J'en parlais il y a quelques temps : entre Echenoz et moi, ça partait mal. Depuis, j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai embarqué la liseuse chez le coiffeur, où j'ai lu la moitié d'ouvrage qu'il me restait. Mais j'ai éteint mon appareil tout aussi perplexe.
Le monde entier est en train de me dire qu'il faut aimer cet auteur. Ça a commencé en librairie, où le livre est sur tous les présentoirs. Il avait même son petit bandeau bleu, annonçant simplement Jean Echenoz. J'ai même lu je ne sais plus où : Le nouveau Echenoz est arrivé ! Le nom est un argument marketing - ou, du moins, une référence. J'ai lu des critiques dithyrambiques ça et là. Télérama parle de " mécanismes de haute précision, divinement conçus, réglés avec une minutie d'horloger suisse et huilés par un humour hautement métaphysique " ; un lecteur Babelio utilise le même genre de métaphore, puisqu'il parle de " haute couture ". Et, cela a été communiqué hier, Jean Echenoz est lauréat de prix 2016 de la BnF pour l'ensemble de son oeuvre. Alors je vais vous avouer mon impuissance un peu honteuse : je ne comprends pas pourquoi. Il est très probable que j'aie tort, vu le consensus que j'ai vu se déployer chez critiques, lecteurs et institutions.
Je n'aurai donc pas prétention à dire au monde entier qu'il a tort : au delà d'un certain stade, il est plus sain de se demander ce que nous, nous avons manqué, plutôt que d'accuser les gens, la société ou les Illuminatis. D'ailleurs, Envoyée spéciale est peut-être un des livres pour lesquels j'ai lu le plus de critiques, parce que j'espérais y trouver une clé de lecture qui m'avait manquée pour apprécier pleinement l'oeuvre ; comme un coup de baguette magique qui aurait transfiguré tout ce qui me faisait tiquer pour en révéler le sens profond. Mais rien n'y a fait. Alors tout ce que je puis faire, c'est d'essayer d'expliquer, à la lumière de mes modestes outils d'analyse et de mon parcours de lectrice, pourquoi Envoyée spéciale m'a laissée de marbre.
Petit résumé, afin de plonger au cœur du sujet : Envoyée spéciale, c'est l'histoire de Constance, une femme assez superficielle, qui est enlevée et séquestrée dans la Creuse sous les ordres du général Bourgeaud, avant d'être envoyée en Corée du Nord y séduire un haut dignitaire. Tout cela parce qu'elle est l'épouse du compositeur Lou Tausk et l'interprète originale de sa chanson Excessive, qui a été un tube à l'international. Le roman regorge de révélations et de retournements de situations et foisonne de personnages secondaires, plus ou moins caractérisés, qui se mêlent et s'entremêlent de plus en plus au fil de l'histoire. Ceci posé, concentrons-nous plus précisément sur le contenu du roman.
Ce que je retrouve le plus dans les chroniques dédiées à Echenoz, c'est la louange du style. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles ce livre et moi, ça n'a pas marché. Parce que s'il y a de beaux passages, rares moments de respiration, de calme dans la frénésie du texte, j'ai aussi vu des facilités d'écriture qui m'ont rapidement dérangée. Parfois, j'ai eu l'impression que l'auteur dégainait d'autant plus facilement marques et patronymes qu'il pouvait ainsi se dispenser de décrire ses personnages, qui tiennent pourtant du stéréotype et peuvent donc être facilement caractérisés. Un exemple, noté dans les premières pages :
L'agent nommé Philippe Dieulangard a haussé les épaules puis s'est assis devant son ordinateur. Dans ce mouvement, comme jaillissait de sa personne une puissante émanation de lotion après-rasage Hugo Boss, les narines de Constance se sont rétractées.
Et c'est bête, mais préciser que l'après-rasage était de telle marque était-il bien nécessaire ? Est-ce que cela sert à mieux camper le milieu social du personnage, ses goûts, ce qu'il dégage ; la marque ne peut-elle vraiment pas être remplacée par un adjectif désignant la même chose, mais plus neutre ? Or, si l'on connaît la marque de vernis préférée du personnage principal ou celle des costume de Lou Tausk, ceux-ci apparaissent comme délibérément creux, cantonnés à leur apparence et à quelques réflexions qui ne les singularisent pas tant que ça. Tausk et toutes ses prétentions se trouve tout dans l'envolée de quatre pages contre le métro parisien, que j'ai trouvée cliché au possible. C'est normal, me direz-vous, c'est parce que c'est parodique. J'y reviendrai.
C'est un élément assez omniprésent tout au cours de l'histoire : on nous précise très souvent la marque ou le nom des choses. Cigare, vernis à ongles, costumes. Si l'on croise un écrivain, ça ne peut pas être " un écrivain " tout simplement, ou Monsieur Bidule et autres noms inventés ; non, c'est Pierre Michon. On pourrait se dire que ces petits détails contribuent à planter le décor et à faire vrai. Toujours chez Telerama, je lis d'ailleurs : " Sans compter, à chaque page, mille et un détails et précisions en tous genres, tantôt utiles à l'avancée de l'histoire, plus volontiers franchement digressifs, mais qui dressent peu à peu de notre époque, de nos paysages urbains ou ruraux, des us et mœurs quotidiennes de l'individu contemporain un extraordinaire et cocasse tableau ". Mais, outre que j'ai eu l'impression, à de nombreuses reprises, de voir plutôt un tableau non de la France actuelle mais de la France d'autrefois - ou un tableau de la France actuelle vue comme celle d'autrefois - j'ai l'impression que ça donne aussi à l'ouvrage ses limites. Toutes les références de marques et repères socio-culturels ne sont pas maîtrisés par tout le monde, et rien ne nous dit que, dans cinq ou dix ans, les référentiels n'auront pas déjà totalement changé. C'est comme si Envoyée spéciale se préparait, avant l'heure, à devenir un de ces romans désuets qu'on relit à soixante ans pour se rappeler son époque. Alors, me direz-vous, c'est peut-être aussi ce qui fait le ton et l'humour du livre. Peut-être. J'y reviendrai comme j'ai dit.
J'ai trouvé les personnages peu sympathiques et caricaturaux. Je n'accuse pas l'auteur, car vu la façon dont il nous les présente, c'est complètement fait exprès. Mais si je suis très peu réfractaire aux allusions extra-diégétiques, aux clins d'œil de narrateur et autres brisures volontaires d'illusions, je dois avouer une faiblesse de lecture : quand des personnages m'agacent, je n'arrive pas à me sentir concernée une seconde, même pour de rire, à ce qui leur arrive. Manque de chance : ni Constance et sa si féminine frivolité,ni Tausk et son orgueil égoïste, ni Pognel et son drame de loyauté, ni les autres n'ont réussi vraiment à me toucher. Encore une fois, je pense que c'est voulu : on nous présente les situations graves avec un ton bien trop léger pour nous enjoindre à les prendre au sérieux. Cependant, lorsque le ton désinvolte est l'occasion de parler séquestration, sévices et autres, j'ai ressenti un certain malaise. Ainsi la relation entre Clément Pognel, récemment sorti de prison où il a connu toutes sortes de sévices quotidiens, avec Marie-Odile, quadragénaire au chien tatoué sur le bras, permet-elle de faire passer, sur le ton de la blague, que malgré ses viols à répétition, Pognel se révèle parfait au lit, c'est à dire " extrêmement viril " tandis que Marie-Odile " se [montrait] capable de jouer alternativement au lit les rôles de mère protectrice, de petite fille innocente et de pute imaginative ".
Alors peut-être que cet aspect fondamentalement creux des personnages et leurs affinités avec tous les clichés possibles et imaginables servent la parodie du genre - soit roman-film noir dans la première partie, roman d'espionnage dans la seconde. Mais, maintenant que j'y reviens, je ne trouve pas cela drôle. J'ai essentiellement deux pistes pour m'expliquer ça (et une troisième un peu plus nulle). Commençons par la nulle : ça ne doit pas être mon humour. Ça arrive, c'est comme ça. Je me rappelle de ma mère qui voyait mon père et moi nous esclaffer devant, au choix, Laurel et Hardy, Benny Hill ou encore Tex Avery, et avouer qu'elle ne voyait pas ce qu'il y avait de drôle là-dedans. C'est aussi, et voilà qu'entre en scène ma deuxième hypothèse, qu'il faut plusieurs conditions pour que la parodie fonctionne. Et il faut d'abord qu'il soit clair pour le lecteur qu'il s'agit bien d'une parodie. Replaçons-nous dans le contexte : je ne connais pas Echenoz, je sais juste qu'il a bonne réputation. Exercice pratique. Je découvre, au chapitre 10, ce passage :
On oublie trop souvent que les jambes des femmes leur sont également utiles pour avancer : on les tient tellement pour des objets d'art qu'on tend à négliger cet usage fonctionnel. Or, découvertes et disgracieuses, celles qu'aperçoit Pélestor non loin de ses propres pieds posent une question réelle : si les moches ne servent plus qu'à l'exercice de la marche, dès lors pourquoi les montrer ?
Ou encore (double exercice pratique !) :
Arrivé à Neuilly, il s'est fait annoncer à Hubert par son assistante dont, comme elle va prévenir l'avocat, Tausk a distraitement admiré le verso : jolies jambes, jolie nuque, joli cul.
Je ne suis pas du genre à venir mettre mes convictions dans la balance dès lors que je veux juger d'une oeuvre littéraire. Nous avons là deux personnages différents, à peu près de la même génération, qui font leur vie et commentent allègrement le physique de toutes les femmes qui passent. (Soyons juste : les femmes traitent également des hommes comme des bouts de viande, ça m'a juste semblé moins fréquent.) Ca peut donner une idée de la superficialité des personnages, ou de l'importance démesurée de leur libido, tout ce qu'on veut. Le problème, c'est que de tels commentaires représentent un phénomène encore tellement courant que je n'ai pas su déterminer, à ma lecture, si c'était sérieux (je ne pense pas que ça le soit, cependant), si c'était une blague (que je n'ai pas trouvée amusante) ou si cela participait uniquement de la caractérisation des personnages (puisqu'ils se révèlent finalement tous comme ça).
Enfin, ce qui a posé le plus problème, et ce qui, à mon sens, a fait que je suis totalement passée à côté de ce texte, c'est que je n'ai jamais lu de romans d'espionnages. Cela implique que je ne connais les codes de ce genre de romans que par leurs clichés, et qu'il m'était donc impossible de voir en quoi Echenoz jonglait avec. Au stade où j'en étais, je n'ai pu que le voir jouer avec ses personnages comme avec autant de figurines, avec un certain brio dans le réseau relationnel qu'il leur tisse, mais sans leur donner assez d'impact ou de profondeur pour que leurs aventures m'importent.
Un réel rendez-vous manqué, en somme, ce que je regrette. Je me dis cependant qu'il serait intéressant pour moi de tenter un roman d'un tout autre type, et me demande si, en tant qu'amatrice de l'époque, je n'irais pas jeter un œil du côté de 14, qui se déroule pendant la première Guerre Mondiale.
En tout cas, j'aurai validé la lettre E de mon challenge ABC, et lu un autre ebook pour mon challenge Myself. Et je ne m'inquiète pas une seconde pour Echenoz : il y a plein de lecteurs de bon goût qui vont expliquer à qui veut l'entendre tout ce qu'il y a de bon dans Envoyée spéciale !