, voilà un nouveau roman signé Nicolas Lebel, et c'est une nouvelle enquête de Mehrlicht et de ses acolytes, Latour et Dossantos. Une enquête un peu particulière, toutefois, car "Dans la brume écarlate" (paru en grand format dans la collection Black Lab des éditions Marabout) flirte clairement avec le fantastique. Le romancier s'offre un petit exercice de style autour de la thématique du vampire, et je dirais même de la tradition littéraire entourant la figure du vampire. Atmosphère, références, construction narrative, personnages bizarroïdes et inquiétants, voilà certainement l'enquête la plus étrange de la longue carrière de Mehrlicht. Mais va-t-il se rendre compte de cela, lui qui semble avoir la tête ailleurs...
C'est une semaine qui reprend, comme tant d'autres, par un lundi matin pas simple pour tout le monde. Curieusement, au commissariat du XIIe arrondissement, à Paris, le plus guilleret s'appelle Mehrlicht. Le capitaine file le parfait amour avec Mado et son humeur de dogue habituelle a été kärchérisée pour laisser place à une bonne humeur encore plus flippante...
Sophie Latour et Mickaël Dossantos, eux, ne partagent pas cette joie de vivre... Leur premier client de la semaine, un homme accusé de violences conjugales, est reparti comme il était arrivé, muni d'un simple petit sermon qu'il aura déjà oublié une fois sorti du bâtiment... Sophie est à cran, elle lui aurait bien fait avaler ses dents, à la brute !
Quant à Mickaël, le voilà qui doit jouer les médiateurs pour empêcher sa collègue, dont il est toujours raide dingue, d'emplâtrer le malotru et de se retrouver dans les ennuis. Dites, c'est moi, où ce roman commence sens dessus dessous, avec des personnages dont les rôles sont inversés ? Euh, bref, aucune importance... Quoi que...
Alors que Mehrlicht attend de connaître son nouveau supérieur, Matiblout étant appelé à d'autres hautes et glorieuses fonctions, arrive une femme qui demande à le voir. Sa fille, explique-t-elle, n'est pas rentrée à la maison la veille au soir. A 21 ans, ce sont des choses qui arrivent, et la police ne peut rien y faire pour l'instant.
Mais, la femme ajoute alors un élément qui change la donne : elle affirme que Lucie est morte... Coup de froid... Qui grandit encore quand Mme Maturin explique que c'est sa mère qui lui a dit que Lucie était morte, après avoir tiré les cartes... Et elle ajoute que le tueur est un monstre. "Le Diable dans la Maison Dieu"...
Aussi bizarre qu'il y paraît, Mehrlicht n'envoie pas cette histoire au diable (et peu importe dans quelle maison il se trouve), il ne fiche pas la déposition à la poubelle direct et ne classe pas Mme Maturin parmi les foldingues. Non, il demande à son équipe de mener l'enquête comme si tout s'était déroulée dans les règles, sans intervention de l'irrationnel...
Et comme si la journée n'avait pas déjà pris un tour assez étrange comme ça, voilà qu'un appel fait état d'une découverte macabre : en plein cimetière du Père Lachaise, on a découvert du sang. Trop pour que ça soit anodin. "Une mare de sang", comme on dit dans les émissions de fait divers où l'on pratique l'art du cliché en esthète (à moins qu'on y manque juste de vocabulaire...).
Le hic, parce qu'il y a toujours un hic dans ces cas-là, c'est qu'il n'y a aucun corps dans lesdites allées du célèbre cimetière aux alentours. Aucun corps ayant en tout cas pu contenir récemment une telle quantité de sang, c'est certain. Mais l'enveloppe reste introuvable, malgré une fouille des allées sans retour de la nécropole...
Il fait un temps bizarre pour une mi-avril, on dirait que Paris est enfermé dans un cocon brumeux. Un brouillard qui gagne en épaisseur depuis le matin. Bientôt, on n'y verra plus grand-chose. Un jeu de tarot, un cimetière, du sang, une disparue, du brouillard... Voilà Mehrlicht et sa tête de gargouille projetés dans un roman gothique...
Et bientôt, les corps exsangues vont apparaître (rire sinistre à la Vincent Price)...
Jusqu'ici, il n'a été question que de l'intrigue centrale de "Dans la brume écarlate" (hommage à James Lee Burke ?), mais vous découvrirez en vous lançant dans la lecture du livre de Nicolas Lebel qu'il y a tout autour de cette enquête, certes placée sous de curieux auspices, plusieurs autres histoires qui s'entrecroisent et qui, chacune, ont un contexte différent.
Pas seulement dans le fond, mais aussi dans la forme. Le romancier s'amuse à attribuer à chacun de ces fils narratifs une identité particulière dans les faits, mais aussi dans l'écriture. Marabout a joué le jeu, et propose une mise en page particulière et un jeu typographique qui vient ajouter l'impression visuelle à la simple lecture.
Evidemment, aucun lien immédiat n'apparaît entre toutes ses histoires, même s'il est difficile de ne pas imaginer qu'elles soient liées. Mais le lien n'est peut-être pas celui que l'on croit, en fait, le système nerveux de "Dans la brume électrique" se situe ailleurs, on va y revenir en détails un peu plus bas, après avoir clos la partie "références".
Parfois, l'auteur choisit de laisser le lecteur au même niveau que ses personnages, il ne lui concède rien, en fait un suiveur ; parfois, il décide de donner l'avantage au lecteur sur les personnages en lui procurant des informations auxquelles ces derniers n'ont pas accès au même moment. Pour le livre qui nous intéresse, c'est clairement la deuxième option qui nous est proposée.
Mais, le mot avantage est assez trompeur, finalement. Ce que l'on sait n'est bien souvent que très peu explicite. On a plus de pièces du puzzle en main, mais on ne sait pas forcément comment les assemblées, ni où elles viennent prendre place dans l'ensemble... Et c'est aussi le cas de "Dans la brume écarlate", où le brouillard nous aveugle, malgré ce que l'on sait...
Nicolas Lebel s'amuse. Il multiplie les références (une Carmilla apparaît dès le début du livre), joue avec les clichés et l'imaginaire que véhicule l'archétype du vampire, tant en littérature qu'au cinéma. Il fabrique une atmosphère tout à fait déroutante, presque surnaturelle, qui impressionne le lecteur, mais semble laisser de marbre nos chers policiers...
Il va même plus loin dans l'idée que tout cela n'est pas vraiment la réalité, pardon, notre réalité, avec quelques facéties dont il est coutumier... Comme abréger l'existence de certaines personnalités, hébergées un peu en avance au Père Lachaise... Quelques têtes de turc (apparemment choisies en fonction de leurs engagements politiques) envoyées ad patres pour faire sourire le lecteur stressé par ce climat...
Rassurez-vous, si la littérature vampirique n'est pas votre tasse de sang, euh... de thé, si vous n'avez jamais vraiment regardé Christopher Lee ou Gary Oldman avec des canines de compétition et des ailes de chauve-souris, ne vous inquiétez pas : s'amuser à repérer les clins d'oeil disséminés au long des pages est un plus, mais pas une obligation.
Reste qu'il faut adhérer à ce postulat, qui finalement est assez proche de celui qui présidait à "De cauchemar et de feu". Après tout, on y voyait l'ombre fantomatique d'un personnage issu du folklore irlandais. Là aussi, Nicolas Lebel jouait avec des références et certaines ambiguïtés. Mais, avec "Dans la brume écarlate", il franchit un cap supplémentaire vers le surnaturel, le fantastique...
Mehrlicht devrait en faire une syncope, lui si rationnel, si sceptique, si peu porté, malgré son excellente culture générale, vers ce que l'on qualifie traditionnellement d'imaginaire. Il est d'ailleurs assez frappant de voir que les personnages sont en complet décalage avec l'ambiance proposé. Le lecteur est conditionné à chercher un vampire, un VAMPIRE !!, mais eux cherchent un assassin...
On pourrait croire que Nicolas Lebel s'est fixé une contrainte et qu'il la remplit pour le fun, le simple plaisir de jouer avec le thème du vampire. Mais, c'est bien plus profond que cela, en fait. Car le vampire n'est pas le coeur de "Dans la brume écarlate" (normal, le coeur d'un vampire ne bat plus, j'vous rappelle !), non, il y a un autre thème bien plus important.
Si jamais vous passez à côté, si vraiment vous ne le repérez pas (je ne vous blâme pas, mais vous allez devoir y mettre un peu du vôtre, quand même !), un indice s'affiche en bas de votre éc... Euh, non, un indice intervient régulièrement dans le fil du récit et, si vous êtes des fidèles des enquêtes du capitaine Mehrlicht, vous savez de quoi je parle : ses sonneries de téléphones...
Non, le dénominateur commun, ce n'est pas Maritie et Gilbert Carpentier, bien qu'on puisse sincèrement le croire... C'est vrai que la play-list qui accompagne le flic partout où il va nous replonge à la glorieuse époque de la variété française "de qualitay", mais non, ce n'est pas ça, ranger vos pattes d'eph, chemises pelle à tarte et toisons pectorales...
Allez, faites un effort ! Quel est le mot qui revient sans cesse dans les chansons que l'on entend à chaque appel reçu par Mehrlicht ? C'est... C'est... Oui !! Vous voyez quand vous voulez !! Le mot "femme". Et effectivement, c'est la femme qui est au coeur de ce roman. Mais d'une manière qui fait bien plus froid dans le dos encore que l'idée du vampire en action...
"Dans la brume écarlate", c'est un roman ancré dans une sinistre réalité, que rythme l'effroyable compteur lancé au début de l'année et recensant les féminicides en France, autrement dit le meurtre de femmes par des hommes, qui le plus souvent, sont ou ont été leurs conjoints. Qui, le plus souvent, affirment les aimer...
Diantre, quel belle forme d'amour que voilà, qui pousse à tuer ! Eros et Thanatos main dans la main, portés par l'idée que le monde, et la femme en premier lieu, ne peut qu'être placé sous la domination de l'Homme, le Vrai, avec des majuscules... Et qu'il ne peut en être autrement sous peine de... On ne sait pas trop quels risques on encourt, en fait, mais si on vous l'a répété à longueur de bourrage de crâne...
Voilà le véritable thème du roman de Nicolas Lebel : des hommes qui se disent amoureux, mais n'adoptent guère les comportements en rapport avec ce sentiment si noble ; et des femmes qui souffrent, pour la plupart, et souffrent à cause de cet hypothétique amour qui leur dénie tout droit à penser et ressentir autrement...
Si la quatrième de couverture du roman est très bien faite, attention à la page consacrée à "Dans la brume écarlate", sur le site des éditions Marabout. Non qu'elle soit mal faite, mais elle donne des pistes de lecture et de réflexion qu'il vaut mieux découvrir après avoir terminé le roman. Et en particulier sur le sens des différents fils narratifs et le rôle assignés aux personnages qui les portent.
Oui, Nicolas Lebel signe un roman dénonçant les violences permanentes faites aux femmes dans notre société. Violences physiques ou morales, violences conjugales ou sociales, peu importe en réalité la forme que ces violences prennent, le résultat est souvent le même. Le pire de tous, l'irréparable, souvent par simple orgueil mal placé, par refus de reconnaître ses torts, ses erreurs.
Encore une fois, une preuve qu'il y a du fond et de la réflexion en dehors de la littérature dite blanche et que ce n'est pas parce qu'on écrit de la littérature de genre, de la littérature populaire ou de la littérature de divertissement, appelez ça comme vous voulez, qu'on n'y trouve pas une bonne part d'intelligence, de revendication et de leçons à en retirer...
Pour en savoir plus, lisez ce thriller remarquablement construit, et pas seulement en surface (ah, on me dit dans l'oreillette que, contractuellement, il est interdit de citer des titres d'Olivier Norek dans un billet consacré à un livre de Nicolas Lebel ; désolé, je ne recommencerai plus !), pas seulement pour le défi de l'exercice de styles, des narrations et des façons d'écrire décalées et différentes.
Tout cela, tout ce contexte si spécial, n'empêche pas de retrouver les caractéristiques habituelles de cette série. On a déjà évoqué les sonneries de téléphone, mais il faut aussi parler de l'évolution des personnages. Qui passe dans ce tome, par l'arrivée d'un nouveau chef. Et comme disait ma grand-mère (ou un ancien collègue, je ne sais plus) : on sait ce qu'on perd, jamais ce qu'on gagne...
A qui l'accommodant Matiblout, fort avec les faible, faible avec les forts (bref, une carpette), va-t-il laisser sa place et comment le capitaine Mehrlicht, qui ne prise guère les changements dans sa vie professionnelle, réagira-t-il devant ce nouveau venu ? La nouvelle hiérarchie ainsi installée sera-t-elle fluide et sans anicroche ?
On suivra aussi Latour, très énervée au début du roman, qui apparaît de plus en plus comme la rebelle du groupe, celle qui voudrait que les choses bougent, et bougent fort, et bougent vite. Elle ne peut plus se contenter du rôle de "femme du groupe", qui compense les insuffisances de ses collègues, trop bonne, trop conne. Elle s'impose, désormais, elle l'ouvre, elle se fâche... Et doit même contenir cette révolte...
Dossantos, toujours coincé entre son passé d'extrême-droite jamais complètement soldé et son amour à sens unique pour Sophie Latour, n'en finit plus de se comporter avec une bonne volonté qui se termine toujours en maladresse taille XXL... La grosse brute au coeur qui fait toc-toc n'en finit plus d'être touchant, mais sans parvenir à quitter son costume d'éléphant dans un magasin de porcelaine.
Et puis, Mehrlicht... Qui l'eût cru, il y a quelques années, en découvrant ce personnage lors de sa "première" enquête (première, au sens littéraire, bien sûr) : Mehrlicht amoureux, heureux, serein, apaisé... Il ne manquerait plus qu'il surveille son langage (c'est en cours) et qu'il arrête la clope ! Oui, c'est un capitaine presque métamorphosé que l'on découvre dans ce tome...
Je l'ai dit en introduction de ce billet, Nicolas Lebel songeait à une pause dans cette série, pause repoussée, donc, mais peut-il s'arrêter maintenant ? Peut-il nous faire poireauter longtemps à cet instant, avec ce que l'on apprend dans "Dans la brume écarlate" ? Eh oui, on a hâte de tous les retrouver, de voir dans quel pétrin Nicolas Lebel les fourrera, et ce que leur destin leur réservera...

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois