Dominique Blondeau nous parle de Jean-Pierre April…

On lui envoie des courriels, des cartes virtuelles auxquels elle ne répond que si on lui téléphone pour lui signaler nos marques d’amitié. Elle craint la révolte des machines si nos messages traversent trop rapidement l’espace. La poste est pour elle l’apanage d’une lettre enfermée dans une enveloppe, timbrée, oblitérée humainement. On se moque gentiment d’elle, on l’accuse d’outrages au modernisme, elle éclate d’un rire éraillé, elle a quatre-vingt-huit ans. On a lu les contes de Jean-Pierre April, Méchantes menteries et vérités vraies.

Si les contes, qui ont enchanté l’enfance de plusieurs lecteurs et lectrices, sont remis en question à cause de leur soi-disant manque d’innocence, ceux que propose ici l’écrivain, sont sans équivoque. Ils ont été rédigés pour des adultes avisés. Ces histoires mi-burlesques, mi-pathétiques, se déroulent de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours ; elles se situent dans des villages québécois dont plusieurs n’existent plus. Il n’est pas nécessaire de respecter la chronologie du temps pour savourer ces contes à leur juste mesure. Parfois, à leur grinçante démesure. Si on a choisi d’accompagner l’écrivain-conteur dans ses déambulations bien souvent hivernales, c’est pour mieux se réjouir, ou se désoler, d’une époque où cochons et maîtres mangeaient, dormaient ensemble pour se tenir chaud. « Les animaux restaient avec le monde », affirme le narrateur, presque jubilatoire. Jusqu’au ménage, décrète une grand-mère, qui « vire les planches de bord », tellement la saleté envahit la pièce. Et puis, la « marmaille » s’amuse « ben » avec la « cochonnaille », nous convainc-t-elle. Il faut s’attendre à quelque animosité pointue dirigée contre le boss anglais, toutefois enrobée d’une ironie maligne et cinglante. Les femmes, maîtresses consacrées au royaume de diverses maisonnées, les mères et les bébés, suspendus aux branches, prostituées et religieuses tiennent les hommes en laisse, la folie en place. Les incendies, symboliques, ou brasiers ravageurs, enflamment les cœurs et la chair. Il y a aussi les silences complices, ceux qui protègent les pécheurs coupables d’actes réprouvés, absouts par le curé, qui font que la mémoire entasse des anecdotes savoureuses, pour concocter des légendes plus ou moins vraisemblables. Nous savons que le temps augure mal lorsque les témoins sont morts, que les langues se délient maladroitement. Exagérément.

On théorise sur des événements qu’on décrit à peine, ne désirant pas à notre tour leur apporter matière à menteries, les lieux se livrant moindrement quand on les imagine enneigés pendant trois hivers d’affilée, sans qu’un printemps se montre pour décrotter les villageois de Saint-Julien, la neige les ensevelissant jusqu’au renouveau saisonnier. Menterie improbable ? À grands pas, ne pouvant parler de tous ces récits captivants, on a enjambé des années, franchi des espaces trop glacés, trop engourdis de frustrations pour s’y attarder. On pense à la petite bonne femme à grosse tête, prisonnière de religieuses malveillantes, parce qu’elle s’évade de l’hôpital pour respirer les fleurs dans un jardin environnant. La haine vaincra l’innocence, la poésie, enfermée dans cette grosse tête. Pour oublier tant de méchanceté abusive, si cela est possible, et si cela est vrai, cette histoire de pouvoir tyrannique, on se dirige vers les maisons de perdition, comme se dénommaient les maisons closes, les maisons de débauche. À Saint-Paul-de-Chester, il y en avait cinq. Elles ont eu un destin digne et grivois, de connivence avec les « filles » qui s’y adonnaient sans grand plaisir, avec les « gars [ qui ] y buvaient, fêtaient et baisaient. » Le conte, La vraie vérité sur le but refusé d’Alain Côté, peu importe la véracité de ce texte hilarant, reflète la passion d’un peuple envers son sport national. On est spectatrice d’une poignée d’hommes pour qui la vie ordinaire est un enjeu expiatoire. La dernière menterie ou vérité vraie, bien que bellement séduisante, nous laisse perplexe. Le garde-manger sans fond, unissant les mains de Karine et de Samuel, un 16 août 2015, dérange nos principes de lectrice avertie. Pas le garde-manger mais les aliments qui disparaissent sans laisser la trace d’une souris vagabonde…

Ces récits aux façades tristes ou souriantes, qui ont ravi notre regard étranger, limitentDominique Blondeau nous parle de Jean-Pierre April… cependant notre perception d’une culture différente de la nôtre. Leur quête symbolisant un émouvant et saisissant passé, on est persuadée que ces écrits ne doivent pas disparaître. Ils témoignent de petites joies, de grandes misères, sur lesquelles s’est bâti un pays où il fait bon vivre. La mémoire s’avère un sceau indélébile quand elle verbalise de bouche insinuante à oreille malicieuse ce qui, avant nous, se révélait nécessaire pour se souvenir que la vie n’est ni tout à fait méchante menterie ni tout à fait vérité vraie. Moralité, s’il y en a une à tirer de ce recueil divertissant, nous trichons tous et toutes un peu, et c’est bien ainsi.

Méchantes menteries et vérités vraies, Jean-Pierre April
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 165 pages

Notes bibliographiques

Dominique Blondeau nous parle de Jean-Pierre April…Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois