Lise Marzouk, amnésique parisienne, et Gallimard, bulldozer des lettres

36 prix Goncourt, 38 prix Nobel : il est facile de croire que la maison Gallimard incarne la vie littéraire francophone toute entière. Du moins tant qu’on ne lit pas les nouveautés de son catalogue. Car alors ça se gâte : romans de gare, népotisme, copinage, pornographie, succès de comm’… La maison d’Antoine Gallimard, ivre des fleuves de billets que déverse sur elle le groupe LVMH, semble avoir tout oublié de l’exigence littéraire qui marquait la direction de son grand-père Gaston.

Lise Marzouk, amnésique parisienne, et Gallimard, bulldozer des lettresUne nouveauté des éditions Belleville

Ne versons pas une larme sur cette lucrative amnésie. Il naît chaque jour en France une nouvelle maison d’édition qui reprend le travail abandonné par Gallimard, et à meilleur marché. Citons ici, pour le plaisir, les jeunes Belleville éditions, créées en 2014 par Dorothy Aubert et Marie Tréabol, et que j’ai découvertes à la dernière soirée lecture de Livrons-nous.

Pour Gallimard, le constat n’est pas nouveau ; François Bon en avait raconté la douloureuse et bureaucratique expérience. Il comparait Gallimard à un bulldozer, écrasant toute littérature qui oserait tenter de vivre. D’accord. Hélas, Gallimard ne se contente pas d’oublier sa propre histoire : elle oublie ce faisant l’histoire de la littérature française tout entière, elle la tord et la révise en publiant des œuvres qui la vident de son sens.

Lise Marzouk, amnésique parisienne, et Gallimard, bulldozer des lettres

Prenez Si, de Lise Marzouk, nouveauté d’avril 2018. C’est le récit par l’autrice — et en partie narratrice —, du lymphome de son fils de dix ans, de son année d’hospitalisation, et finalement de sa rémission. Celles et ceux qui ont une mémoire se souviendront d’un autre récit d’enfant luttant contre son cancer, fatal celui-là : L’Enfant éternel, de Philippe Forest, Gallimard, 1997. L’Enfant éternel avait bouleversé comme jamais la république des lettres, on s’en aperçoit vite quand on lit les recensions d’époque. Il soulevait des questions énormes : qu’est-ce qu’un enfant comprend de la mort ? un enfant peut-il jouer, se réjouir, s’instruire s’il est condamné ? quel sens peut avoir une vie humaine lorsqu’elle ne dure que dix ans ? Peter Pan est le livre préféré de la petite cancéreuse : la littérature jeunesse lui permet-elle d’approcher la mort et de la comprendre ? enfin, ne serait-ce pas une sorte de crime, pour un écrivain, de faire de sa fille un « être de papier » ? La littérature serait-elle alors un cancer qui tue son objet ?

En achetant Si, je me demandais quelles seraient les réponses de Lise Marzouk, si elle serait d’accord avec les conclusions (à mon avis trop auto-référentielles) de Philippe Forest, ou si elle proposerait d’autres pistes plus vivables. Mais aucune de ces questions n’est seulement évoquée par Lise Marzouk, qui a peut-être lu Forest et Peter Pan, mais qui en a visiblement tout oublié. Outre une sévère amnésie, Marzouk souffre du même syndrome que Justine Augier écrivant la guerre en Syrie : partant du principe que le malheur est forcément indicible, jamais elle ne tente même d’y réfléchir, se réfugiant systématiquement — et volontairement, dans une sorte de servitude intellectuelle volontaire — dans le déni. Ce roman est un monument dressé en hommage au déni et à la dissociation : son titre même, « si », est tiré d’une réplique que la mère donne aux phrases commençant par « et s’il ne guérit pas… » : « Il n’y a pas de si ! »

Lise Marzouk, amnésique parisienne, et Gallimard, bulldozer des lettres

Ce n’est pas que Lise Marzouk n’est pas cultivée : elle cite à tour de bras Ponge, Baudelaire, Brecht, Rimbaud, Kipling et beaucoup d’autres. Mais elle les cite comme des clins d’œil de khâgneuse, sans aucun rapport avec ce qu’elle vit, et l’on se casserait la tête longtemps sans jamais trouver la moindre émotion, positive ou négative, attachée à ces lectures. Marzouk cite la littérature française comme le ferait un zombie.

Pour le reste, son roman est franchement mal écrit. Certains verbes comme « sourdre » mis à toutes les sauces sans raison, chaque mot systématiquement flanqué de trois synonymes… on reconnaîtra dans ce récent Gallimard pas mal de vieilles recettes industrielles des romans Arlequin. Pourquoi Gallimard l’a-t-il accepté alors ? Dans les dernières pages, Lise Marzouk donne une longue et émouvante publicité à Winter is coming, le dernier roman de son ami Pierre Jourde, paru chez Gallimard l’année dernière. À bon entendeur.

Montaigne disait que lire nous apprend à mourir. Si cela est vrai, le roman de Lise Marzouk est tout le contraire de la littérature : il nous apprend à oublier que nous sommes mortels, à n’y pas réfléchir un seul instant, pour éviter de craquer, de pleurer, de s’exprimer. Comme le dit Page de libraire, Si est un roman « sans pathos » : c’est bien là le problème. L’expression de soi est devenue inconvenante. Réprimer les émotions, c’est réprimer les revendications : Si est un roman d’actualité, puisqu’il est le produit d’une société parisienne dégénérant lentement, ce mois de mai 2018, vers le fascisme.

Lise Marzouk, Si, Gallimard, 2018, 322 p., 21€.


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