Autrui, un mystère céleste : Les Lunes de Jupiter, d’Alice Munro

Autrui, un mystère céleste : Les Lunes de Jupiter, d’Alice Munro

« Je ne crois plus, aujourd’hui, que les secrets des gens soient définis et communicables, ni que leurs sentiments soient pleinement épanouis et facilement reconnaissables. Je ne le crois pas. Tout ce que je puis dire, c’est que les sœurs de mon père frottaient le plancher à la lessive, qu’elles moyettaient l’avoine et trayaient les vaches à la main » (p. 61).

Telle est la situation récurrente des short stories d’Alice Munro : une femme tente de décrire et de comprendre les ressorts implicites d’une société ou d’une éminence à laquelle elle se sent en partie étrangère. Elle observe de l’extérieur, telle un satellite autour d’une planète inconnue. Cette tâche exige parfois le sens du défi et la volonté de sortir de son quotidien. Ainsi de l’étudiante en philosophie qui, pour prouver à ses parents qu’elle connaît la rude réalité de l’économie, se fait embaucher le temps de Noël à la Grange aux Dindes, comme videuse (dans la nouvelle « La saison des dindes »).

L’étrangeté d’autrui confère peu à peu aux héroïnes le sentiment d’une étrangeté intérieure, qui n’éclipse jamais tout à fait leur individualité. « Elle a eu son amour, son scandale, son homme, ses enfants. Mais à l’intérieur, c’est toujours le même cœur qui bat », écrit Munro de l’héroïne de « Un accident ». Autrui permet, en définitive, de mieux se connaître. Dans la nouvelle « Mme Cross et Mme Kidd », une amitié hypocrite et superficielle entre deux pensionnaires de maison de retraite est mise à mal le jour où l’une des amies se prend d’une affection sincère pour le sourd-muet de l’établissement, et tente patiemment de comprendre ses mimiques.

On a quelquefois l’impression de lire Joyce, lorsque les voix et les gestes observés se croisent et échappent à la volonté unificatrice des narratrices. Mais chez Joyce, c’était le mystère de la conscience qui brouillait le sens de l’histoire. Chez Munro, proche en cela de la Virginia Woolf des Années, le mystère est plutôt celui des langues, des caractères et des époques différentes lorsque par hasard elles se rencontrent.

En décembre, on pouvait lire dans Le Monde des Livres, sous la plume de Roger-Pol Droit, cette remarque pertinente : que le genre de la nouvelle doit arrêter de se définir par sa chute. Ce n’est pas parce qu’un texte est court que son contenu n’a aucune importance : il peut au contraire développer des motifs pertinents en eux-mêmes, sans que la pointe soit nécessaire à leur compréhension. La littérature américaine, visiblement, est déjà au courant.

Alice Munro a reçu le prix Nobel de littérature en 2013. À cette occasion, Le Monde est revenu sur sa carrière. Elle a désormais, hélas, arrêté d’écrire. L’idée de lire ce recueil collectivement est venue de la booktubeuse Parmi les récits, à la lecture de la chronique d’Ada. Merci à elles !

Autrui, un mystère céleste : Les Lunes de Jupiter, d’Alice Munro

Alice Munro, Les Lunes de Jupiter, Points, 2013, 360 p., 7,40€.


Classé dans:recension, recueil de nouvelles

wallpaper-1019588
Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois