Arthur Schnitzler, c'est un auteur d'il y a longtemps. Pas longtemps au sens où il est mort en 1931, mais au sens où cela fait longtemps, très longtemps que je ne l'ai pas lu. Son souvenir, vague et lointain, est resté attaché à ceux de mes premières années universitaires. Un de mes professeurs de là-bas, celui qui prenait toujours une barre chocolat-noix de coco au distributeur lors de la pause, en avait fait un de ses sujets d'étude. Si l'on remonte plus loin encore, Schnitzler, ça a été aussi ma première vraie lecture en allemand, avec Mademoiselle Else que j'avais essayé de lire pendant les vacances d'été, avant d'entrer en classe prépa'. Je ne crois pas que je sois allée jusqu'au bout, c'était un peu dur pour moi. Il y a aussi La Ronde, qui est dans mes étagères depuis un moment, mais que je n'ai pas encore lu ; La Ronde que je connais par le célèbre Eyes Wide Shut. Le souvenir d'Arthur Schnitzler m'est à la fois agréable et un peu mélancolique. Mais je n'avais pas conscience, avant d'ouvrir Gloire tardive, qu'il avait également fort pâli avec le temps.
Gloire tardive, Später Ruhm en langue originale (je reprends l'allemand, permettez-moi de crâner), est une nouvelle qui n'a pas été publiée du vivant de l'auteur : demeurent dans le journal de Schnitzler quelques traces montrant qu'elle aurait été écrite courant 1894 et 1895. Celui-ci la propose ensuite à Hermann Bahr, qui lui propose de la raccourcir d'un tiers environ, et de la publier morcelée dans son journal. Finalement, cela ne se fait pas, et la nouvelle risque bien d'être détruite avec le reste, écrasée par le rouleau compresseur de la Grande Histoire. Finalement, elle ressort aujourd'hui, dans une copie ultérieuse, dactylographiée, annotée ça et là par le fils Schnitzler. C'est cette copie qui est publiée en grande pompe en 2014 en Allemagne, et qui sort aujourd'hui chez nous, traduite par Bernard Kreiss.
Ecrire des vers à vingt ans, c'est avoir vingt ans. En écrire à quarante, c'est être poète.
Francis Carco
Gloire tardive nous raconte les espoirs déçus d'un petit fonctionnaire qui a pris de l'âge, Edouard Saxberger. A vingt ans, il se voyait poète, et avait publié un recueil de vers, intitulé Promenades, mais la vie depuis l'a rattrapé, et il va à son travail, dîne avec des amis ou... se promène aujourd'hui selon un schéma aussi morne que défini à l'avance. Mais ses petites habitudes volent en éclat le jour où un jeune homme sonne chez lui et demande à le voir : ce dernier fait partie de la " Jeune Vienne " et, conquis par Les Promenades qu'il a trouvées chez un bouquiniste, rêve de parler à ce grand poète dont il s'est fait un modèle. Il embarque Saxberger à sa suite, lui présente ses amis et collègues littérateurs, la possibilité d'une soirée littéraire se profile... Le vieux Monsieur réagit d'abord avec étonnement, gêne ou modestie, mais il cède peu à peu aux sirènes de la gloire et de la vanité, s'attache à un statut de maître, n'attendait plus depuis longtemps. Bientôt, une question pointe, impérieuse et porteuse de bien des angoisses : et s'il avait fait fausse route dans sa vie ? Et s'il lui fallait aujourd'hui reprendre l'écriture ?
Lorsque j'ai voulu me renseigner sur ce texte et que j'ai parcouru un peu les sources allemandes, j'ai vu (sur Wikipédia) qu'une polémique avait éclaté en Allemagne à la sortie de ce texte, car certains auraient craint un canular littéraire. Ce ne serait pas la première fois qu'un pastiche érudit viendrait à tromper les foules... Je comprends cette méfiance, d'autant plus que le texte apparaît d'une brûlante actualité. Il parle moins de littérature, en effet, que de représentation de soi, de logiques de groupe et de stratégies détournées pour attirer l'attention (des lecteurs, des critiques... mais aussi de l'autre, quel qu'il soit). La galerie des personnages de la jeune Vienne est haute en couleurs, en partie inspirée des littérateurs que fréquentait Schnitzler à l'époque - et elle n'est pas tendre. Je me souviens de cette scène, où chaque littérateur explique aux autres les conditions spéciales dont il a besoin pour travailler : le soir uniquement, sur tel bureau, selon telle mise en place. Echo ironique et ridicule, l'acteur et déclamateur de textes y va aussi de sa confidence :
J'ai une particularité très bizarre, dit le comédien Bolling. Je n'étudie jamais mieux que lorsque le tiroir de mon bureau est plein d'oranges - pourries.
Arthur Schnitzler, Gloire tardive
En avouant à demi-mots qu'il peut écrire à n'importe quel moment et dans n'importe quelle condition, le plus jeune de la troupe récolte railleries et condescendance. Chez nos artistes, beaucoup de pose, au final : il s'agit pour eux de fantasmer sa place dans le champ littéraire, s'imaginer nouveau poète maudit plutôt que de passer des heures à plancher sur leur prochaine oeuvre. La critique n'est pas nouvelle et au même moment, en France, Henri Degron se moquait de ces mêmes prétentions chez la jeune littérature :
Et que font-ils, ici bas, ces microcosmes barrésiens, ces amateurs de la Vie (hum !!...), venus de quelque Olympe pour rire..., joliment prétentieux, le cerveau très plein, déjà, d'une infinité de chefs d'œuvre à révolutionner le monde - et qui n'ont de remarquables, que ces mêmes essais à venir ! Ces Messieurs font de la Littérature... - Chimène, qui l'eût cru ?. - mais, à propos, laissons dans l'urne tomber quelques uns de leurs noms : Voici Henri Albert, Jean de Tinan, André Lebey, Alfred Jarry, Léon-Paul Fargue, etc., etc., admirateurs de Messieurs leurs nombrils... !
Henri Degron, " Chronique ", Le Procope, août 1896, p. 2.
Mais chez Schnitzler, cela va plus loin qu'une bête et méchante opposition entre anciens et modernes. Saxberger est au fond tout autant dans l'erreur que ses admirateurs improvisés, et le ridicule n'amène jamais à la détestation des personnages. On devine aussi toute la détresse de ces "artistes" avec ou sans reconnaissance, qui se perdent dans le relationnel, avides d'être lus et de glaner quelques commentaires, quand eux-mêmes n'ont le temps de lire personne. En cela, Schnitzler pointe un défaut encore bien actuel, et nous tend un miroir peu flatteur, mais un rien indulgent. J'ai été touchée par le parcours symbolique et mental de Saxberger, par les étapes qu'il traverse pour arriver à la conclusion finale - que je ne vous révélerai pas.
C'est donc un très beau classique, à la fois reflet de son temps (la Jeune Vienne est un groupe artistique et littéraire ayant réellement existé, et la plupart des questions qui se posent à cette époque en littérature nous concernent encore aujourd'hui) et d'une étonnante modernité. Est-ce la traduction, le style épuré, presque clinique de l'auteur, ou encore les corrections d'une autre main ? J'ai trouvé que ce texte savait trouver les mots justes pour évoquer les multiples et contradictoires émotions de Saxberger, sans exagération ni larmoiements. Cette lecture m'aura laissée songeuse, et j'ai d'ailleurs fort tardé à en rendre compte, comme s'il m'avait fallu un peu de temps pour la digérer. Elle m'a fait réfléchir sur mon propre rapport à l'écrit et à mes quelques lecteurs, m'a invitée, en passant, à courir moins après les retours directs, et à mieux garder le cap dans mes projets créatifs. A ce compte-là, ce serait presque une lecture d'hygiène mentale.
Et je vous laisse sur encore quelques mots d'Arthur Schnitzler, qui conclura cette chronique avec infiniment plus de justesse et de mélancolie que moi :
C'est toujours la même histoire. Au début, on se contente du plaisir que l'on prend à créer et de l'approbation des rares personnes qui nous comprennent. Mais en cours de route, quand on voit tout ce qui monte à côté de soi, tout ce qui se fait un nom et, même, accède à la célébrité, on en vient à se dire qu'il serait quand même bon d'être enfin écouté et reconnu à son tour. Mais à partir de là, gare aux déceptions ! La jalousie de ceux qui n'ont aucun talent, la superficialité et la malveillance des critiques et, surtout, l'effroyable indifférence de la multitude. On finit par se sentir las, las, las. On aurait encore beaucoup à dire mais personne ne veut écouter et on finit par oublier qu'on a été soi-même l'un de ceux qui voyaient grand, qui avaient peut-être créé quelque chose de grand.
Et je fais un peu de zèle, puisque cela me fera un deuxième classique pour le mois de février !