My Absolute Darling I

On entre instantanément dans ce livre. Le premier chapitre est une ouverture d'opéra qui expose tous les thèmes : la personnalité instable de Turtle ; sa peur et son amour dans le carcan de l'emprise paternelle ; l'omniprésence des armes, prolongement phallique imposé par le père, Martin ; le viol, dès la page 30. Et aussi la proximité immédiate d'une nature sauvage, traitée dans un style brutaliste, loin de la Nature apollinienne d'autres romans américains d'une égale violence, comme Le fils de Meyer ou La triade des confins de McCarthy. Ici le jardin abandonné est semé de sumac vénéneux, de pièges à rats, souillé de douilles vides et d'impacts de balles. Il y a des pages émerveillées comme le trou d'eau où Turtle prend un bain lustral après le premier viol (p 33), mais les salamandres flottent dans ce bain, partout la nature est grouillante, épineuse, impitoyable, observée au ras de terre, au ras de l'eau ou dans les profondeurs remplies de troncs morts, d'algues et de batraciens ; de grands prédateurs symboliques traversent le jardin (les apparitions du puma).
La suite est l'histoire d'une lente désincarcération : l'échec scolaire et l'échec de l'école, la fugue, la parenthèse des garçons qui enfin respectent Turtle et lui apportent deux sentiments inconnus, la gratitude et l'humour, la vengeance du père quand il apprend l'intolérable intrusion, la tentative d'intervention du grand-père, sa mort, la disparition du père, son retour avec une victime de rechange, Cayenne, la revendication d'une responsabilité par Turtle, le refus du père, le duel armé.
La force du livre tient à la focalisation unique, à la présence constante, tendue, immédiate de Turtle, à l'usage systématique du présent, à la technique du courant de conscience. Pas une phrase où l'on ne regarde, ne parle ou n'entende hors de la conscience de Turtle. Turtle/Tallent s'interpelle, s'encourage, se contredit dans sa peur, s'insulte, passe dans cesse du " je " au " elle " : " La seule lumière est l'éclat trompeur des vers luisants, un vert phosphorescent presque identique à la croix de tritium du viseur de son Sig Sauer, et elle y pose la main en pensant, je n'ai pas peur de ces garçons, et si je dois retrouver mon chemin dans cette obscurité, j'y arriverai. Mais elle a peur d'eux. Elle sait, rien qu'à sa manière de poser la main sur la crosse réconfortante de son Sig Sauer, cette crosse qui dit, personne ne te fera jamais de mal, rien qu'à sa volonté de braver seule cette pénombre inondée, elle sait qu'elle a peur des garçons " (p 82).
Les mots pour désigner l'héroïne sont nombreux : Julia, le nom pour l'école et pour le grand-père. Turtle, le totem de son for intérieur, un reptile à la capacité rétractile, un jeu ninja pour les adolescents. Croquette, petite conasse, pauvre petite moule illettrée, les noms donnés par son père avec leur arrière-plan de manducation ou de pénétration, honteusement repris par la fille. Mêmes sous-entendus dans les lieux où baigne l'action : Buckhorn Bay, la baie du bucrane, Slaughterhouse Creek, le ruisseau de l'abattoir.
Les ressorts de l'action ? L'isolement, la mère jamais retrouvée dont Turtle ne parle pas, fantasmée par Martin comme la parèdre d'un puma. Un survivalisme de cauchemar qui prépare à recevoir et à infliger la peur la plus nue (p 60). La violence sur l'enfant, comme chez Faulkner, Toni Morrison ( Home), Joyce Carol Oates ( Eux), Philipp Meyer ( Le fils), Margaret Atwood ( La servante écarlate), Cormac McCarty ( La route, De si jolis chevaux). La fascination américaine pour les armes, du spectacle de la douleur. La matière esthétique est partout, Sardanapale, Raskolnikov, les Fleurs du mal, ici le scandale de l'inceste.
Les faiblesses : avant tout les longueurs. Quand Turtle prend la décision de se battre page 316, il reste 136 pages dont 37 pour le duel final. Les oripeaux philosophiques, Descartes, Hume et les dialogues lapidaires : " Ta vérité, s'il y en a une, existe au-delà d'un fossé épistémologique infranchissable et impossible à combler. - Je suis désolée papa " (p 204), l'énoncé de la logique perverse page 312 suffit. Martin est un oisif alcoolo-tabagique qui boit de la bière au petit-déjeuner, un sadique (les pompes sur le couteau p 50-54) et un abuseur récidiviste, pourquoi l'enjoliver ? Autres faiblesses, les répétitions, les armes décrites 14 fois dans le premier chapitre, le mot synecdoque répété 7 fois, le nombre infini de Bon Dieu ou de Putain, les multiples intrusions commerciales " Il tient une bouteille d' Easy Cheese en spray et il étale le fromage sur une barre chocolatée Butterfinger " (p 70).
Tallent a un grand potentiel, une vision cinématographique : " Papa, dit-elle doucement derrière lui, et il fait volte-face, et la nuit se décompose dans les ellipses stroboscopiques d'un éclair de fusil. Turtle appuie sur la détente. L'éclair de son propre canon dessine une auréole, une lumière brisée par la silhouette du fusil, et une immense lance de lumière qui tend vers lui, et elle perçoit les contours de Martin, puis l'obscurité. Elle ne le voit pas tomber. L'écho de la détonation roule sur la plage, tout est effacé, disparu, les images rémanentes, blanches et vertes et rouges, chacune retenant une impression de couleur mais chacune sombre comme la nuit. Elle tombe à quatre pattes, avance vers lui, pose la main sur sa jambe. Le jean de Martin est trempé, incrusté de sable, elle l'attrape par l'épaule, l'attire à elle " (p 423). Attendons le deuxième roman.

Pierre-François Plouin