"La propagande soviétique (...) ordonnait de tuer et tuer encore. En abattant au moins un Allemand, chaque soldat se rapprochait de la victoire et sauvait la vie de citoyens soviétiques".

Dans le film de Jean-Jacques Annaud "Stalingrad", inspiré par le livre de William Craig "Ennemy at the gates : the Battle of Stalingrad", l'actrice Rachel Weisz incarne Tania Tchernova, une tireuse d'élite. Sujet sensible, qui a donné lieu à quelques polémiques entre historiens, la question de la présence de femme tireuses d'élite au sein des troupes soviétiques est au coeur d'un livre paru à l'automne dernier aux éditions Héloïse d'Ormesson : "Les tireuses d'élite de l'Armée rouge", signé Liouba Vinogradova (traduction de Larissa Clarinard et Polina Petrouchina). Il ne s'agit pas d'une fiction, mais d'un travail historique fascinant sur cet aspect méconnu de la Grande Guerre Patriotique, comme l'appelaient les Soviétiques, avec des témoignages directs, un travail documentaire colossal, mais aussi une certaine prudence car, comme l'indique le titre de ce billet, la propagande n'est jamais très loin lorsqu'on évoque le régime stalinien aussi bien que les périodes de guerre. Quoi qu'il en soit, c'est un document passionnant sur le quotidien des femmes au combat et sur un statut qu'on voulait égalitaire...

Dès le début de la IIe Guerre mondiale, l'Armée rouge a beaucoup misé sur les snipers, avec un matériel ultra-moderne, bien plus que celui utilisé par les Allemands à ce moment précis. C'est en tout cas ce qui ressort de témoignages de soldats du Reich, qui redoutaient particulièrement les tireurs d'élite soviétiques, et plus encore à partir de 1942, lorsque le conflit a atteint son apogée.
Les premiers mois de la guerre ont vu les nazis avancer profondément en territoire soviétique et les pertes ont été très importantes parmi les soldats de l'Armée rouge. Aussi, en 1942, mobilise-t-on à nouveau, allant chercher aux quatre coins de l'immense territoire de l'URSS de quoi former de nouvelles troupes.
Et l'on décide de recruter en masse des femmes. Le régime soviétique prône l'égalité entre hommes et femmes, pourquoi les citoyennes n'iraient-elles donc pas défendre leur pays contre l'envahisseur ? Et l'on décide que les femmes pourraient faire de remarquables snipers. On crée donc à Podolsk l'Ecole centrale des femmes tireurs d'élite, qui va former les jeunes recrues à cette discipline si particulière.
Des femmes qui seront bientôt envoyées au front, sans aucune idée de ce qu'est la vie militaire, de ce qu'est la vie au front. De ce que représente le fait de tuer, malgré les encouragements constants de la propagande d'Etat qui appelle à tuer l'ennemi, un par un jusqu'à la victoire... Oh, sans doute était-ce pareil pour les jeunes soldats hommes, bien sûr, mais ces tireuses d'élite vont devoir faire leurs preuves plus encore.
Liouba Vinogradova nous emmène à la rencontre de ces femmes sur les différents fronts où elles ont eu à intervenir, d'abord sur le territoire soviétique, puis à travers l'Europe centrale, lorsque les nazis ont entamé leur retraite. Pourtant, on est loin de l'image que renvoie justement le film de Jean-Jacques Annaud ou la littérature assez abondante, fiction ou non, qui aborde la bataille de Stalingrad.
Tireuses d'élite, oui, mais souvent, c'est en première ligne qu'elles se retrouvent, plus fantassins que snipers, ou bien directement ciblées par l'artillerie adverse. Les pièges sont partout, le danger et la mort rôdent, l'inexpérience est un handicap qui ne pardonne pas... Nombreuses sont celles qui vont tomber, laissant à leurs camarades le lourd fardeau de gérer ces drames.
Elles vont participer aux combats, montrer leur talent à manier les fusils, du moins pour les plus doués. Mais comment réagir quand on abat quelqu'un à distance ? On a beau se dire que c'est un ennemi, ôter une vie n'est pas un geste anodin ou sans conséquence. Et se blinder, s'habituer à tuer sans ressentir de contrecoup n'est pas donné à tout le monde.
Et puis, il y a la vie militaire... La cohabitation entre hommes et femmes, où les mauvaises habitudes reviennent au galop : des signes de domination masculine que la chaîne hiérarchique facilitent, des situations qu'on peut qualifier de harcèlement sexuel, une promiscuité qui peut risquer de dégénérer... Tensions en vue...
Dans les meilleurs des cas, c'est l'amour qui s'immisce au coeur de la guerre. L'amour sincère, celui qu'on espère voir durer, mais qui va souvent se fracasser sur le destin de ces soldats, hommes et femmes, chair à canon tous ensemble, séparer par les mouvements de troupes ou les informations très parcellaires lorsqu'un blessé est évacué vers l'arrière.
Et pour celles qui ont pu rentrer à la maison, là encore comme bien des hommes, je pense, retrouver la vie d'avant, en reprendre le fil comme si de rien n'était, tout cela n'est pas évident. A moins qu'il s'agisse du meilleur moyen d'oublier le traumatisme de cette expérience. Mais dans une société soviétique où la vie n'est pas des plus simples, cela ne donne aucun avantage particulier.
Bref, rien n'est simple, mais ça, on s'en doute facilement. Rien n'est simple, y compris pour atteindre le statut tant envier d'héroïnes. La reconnaissance ne sera pas aussi large qu'on pourrait le penser. Elle sera au contraire très ciblée et même quelquefois carrément orchestrée à des fins de propagande : une tireuse d'élite, ça impressionne, surtout à l'étranger. C'est un bel outil de promotion du régime.
Mais on n'accède pas à ces statuts même en réalisant des prouesses, en risquant sa vie, en devenant la cible de l'ennemi, car le sniper est un ennemi craint, donc à abattre. A chaque tir, on se fait remarquer, on entre dans le champ de vision de l'ennemi qui se pose peut-être les mêmes questions existentielles. Ou pas. Et qui, de son côté, ne ratera peut-être pas sa cible...
"Les tireuses d'élite de l'Armée rouge" n'est donc pas un roman, n'y cherchez pas un fil directeur, du moins une histoire avec un début, un milieu, une fin. Liouba Vinogradova, qui avait déjà signé chez Héloïse d'Ormesson "les Combattantes", ouvrage consacré aux aviatrices de l'Armée rouge (dont on croise d'ailleurs certains personnages dans celui-ci), aborde différents thèmes, différents points de vue pour cerner cette question.
Pour cela, l'idéal, ce sont les témoignages directs, évidemment. Or, les choses sont loin d'être évidentes. Et pas uniquement parce que le temps a passé. Beaucoup de ces femmes sont retournées à l'anonymat après la guerre, quand elles ont survécu. Et il semble qu'on n'ait pas fait grand-chose (doux euphémisme) pour leur reconnaissance une fois la paix revenue.
Le livre fourmille d'exemples de ces femmes qui ont participé aux combats. Beaucoup y ont laissé leur vie, d'autres ont repris leur existence sans laisser de témoignage derrière elles. Les sources restent assez limitées et viennent essentiellement de Russie, vous le verrez en regardant la bibliographie de fin d'ouvrage.
Mais, Liouba Vinogradova a mené un travail de fourmi pour essayer de retrouver le plus de témoins directes, avec l'aide de Klavdia Pantaleïeva, que l'on croise dans le livre, et qui dirigea jusqu'en 2012 l'association des vétérans de l'école de tireuses d'élite de Podolsk évoquée plus haut. Ces entretiens, ces souvenirs partagés, oralement, mais aussi sous forme de photos réunies dans un cahier central, sont un matériau d'une immense richesse.
On y ressent la puissance des émotions, en particulier pour celles qui ont tué et ont pu partager leurs impressions sur ce moment hors norme, la fierté, mais aussi la peur, les difficultés évoquées au long de ce billet, des sentiments souvent contrastés, jusqu'aux blessures tant physiques que morales, dont les traces ne s'effaceront jamais.
Si le pouvoir soviétique est loin d'avoir octroyé à toutes ces combattantes, mortes ou survivantes, le statut d'héroïnes, Liouba Vinogradova se charge de leur rendre un hommage profondément humain et touchant. Elle retranscrit cette sororité si particulière, ces liens, cette complicité établis et souvent dissipés en un éclair. Un coup de feu, un obus...
Les snipers fonctionnaient par binômes et bien s'entendre était primordial pour réussir. Certaines tireuses d'élite ont connu plusieurs partenaires au long de la guerre, pour différentes raisons, et ont tissé des liens particuliers avec chacune. Mais souvent, on sent la profondeur plus marquée envers l'une, sans que cela puisse s'expliquer avec des mots.
Reste une question un peu plus délicate : le flou qui entoure tout cela. Pas du fait des témoins interrogées par Liouba Vinogradova, mais de quasiment tout le reste, et en particulier ce qui a pu être établi pendant la période soviétique. Car la propagande n'est jamais très loin, dans un sens comme dans un autre, d'ailleurs.
Deux personnages rencontrées dans "Les tireuses d'élite de l'Armée rouge" symbolisent cet aspect, parfois incertain (comme, d'ailleurs, l'histoire de Tania Tchernova, évoquée en ouverture de ce billet), la volonté du pouvoir soviétique de mettre en avant des personnalités, quitte à les réinventer totalement ou partiellement.
Je pense là à Roza Chanina, dont la particularité est d'avoir laissé un journal de guerre, alors que c'était pourtant formellement interdit aux soldats soviétiques. Liouba Vinogradova consacre un chapitre à ce journal, autant qu'à ce personnage dont on sait peu de choses en dehors de ces écrits (un autre journal s'étant, semble-t-il, perdu, malheureusement).
Curieusement, ce journal assez bref, puisqu'il ne couvre que trois mois, semble condenser la plupart des thèmes que l'on a évoqué jusque-là : la guerre, la gloire, les hommes, les amies sur le front. Et donner une image en décalage avec celle qu'a mise en avant le régime par la suite. Un côté héroïque qui laisse de côté les émotions et même les doutes qui apparaissent dans ces pages.
Mais le cas de Roza Chahina n'est rien à côté de celui de Lioudmila Pavlitchenko, dont l'étonnante histoire est relatée dès le deuxième chapitre du livre. Un voyage à travers le monde, y compris aux Etats-Unis à l'été 1942, pour y faire la promotion de l'Armée rouge. Et en tête de gondole, cette jeune femme, présentée comme une tireuse d'élite d'exception, accompagnée d'un sémillant officier.
Je vous laisse découvrir ce personnage à propos duquel il est impossible d'avoir des certitudes, les archives ayant disparu irrémédiablement. Mais il y a là quelque chose d'incroyablement romanesque dans ce voyage et dans la fascination qui en a découlé, alors qu'il est possible, probable, que tout cela ait été de la poudre aux yeux.
Vous l'aurez compris, ce livre est d'une grande richesse pour aborder ce sujet passionnant, à travers une galerie de personnages bien plus large que les quelques exemples choisis dans ce billet (et qui sont des exceptions, soyons clairs à ce sujet). C'est une plongée au coeur d'un conflit d'une immense violence, une véritable boucherie entre deux totalitarismes faisant bien peu de cas de leurs troupes.
On le constate aisément en regardant la table des matières, où la majorité des titres est assez explicite. Les moments de calme et de plénitude existent bien, mais ils sont de très brève durée, la guerre ne s'éteignant jamais vraiment. La mort est certainement le thème central de ce livre, la mort que l'on donne et la mort qui menace, à chaque instant.
Et puis, c'est bien sûr une ode à la femme, dans le contexte le moins agréable possible. Une guerre idéologique qui dépasse nombre de ses participants, un combat d'une férocité extrême, un bras de fer qui ne peut aboutir qu'à l'anéantissement d'un des belligérants, et laisser des plaies béantes au survivant.
"La guerre n'a pas un visage de femme", c'est le titre d'un des livres les plus connus de la prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch, d'ailleurs évoqué dans le livre de Liouba Vinogradova. Et cela pourrait être le mot de la fin idéal à ce billet, alors que, paradoxalement, le travail de ces deux écrivaines contribue au contraire à rappeler que la femme tient aussi une place d'importance en temps de guerre, au front ou ailleurs.
Des femmes au courage exceptionnel, quoi qu'on en pense, plus victimes de la folie des hommes et de leurs ambitions que personne accomplissant leur destin et cherchant une gloire forcément éphémère, forcément illusoire. Mais des femmes dont le sort nous touche, dont l'histoire nous remue et les souvenirs nous frappent, par le décalage qu'il y a entre leur jeunesse et leur fragilité et la violence de leur époque.

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois