Drame personnel et mémoire collective

Drame personnel et mémoire collective

Drame personnel et mémoire collective

Le jour d’avant
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
336 p., 20,90 €
EAN: 9782246813804
Paru en août 2017

En deux mots:
Un formidable roman, fort, émouvant et diablement bien construit. Tout commence
avec le coup de grisou qui fait 42 morts à Liévin le 27 décembre 1974,plongeant tout une région dans la douleur. Jojo est grièvement blessé et ne survivra pas à ses blessures. Son frère Michel se sent alors investi d’une mission: venger les gueules noires. C’est la raison que le conduit, bien des années plus tard, à retourner dans le Nord.

Ma note
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique

Drame personnel et mémoire collective

Sorj Chalendon est un écrivain bien trop subtil pour se limiter à un hommage aux victimes de la catastrophe de Liévin qui le 27 décembre 1974 a fait 42 victimes. Si son roman retrace bien le coup de grisou au fond d’une galerie de la fosse de Saint-Amé et nous en détaille les conséquences, il est d’abord et avant tout le roman de la culpabilité.

Sans en dire davantage, de peur de dévoiler l’épilogue de cette histoire beaucoup plus machiavélique qu’il n’y paraît, disons que le lecteur est d’emblée happé par ce drame et sa dimension sociale. Ayant moi-même grandi à quelques encablures des puits de mine du bassin houiller lorrain, je sais ce que représentaient alors les gueules noires, le respect qu’ils imposaient tout comme les luttes qu’ils menaient pour de meilleures conditions de travail et de sécurité. Et je me souviens de l’émotion suscitée par la mort des 22 mineurs restés au fond du puits Simon à Forbach le 25 février 1985. Je vous laisse imaginer la colère qui couvait alors en constatant que les leçons du drame de Liévin n’avaient pas été tirées.
Je n’ai par conséquent eu aucune peine à mettre mes pas dans ceux de Michel, le narrateur, dont le frère Jojo meurt quelques jours après ses compagnons d’infortune, n’ayant pas survécu à ses blessures. En quelques jours sa vie va basculer, lui qui imaginait encore suivre son frère au fond malgré les injonctions paternelles. Car Jojo n’a en effet pas été la seule victime que la famille à eu à déplorer. C’est simplement que «comme tous les gars d’ici, la mine a fini par le dévorer.»
S’il n’est plus question de devenir une gueule noire, il n’est plus question non plus de continuer à vivre sur cette terre si cruelle. Michel, qui a appris la mécanique, va partir en région parisienne et devenir chauffeur routier. Mais bien sûr, il n’oubliera pas. Il n’oubliera surtout pas ce mot écrit par son père: « Venge-nous de la mine». Et cette promesse faite à l’heure de sa mort : « J’allais venger mon frère, mort en ouvrier. Venger mon père, mort en paysan. Venger ma mère, morte en esseulée. J’allais tous nous venger de la mine. Nous laver des Houillères, des crapules qui n’avaient jamais payé leurs crimes. J’allais rendre leur dignité aux sacrifiés de la fosse 3bis. Faire honneur aux martyrs de Courrières, aux assassinés de Blanzy, aux calcinés de Forbach, aux lacérés de Merlebach, aux déchiquetés d’Avion, aux gazés de Saint-Florent, aux brûlés de Roche-la-Molière. Aux huit de La Mûre, qu’une galerie du puits du Villeret avait ensevelis. J’allais rendre vérité aux grévistes de 1948, aux familles expulsées des corons, aux blessés, aux silicosés, à tous les hommes morts du charbon sans blessures apparentes. Rendre justice aux veuves humiliées, condamnées à rembourser les habits de travail que leurs maris avaient abîmés en mourant. » Comment ne pas s’engager avec lui sur ce chemin? Comment ne pas hurler à l’injustice quand on apprend que sur le salaire de décembre 1974, les Houillères avaient enlevé trois jours de paie aux victimes parce qu’elles étaient décédées le 27. « Au bas de la fiche de salaire, en plus des trois jours dérobés, la direction avait retenu le prix du bleu de travail et des bottes que l’ouvrier mort avait endommagé». Comment ne pas être solidaire de ce combat après le soi-disant procès qui vit, le 5 juin 1975 le juge Pascal inculper le chef du siège 19 de Lens pour «homicide et blessures involontaires» avant d’être dessaisi du dossier pour «fautes de procédure»? Patiemment, et alors que sa femme est en train de mourir, il assemble les pièces du puzzle, les coupures de journaux, les témoignages. Il cherche et recoupe les informations. Après bien des années, il est prêt. Sa conviction est faite: « J’allais étouffer Dravelle. Le priver d’air à jamais. Lui faire payer la vie d’hommes morts la gueule ouverte. Ces gars qui lui avaient fait confiance, qui étaient descendus le cœur léger après cinq jours de repos. Qui avaient fêté la Saint-Etienne. Qui avaient trinqué à Sainte-Barbe, leur verre d’alcool de cerise à la main. Ces garçons qui pensaient que la fosse avait été arrosée, que la poussière mortelle n’était plus qu’un mélange d’eau et de rien, que le grisou avait été neutralisé. Qu’il n’y avait aucune raison pour un ouvrier de mourir au travail. »
Sauf que, quand il retrouve le Nord et se met à la recherche de ce contremaître chargé de la sécurité, il rencontre un vieil homme silicosé qui lui ouvre sa porte et lui raconte ce sentiment de culpabilité qui l’habite. Mais Michel n’entend pas flancher et veut la peau de ce meurtrier par négligence. Son agression lui vaudra un procès qui est aussi une tribune. Une nouvelle occasion d’évoquer ce monde aujourd’hui disparu, de dire à quoi ressemblait la mine. « J’ai raconté la fraternité, les hommes qui frottaient le dos des autres hommes; la solidarité des forçats du puits. J’ai raconté le 27 décembre 1974. Les sirènes au-dessus de la ville. Le petit jour maudit. Les femmes devant leur porte, attendant d‘être veuves. Les enfants perdus, au milieu de la foule inquiète. Cette ville grise, marchant lentement vers Saint-Amé devenu sépulture. Les policiers qui ont empêché notre colère, Jojo vivant et puis Presque mort. J’ai raconté l’hôpital. Le combat de mon frère pour la vie. Vingt-six jours d’agonie avant de rejoindre ses 42 copains. La ville l’avait oublié. La mine aussi. »
Secondé par une avocate qui a aussi une histoire familiale liée à la mine, on sent qu’il touche au but. Que son œuvre de réhabilitation va triompher. Que toutes les peines, toutes les douleurs, toutes les vies brisées qui tiennent dans cette phrase terrible, «Ce n’est pas parce qu’un mineur remonte qu’il est encore vivant», seront reconnues.
Sauf que Sorj Chalendon sait jouer avec son lecteur. Ce splendide roman, à mon sens le meilleur qu’il m’a été donné de lire jusque-là parmi ceux de la rentrée 2017, vous réserve encore quelques surprises, mêlant les âmes noires aux gueules noires.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Venge-nous de la mine», avait écrit mon père. Ses derniers mots. Et je le lui ai promis, poings levés au ciel après sa disparition brutale. J’allais venger mon frère, mort en ouvrier. Venger mon père, parti en paysan. Venger ma mère, esseulée à jamais. J’allais punir les Houillères, et tous ces salauds qui n’avaient jamais payé pour leurs crimes.

Autres critiques
Babelio
Culturebox (Laurence Houot)
La cause littéraire (Pierrette Epsztein)
Le Temps (Alexandre Demidoff – suivi d’un entretien avec Sorj Chalandon)
Blog Bricabook
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Lis-moi si tu veux

Les premières pages du livre
« Joseph, serré tout contre moi. Lui sur le porte-bagages, jambes écartées par les sacoches comme un cow-boy de rodéo. Moi penché sur le guidon, main droite agaçant la poignée d’accélération. Il était bras en l’air. Il chantait fort. Des chansons à lui, sans paroles ni musique, des mots de travers que la bière lui soufflait.
Les hurlements de notre moteur réveillaient la ville endormie.
Mon frère a crié.
— C’est comme ça la vie !
Jamais je n’avais été aussi fier.

J’avais conduit la mobylette de Jojo une seule fois avant cette nuit-là. En rond dans notre cour de ferme, comme un cheval de manège empêché par sa longe. Il avait acheté cette Motobécane pour remplacer la vieille Renault qu’il n’utilisait plus. Il ne réparait pas sa voiture, il la ranimait. Et la laissait vieillir le long du trottoir.
— On s’en servira le dimanche.
À vingt-sept ans, mon frère avait aussi abandonné son vieux vélo pour le cyclomoteur.
— La Rolls des gens honnêtes, disait-il aussi.
Contre une pièce de monnaie, je frottais les chromes, j’enlevais la boue qui piquetait les fourches, j’essuyais les phares, je graissais le pédalier. J’avais le droit de ranger les outils sous la selle. Tout le monde l’appelait « la Bleue ». Mon frère l’avait baptisée la Gulf, comme la Porsche 917 conduite par Steve McQueen dans Le Mans, un film que Jojo m’avait emmené voir en français au Majestic.
Steve McQueen jouait le pilote automobile Michael Delaney.
— Chez nous, Michael Delaney se dit Michel Delanet, m’avait expliqué mon frère.
J’étais sidéré. Delanet et moi avions le même prénom. »

Extrait
« il fallait que je quitte le bassin. Je ne voulais pas d’un horizon de terrils. De l’air âcre des cheminées. Je ne pouvais plus passer devant les grilles de la mine, croiser les gars sur leurs mobylettes. Baisser les yeux face aux survivants. Entendre le souffle des chevalements que seul mon Jojo avait le droit d’imiter. J’étais épuisé des hommes à gueules de charbon. Je ne supportais plus de voir leurs mains balafrées, entaillées, leurs peaux criblées à vie d’échardes noires. Les regards harassés me faisaient de la peine. Même le dimanche, même nettoyés dix fois, les cous, les fronts, les oreilles racontaient la poussière de la fosse.
Et mon frère disparu. »

À propos de l’auteur
Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de sept romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens) et Profession du père (2015). (Source : Éditions Grasset)

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