[P] La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

[P] La Maison dans laquelle de Mariam Petrosyan

Ne pas frapper, ne pas entrer. Ces quelques mots sont tracés comme à la craie sur la quatrième de couverture. Bien sûr, il suffit d'interdire pour que le lecteur ait envie d'entrouvrir le livre, et le feuillette, l'air de transgresser une limite. Et sans nous le dire, sans même en avoir l'air, la Maison nous a déjà un peu piégés. Et une fois que les portes se referment derrière nous, c'est fini : le temps a suspendu son vol et Lamartine n'ose plus l'ouvrir. Il y a l'Extérieur (c'est à dire) le monde réel, et il y a la Maison, avec ses logiques, frontières et ses temporalités propres. La Maison dans laquelle les minutes s'écoulent au ralenti parce que quelqu'un s'amuse régulièrement à briser les horloges accrochées aux murs. C'est une pension bizarroïde pleine d'enfants un peu abîmés qui se sont regroupés en chambres et factions. Elle a parfois l'air un peu à l'abandon et, alors que les adultes détournent le regard, elle s'effrite, grince, se transforme. Quant aux gamins... En attendant Godot et les fatidiques dix-huit ans qui les obligent à quitter la Maison, ils se mettent, plus ou moins consciemment, à vivre un peu trop fort. C'est là tout l'intérêt et tout le drame de l'histoire.

Les règles de l'endroit sont à la fois immuables et mouvantes. Quelques constantes, cependant : on y perd nom et attaches, parce qu'on se fait une place dans la Maison, et qu'au fil des jours, des semaines et des mois, l'Extérieur et ses règles lentement s'éloignent au point de devenir étrangères voire menaçantes. Pourtant, l'endroit n'est en rien un cocon d'innocence ou un havre de paix. Sans doute que les terreurs que l'on s'invente nous sont plus douces, quand bien même seraient-elles le reflet de celles, tangibles, trop réelles, qui nous attendent au dehors.

Dehors, dedans ; réel, fantasmagorique : La Maison dans laquelle est un roman de nuances et de contrastes. Un Caravage à côté duquel on aurait dessiné, maladroitement, des bestioles qu'on transforme doucement en monstres. Le livre s'attarde à plusieurs reprises sur les fresques que dessinent et ont dessiné les générations de pensionnaires sur les murs de plâtre. Parmi eux, les dessins de Léonard, trésor singulier dérobé à la vue des professeurs par les affiches pédagogiques ; autour d'eux, les tags, les messages, les insultes et les poèmes de tout un chacun, déposés, grattés ou peints dans l'espoir de laisser une marque dans ce monde à la marge. Remonter les vieux couloirs se mue en démarche historique, voire en pèlerinage. De la même façon, le roman s'attarde régulièrement sur le passé de la Maison et de ses résidents, fondamentalement lourd, aussi omniprésent qu'insaisissable.

J'avais compris que le goût des habitants de la Maison pour les histoires à dormir debout n'était pas né comme ça, qu'ils avaient transformé leurs douleurs en superstitions, et que ces superstitions s'étaient à leur tour muées, petit à petit, en traditions.

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Ce qui est gênant, lorsqu'on croise un objet littéraire aussi spécial, c'est qu'on a l'impression qu'il faut absolument le comparer. Ce n'est pas aberrant : La Maison dans laquelle regorge de références, déguisées, parfois implicites, mais toujours palpables. Et ses longs couloirs qui s'émiettent renvoient malgré tout bien des échos. Au fil de ma lecture, j'ai pensé tour à tour à un Poudlard plus dangereux et bizarre que l'originel ; à un Pays imaginaire où la mesure du temps qui passe ne peut être qu'une menace pour qui refuse de grandir ; au Pays des merveilles de Lewis Carrol, dont certains passages sont cités en épigraphe ; ainsi qu'à des références diverses et variées de culture pop, punk, ou gothique. C'est un réflexe normal, en outre : pour définir le nouveau, on a besoin de le mettre en regard avec ce qu'on connaît, de le situer par rapport à nos repères déjà établis. Le risque serait de voir dans ce roman un patchwork sans suite de références bizarroïdes enfilées les unes à la suite des autres, alors qu'il ne se limite pas à ça. Il n'est pas qu'un cocktail, un amoncellement de bric-à-brac comme en constituent certains pensionnaires de la Maison : c'est aussi un tout qui construit, par touches, sa propre logique et ses propres références. C'est rare, au fond, de lire un bouquin et de se dire qu'on est face à quelque chose d'unique en son genre - ou, du moins, de véritablement particulier.

" L'Aveugle, demanda-t'il, tu sais ce que est écrit sur les vêtements de Casse-Pieds et Pleurnichard ? Je suis unique. Et tous les deux ont le même.
L'Aveugle sourit. Louis s'esclaffa joyeusement depuis son poste :
- Un type unique plus un autre type unique, ça les rend déjà un peu moins uniques! Et si on ajoute tous ceux qui sont uniques au monde, ça donne toute une mer de particularités. "

Pour tout cela, et aussi...

  • parce que le roman me semble bien parler du handicap, avec pragmatisme et un rien parfois de réalisme cruel ; sans jamais pourtant limiter les enfants à leur problème physique ;
  • parce qu'on fait rarement des personnages d'enfants et d'adolescents si bien campés et qu'on s'attache à Fumeur, à l'Aveugle, Sphinx, Loup, Rousse, Sirène et les autres ;
  • parce que c'est un joyeux bordel de roman choral, mais qu'on est presque heureux de s'y perdre, parce que ça fait partie du concept ;
  • que, malgré ça, l'histoire est construite, que l'auteur nous amène correctement au climax, et que la retombée d'après donne au roman tout son sel et toute son amertume
  • parce que l'ambiance de fou, quoi !

Pour tout cela et plein d'autres choses, La Maison dans laquelle risque fort d'être un mes coups de cœur de l'année. Jetez y un œil, ne craignez pas le petit millier de pages - c'est sombre, drôle, mystérieux et envoûtant.

Pour Sauterelle, la Maison était comme une ruche géante. Dans chaque alvéole, il y avait une chambre ; dans chaque chambre, un monde.

La Maison dans laquelle a été écrit sur dix ans par Maryam Petrosyan. Il est sorti en 2009 en langue russe, avant d'être traduit dans de nombreuses langues. Au tour du lectorat français de découvrir ses méandres, grâce à la traduction de Raphaëlle Pache. J'ai reçu ce roman grâce à Babelio, dans le cadre d'une opération Masse critique privilégiée.

Il nous est bien difficile de renoncer à un rêve. Il nous est plus facile de compliquer le chemin qui y mène plutôt que de se résoudre à le croire irréalisable.