Femmes et esclaves : L’expérience brésilienne 1850-1888

Femmes et esclaves Couv

Femmes et esclaves : L’expérience brésilienne 1850-1888, de Sonia Maria Giacomini, traduit du portugais (Brésil) par Clara Domingues, préfacé par Arlette Gautier et Mariana Oliveira dos Santos, Éditions iXe, 2016 (VO : 1988 puis réédition en 2013), 160 pages.

L’histoire

Femmes et esclaves reste à l’heure actuelle encore un ouvrage pionnier. Publié pour la première fois en 1988, réédité depuis à deux reprises, il porte sur une période qui va de la fin de la traite négrière (1850) à l’abolition tardive de l’esclavage (1888). L’analyse de matériaux bruts – textes et propositions de loi, articles de presse et petites annonces de vente ou de location d’esclaves –, étayée par la lecture d’ouvrages plus récents sur l’histoire de l’esclavage, livre en creux un tableau cruel de la vie des femmes esclaves.
Sonia Maria Giacomini examine les tensions inhérentes à leurs rôles sociaux et s’attelle à déconstruire les mythes entretenus par l’historiographie nationale sur la mansuétude propre à l’esclavage brésilien. Elle donne aussi à voir certaines des racines historiques de la situation actuelle des femmes au Brésil, en particulier des femmes noires appartenant aux classes pauvres. Son travail est une contribution importante à l’histoire des femmes exploitées. Ainsi qu’elle l’explique dans l’Introduction à l’ouvrage : « D’une manière générale, les historiens ont fait disparaître, consciemment ou non, le rapport de classe, et présenté l’esclave, et surtout la femme esclave, comme un membre supplémentaire de la grande famille patriarcale. En réalité, c’est un “double silence” qui se joue là. Au silence sur les femmes en général (“l’histoire est masculine”), s’ajoute le silence sur les classes exploitées (“l’histoire est l’histoire des classes dominantes”). »

Note : 5/5

Mon humble avis

Merci à Babelio et surtout aux Éditions iXe de m’avoir fait parvenir cet ouvrage en échange d’une chronique honnête, dans le cadre d’une Masse Critique.

Pour expliquer un peu mon choix de ce livre (parmi d’autres certes) dans la longue liste qui composait la Masse Critique en question : même si je ne les chronique pas toujours ici, j’aime beaucoup lire des livres de non-fiction. Je travaille dans les sciences humaines et sociales, donc c’est guère surprenant, et j’attache un grand intérêt aux études féministes, de genre et des sexualités, entre autres choses. Si j’ai été au départ intimidée par le titre de l’ouvrage – après tout, je ne connaissais rien au sujet – le nombre de page m’a rassurée : en 150 pages, il ne pouvait pas s’agir d’une étude particulièrement pointue, mais plutôt d’une introduction. En effet, Femmes et esclaves est très facilement abordable, même si vous ne connaissez rien à cette période, ce sujet, ou au Brésil.

Deuxième point : je ne connaissais pas du tout la maison d’édition, et c’est une fois que j’ai reçu le livre (avec un joli mot, ce qui fait toujours bien plaisir, plutôt qu’un envoi impersonnel !) que j’y ai regardé de plus près. Et là, un texte précède la page de garde, une sorte d’avertissement ou plutôt de mise en contexte, qui explique que la maison d’édition demande à ses autrices et auteurs d’utiliser la règle de proximité pour ses accords, et non celle du traditionnel et misogyne « le masculin l’emporte sur le féminin ». Autant dire que c’est une démarche tout à fait louable, et que j’étais déjà conquise. En effet, les Éditions iXe publient des textes féministes, essais et fictions.

Pour en venir à Femmes et esclaves plus précisément, je disais plus haut qu’il est tout à fait accessible, déjà grâce à sa préface et son introduction qui rappellent les différentes recherches faites sur le sujet et en fait une critique rapide, mais aussi par un travail impressionnant de la traductrice. Cette dernière n’hésite pas à ajouter des notes pour resituer des personnes probablement connues d’un lectorat brésilien, ce qui nous permet de comprendre les références et le contexte des citations notamment. Je souligne aussi la présence d’un glossaire, puisque certains mots sont conservés en portugais, étant donné qu’ils e référent au contexte particulier qu’est l’esclavage au Brésil.

En inscrivant la dialectique du genre, de la race et de la classe dans l’histoire du Brésil, [l’ouvrage] met en lumière la participation des femmes esclaves aux processus de libération. Au-delà de la compréhension de l’évolution des perceptions historiques de l’esclavage au Brésil, son apport souligne le rôle des femmes noires dans la constitution de la culture nationale et les dilmmes particulièrement douloureux auxquels elles étaient confrontées.

L’objectif de l’autrice, Sonia Maria Giacomini, est de se focaliser sur l’expérience des femmes esclaves, ce qui n’avait pas été fait auparavant, du moins sans que l’expérience en question soit romantisée : le colon magnanime « s’occupait » des femmes esclaves qui devenaient alors privilégiées de par leur statut de femme. Sonia Maria Giacomini entend bien montrer à quel point cette idée est fausse : les femmes esclaves étaient victimes en réalité d’une double peine. Par exemple, non seulement elles subissaient les avances et les viols de leurs maîtres blancs, mais en plus l’éventuelle grossesse qui s’en suivait était une punition supplémentaire. Enceintes ou non, elles avaient la même charge de « travail » dans les champs. Sans parler de l’enfantement, qui n’était pas non plus une raison pour ne pas aller aux champs, et qui signifiait mettre au monde un être qui deviendrait automatiquement un esclave. C’est d’ailleurs pour cela que de nombreuses esclaves tentaient des avortements.

Ceci n’est qu’un exemple des nombreux points évoqués dans ce livre, qui tient ses conclusions d’un travail d’étude fait sur des textes d’époque, notamment des petites annonces passées dans les journaux concernant les ventes, achats et locations d’esclaves, mais aussi les annonces d’esclaves en fuite et recherchés. L’autrice précise qu’étant donné la limitation des sources, une étude plus approfondie serait nécessaire pour valider ou invalider les hypothèses qu’elle émet.

La relation entre les femmes esclaves et leurs enfants était donc reconnue comme familiale. Elle est du moins présente dans certaines références, alors que les relations entre père esclave et enfant ou entre frères et sœurs esclaves ne sont même pas mentionnées. La question de la paternité est tout à fait inexistante. C’est le ventre maternel qui détermine la condition des rejetons. Pour ces raisons, tout porte à croire que la seule relation parentale possible entre esclaves passait nécessairement, si ce n’est exclusivement, par la figure de la mère et, surtout, par la relation mère-enfant dans les premières années de vie de l’enfant.

La séparation du livre en chapitre permet d’aborder différents sujets : la reproduction des femmes esclaves, la « famille » esclave, les « mères nègres », l’exploitation sexuelle, et enfin les relations qu’entretenaient les maîtresses avec leurs esclaves. Pour évoquer quelques points, la « famille esclave » n’existait pas vraiment, puisqu’il n’y avait pas d’intimité et aussi beaucoup d’avortements, ou de morts infantiles. En effet, une esclave mère nourricière n’avait plus assez de lait pour son propre enfant. Il y eut même des tentatives de la part des esclavagistes pour contrer ces avortements et infanticides : la femme esclave obtenait de maigres heures supplémentaires de repos pour chaque enfant, et au bout de cinq enfants, elle avait la possibilité de les laisser en esclavage et d’être affranchie… Concernant les mariages, s’ils étaient légalement reconnus, les maîtres choisissaient parfois d’ignorer complètement ce lien, et de séparer les époux, voire de les vendre séparément.

L’autrice rappelle très justement que l’oppression des femmes n’était pas la même selon les classes : une femme bourgeoise ne vivait pas la double exploitation d’une femme prolétaire par exemple.

Les qualités physiques et la sexualité respectives des maîtresses et des esclaves jouaient des rôles antagonistes dans la société patriarcale esclavagiste. Tandis que la sexualité des premières se limitait à la procréation dans le cadre de relations conjugales, les secondes, ravalées au rang d’objet sexuel que s’appropriait l’homme blanc, se voyaient tout autant dénier la maternité que la possibilité de relations familiales. Tout oppose les maîtresses blanches, mères chastes et pures, aux esclaves noires, sensuelles, lascives, immorales, sans religion et infanticides.

Ce livre permet donc de mieux comprendre la situation particulière des femmes esclaves au Brésil à cette époque, et potentiellement de mieux comprendre l’évolution de la condition des femmes et des personnes racisées depuis l’abolition de l’esclavage. Une lecture très enrichissante et intéressante, et je ne manquerai pas de m’intéresser au reste du catalogue des Éditions iXe !


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