L’homme qui lisait des livres

contraints à l’exil, laissant derrière eux tout ce qu’ils avaient construit jusque-là. En route vers le camp d’Aqabat Jabr, ils sont battus et humiliés. Le grand-père est jeté au sol, son vêtement arraché. Il le conservera comme une relique, le portant tous les ans à la date anniversaire. « Ce vêtement, avec sa déchirure visible, est devenu le symbole de notre histoire. Il racontait silencieusement les souffrances endurées, les injustices subies et la résilience de tout un peuple. Chaque fil arraché murmurait les récits de nos vies brisées, de nos rêves inachevés et de nos retours interdits. »
Car le camp de réfugiés n’est rien d’autre qu’une prison à ciel ouvert où chaque jour qui passe éloigne un peu plus l’espoir de sortir de « carnaval de misère. Un décor de tragédie où chaque toile de tente, chaque cri d’enfant, chaque soupir résigné attendait une résolution sans fin. J’ai commencé à grandir dans ce désastre. J’ai passé toute ma prime enfance entre des cris et des soupirs. J’ai poussé au milieu de silhouettes usées, de visages tannés par le soleil et le sel de leurs propres larmes. Dès mon premier souffle, au fond, c’était la guerre, la survie, l’exil. Rien d’autre. »
C’est son frère qui va sonner la révolte en se plongeant dans les livres, en montrant une soif d’apprendre jamais assouvie, avant de connaître le tragique destin de milliers de ses compatriotes, victime des tirs de représailles israéliens après chaque manifestation de révolte ou de soulèvement.
Nabil prend alors le relais, lit, monte une petite troupe de théâtre- où il rencontrera sa future épouse – et obtiendra le droit d’aller se former à l’université du Caire avant de fonder une famille à Gaza. Jusqu’à un nouveau drame.
Rachid Benzine sait qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter, que les faits parlent d’eux-mêmes. Un vêtement déchiré, un thé partagé, suffisent à exposer le calvaire d’un homme, d’une famille, d’un peuple.
Mais bien plus qu’un témoignage sur la condition palestinienne, ce court roman qui alterne entre le présent de la rencontre avec Julien et les flashbacks sur l’histoire familiale de Nabil, permet de tisser progressivement un portrait complexe. On découvre un homme bousculé par l’Histoire, mais qui refuse de sombrer. Les livres deviennent alors ses compagnons de route. Ils permettent de traverser l’impensable, de maintenir vivante cette flamme intérieure que ni l’exil ni les bombardements ne sauraient éteindre.
Ce qui frappe dans ce récit, c’est la manière dont l’auteur parvient à montrer comment la littérature peut devenir une arme de résistance pacifique. Nabil ne brandit pas de fusil, il préserve des livres. Il ne crie pas sa colère, il lit Primo Levi. Il dit le pouvoir subversif de la culture face à la barbarie.
Après Le silence des pères, Rachid Benzine signe là une nouvelle œuvre forte, qui conjugue engagement et pudeur, dénonciation et espoir, et confirme tout son talent.

L’homme qui lisait des livres
Rachid Benzine
Éditions Julliard
Roman
128 p., 18 €
EAN 9782260056867
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement à Gaza. On y évoque aussi Bilad el-Cheïkh, le camp d’Aqabat Jabr puis celui de Jabaliya dans la bande de Gaza, de Khan Younès avant Le Caire.

Quand ?
L’action se déroule de 1948 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Entre les ruines fumantes de Gaza et les pages jaunies des livres, un vieil homme attend. Il attend quoi ? Peut-être que quelqu’un s’arrête enfin pour écouter. Car les livres qu’il tient entre ses mains ne sont pas que des objets – ils sont les fragments d’une vie, les éclats d’une mémoire, les cicatrices d’un peuple.
Quand un jeune photographe français pointe son objectif vers ce vieillard entouré de livres, il ignore qu’il s’apprête à traverser le miroir.  » N’y a-t-il pas derrière tout regard une histoire ? Celle d’une vie. Celle de tout un peuple, parfois « , murmure le libraire. Commence alors l’odyssée palestinienne d’un homme qui a choisi les mots comme refuge, résistance et patrie.
De l’exode à la prison, des engagements à la désillusion politique, du théâtre aux amours, des enfants qu’on voit grandir et vivre, aux drames qui vous arrachent ceux que vous aimez, sa voix nous guide à travers les labyrinthes de l’Histoire et de l’intime. Dans un monde où les bombes tentent d’avoir le dernier mot, il nous rappelle que les livres sont notre plus grande chance de survie – non pour fuir le réel, mais pour l’habiter pleinement. Comme si, au milieu du chaos, un homme qui lit était la plus radicale des révolutions.

Les critiques
Babelio 
CitaZine (Isabelle Mercier)

Les premières pages du livre
« La rencontre
Journée ordinaire. Hier, deux frappes ont tué quatre gamins dont le seul crime avait été de jouer au foot sur la plage. Tu te réveilles dans la chambre où tu t’es installé la veille. L’hôtel concentre une partie de la presse internationale. Tu aurais préféré loger chez l’habitant. Mais ton agence t’a convaincu de privilégier la sécurité. Peu de quartiers sont vraiment épargnés. Des familles entières disparaissent parce qu’elles habitent, sans le savoir ou en toute conscience, à proximité d’un bureau clandestin. Les frappes chirurgicales relèvent souvent de l’erreur médicale.
Une énième trêve devrait t’offrir quelques jours pour capturer ces instants de vie quotidienne, les photos que tu affectionnes, loin du sensationnalisme. Ton employeur préfère quant à lui les enfants en pleurs au milieu de ruines, les soldats blessés près d’un char, les immeubles troués par les tirs de roquettes. La vie banale n’est pas pour les journaux.
Tu sors de l’hôtel. C’est le matin. Il est tôt, ou peut-être tard. Allez savoir. Ici, dit-on, le temps n’a pas tout à fait la même façon de tourner qu’ailleurs. Il avance soit en accéléré, soit en s’étirant, englué dans une attente interminable. Et puis d’un coup ça filerait.

Le soleil projette des ombres profondes au sol et sur les murs. Une belle clarté découpe les silhouettes des passants. Tu découvres pour la première fois cette ville dont les images ne semblent parvenir que depuis le ciel. Sur le trottoir, les étals profitent de l’accalmie pour appâter le client. Les couleurs éclatent sous la lumière. Le rouge des tomates, le vert des herbes fraîches, le jaune des citrons. Les tréteaux débordent de toute cette vie. Et les gens se pressent autour, les mains pleines, les yeux vifs. Les enfants piaillent, les femmes s’affairent, tout est mouvement. Le marchand s’agite, il pèse, il discute, il emballe. Mais quelque chose trahit une lassitude. L’effort de chaque geste peut-être. L’homme sait qu’ici la paix est toujours provisoire. Alors il vend vite, il vend tout. Comme si demain pouvait disparaître à jamais. La poussière, omniprésente, recouvre tout. Une sensation de terre, la gorge sèche.

Tu empruntes les ruelles en contrebas. Le quartier n’a pas été touché. Tu descends les dernières marches en pierre, déformées par les pas de générations de Palestiniens. Ils y ont déposé des mots offerts au vent, y ont connu leurs premiers émois amoureux, y ont refait le monde comme s’il était porteur d’espérance. Comme si on s’intéressait encore à eux. Les artères sont pleines de vie. Mais d’une vie entre parenthèses. Comme si tout pouvait s’écrouler à la moindre secousse. Les enseignes aux noms effacés par le soleil et les effondrements, les lettres disparues avec le temps. On repeint une porte ici, on nettoie une vitrine là. Comme si chaque petit geste de réparation ou d’entretien pouvait conjurer le mauvais sort. Gaza est une ville en réécriture permanente. Chacun y va de son inspiration, de ses points de suspension. Tous redoutent l’instant de ce geste qui ne leur appartiendrait plus, le point final.

Des piles de vêtements, des chaussures éparpilléesC’estC’est. Des produits de première nécessité. Tout ça rangé dans un désordre méthodique. Le propriétaire, assis derrière un comptoir en bois, manipule son inventaire comme un archiviste. Chaque objet dans un coin précis. Il ne regarde plus les pauvres types qui fouillent dans son tas de fringues.

Le klaxon des vieilles voitures, bruit strident, longues plaintes. Le bruit métallique des charrettes poussées sur les pavés irréguliers. Tandis que les voix des marchands et des passants s’élèvent, éraillées, parfois excédées, souvent chaleureuses. Au détour d’une nouvelle rue, c’est l’odeur du sel et de la brise ramenée par le vent.

Soudain, tu te trouves dans l’un des quartiers martyrisés. Et c’est alors l’enfer craché à la surface. Une décharge à ciel ouvert. Tout ce que la guerre vomit, détruit, ensevelit, réduit à néant. Des façades éclatées, éventrées comme des carcasses de bêtes crevées. Les entrailles de béton pendent, tordues, répandues sur les trottoirs. Les maisons ne sont plus que cages thoraciques fracassées. Comme si elles avaient implosé en mille morceaux. Des balcons encastrés dans le bâtiment d’en face ; tels des serpents morts, des bouts de câbles pendouillent misérablement, des canalisations se vident sur les façades. Yeux crevés des fenêtres. Trous béants qui vous regardent sans rien voir. Tout semble hurler. Hurler sans raison. Les trottoirs sont une mer de gravats, de bouts de béton pulvérisés, de poutres brisées, comme si un géant avait écrasé la ville sous ses pieds. Les voitures, ou ce qu’il en reste, sont brûlées, calcinées, enchevêtrées dans les ruines, tels des bateaux échoués. Des drapeaux déchiquetés témoignent d’une attente bafouée. Un peu de rouge, un peu de vert, accrochés au hasard, lambeaux de chairs pendants. Des graffitis désespérés agonisent sur les murs effrités. Tout ça n’a plus de sens. C’est un cimetière où même les ombres semblent perdues.

À chaque coin de rue, quelque chose attire le regard. Ici une porte bleue restée intacte. Là un réverbère plié. Plus loin un vélo abandonné, posé contre un bout de mur qui n’existe plus. Tout est là, figé dans une logique de l’absurde, où chaque élément inventorié a perdu sa fonction, son utilité, sa raison d’être. Tu passes devant un bâtiment étripé dont les étages paraissent s’être dérobés les uns sous les autres. Les cloisons démolies, ce sont des intérieurs ouverts à tout vent, la découpe, offerte aux passants d’une vie volée. Un canapé renversé. Un rideau flotte encore un peu au gré des caprices de l’air. Un cadre brisé sur le sol. La photo d’un aïeul en keffieh y défie le temps. Les trottoirs sont obstrués par un amoncellement disparate. Des blocs de béton, des éclats de verre, une chaise en plastique aux pieds fondus. Un seau rouillé rempli de gravats, des jouets d’enfants, une peluche éventrée. Les arbres, lorsqu’ils ne sont pas déracinés, sont mutilés, les branches arrachées. Un avertissement. Une énième menace.

Et pourtant on continue de vivre. Un théâtre de misère et de folie, un bal grotesque où les vivants ne sont plus tout à fait vivants, mais pas encore tout à fait morts. Ils se traînent dans les ruines comme des fantômes, avec l’air de ceux qui ont tout vu, tout perdu, et qui n’attendent plus rien, sinon la fin. Mais ça continue. Et il faut bien vivre en attendant. Alors les gosses courent, et rient encore et toujours. Ils savent déjà tout de la mort. Une vieille balle dégonflée, et ils slaloment entre les décombres. C’est un terrain de jeu comme un autre. Plus riche même. On y trouve parfois des trésors.

Les adultes, eux, s’entassent dans les coins. Ils s’occupent. Ou du moins ils essaient. Les voiles des femmes s’agitent à peine. Ils se mêlent à la poussière et aux cendres. On peut encore voir des familles s’asseoir devant ce qu’il reste de leur maison. Comme si rien n’avait changé. Des chaises, des coussins, un plateau de thé posé sur une table à moitié effondrée. Ils parlent à voix basse. Tout est fragmentaire : bribes de conversations, morceaux de repas, rappels de souvenirs enfouis. Autant de moments volés au temps qui passe dans l’ironie de la dévastation.

Parfois, l’un d’entre eux se lève et fouille frénétiquement les décombres pour retrouver un je ne sais quoi devenu soudain indispensable.

Sidéré autant qu’écœuré, tu remontes vers un quartier moins touché et à l’évidence plus commerçant.

C’est dans ce désarroi, entre l’étal d’un boulanger et celui d’un cordonnier que tu le découvres. La devanture entourée de centaines de livres, la porte ouverte sur des milliers d’autres. Et plusieurs centaines encore, posés à même le trottoir sur une bâche moribonde. Il est assis, adossé au mur de la façade, comme s’il faisait corps avec le lieu. Le nez plongé dans un ouvrage, il a l’air d’un vestige oublié dans un coin de la rue. Il a peut-être soixante ans. Soixante-dix tout au plus. Sa silhouette est mince, frêle, un homme dont le corps a été érodé par le temps, sculpté par les années. Son front dégagé et couronné de quelques mèches grisonnantes. Sa barbe, taillée de manière irrégulière, est poivre et sel. Les poils ras lui donnent un air à la fois sérieux et détaché. Ses épaules sont légèrement affaissées par cette résignation tranquille que l’on trouve chez ceux qui ont vu trop de choses et qui continuent malgré tout. Sa peau est légèrement brunie par le soleil, mais elle a perdu de son éclat. Il porte des lunettes de travers. Une vieille paire rafistolée avec un bout de scotch, de guingois sur le nez. Derrière ses binocles, les yeux semblent toujours plissés. À cause de la lumière vive ou par habitude de scruter des lignes de texte à longueur de journée.

L’homme tourne une page, la hume, la caresse, puis replonge dans sa lecture. Il porte une chemise simple, à manches longues. Elle est tellement délavée qu’on peine à en percevoir la couleur. Le pantalon, un vieux coton gris, est couvert de taches légères et de la poussière des rues de Gaza. Des sandales en cuir, tout aussi fatiguées que le reste de sa tenue. Le monde paraît suspendu autour de lui. Des doigts longs, maigres, presque tordus touchent le papier, cajolent les mots. Ils portent la patine de ceux qui tournent des pages depuis toujours.

Près de lui, un verre ébréché, rempli de ce qui ressemble à du thé, qu’il sirote à petites gorgées. Il boit lentement, sans y prêter attention. Son palais est sans nul doute habitué à ce goût singulier, qui fait partie du quotidien de cette cité. De temps à autre, il replace ses lunettes. Il ne te voit pas. Tu n’es pourtant qu’à une dizaine de mètres, l’épiant depuis plusieurs minutes, agenouillé. Tu n’as pas encore déclenché ton appareil. Tu crains de briser un moment de grâce. Il y a tout dans cette scène. Tout ce que Gaza est devenue. Un vieux libraire accroché encore à ses bouquins, qui lit à deux pas des ruines. Comme si les mots pouvaient le sauver du bruit, de la souffrance, de la mort lente de la ville. Et tu te dis que c’est ça, la vraie image. Pas besoin de chercher plus loin. Elle est là, sous tes yeux.

Quand tu te décides enfin à appuyer sur le déclencheur, ton ombre projetée sur son livre lui signale ta présence. Il lève lentement les yeux. Il te sourit. Tu essaies par quelques gestes de lui faire comprendre que tu souhaites le photographier. C’est alors qu’il te répond dans un français tout en maîtrise, classique, un peu désuet :
« Vous savez, ce n’est pas rien une photographie. Je ne vous connais pas. Vous ne me connaissez pas. Il serait peut-être plus aimable que nous prenions le temps d’abord de nous rencontrer. »

Il t’invite à s’asseoir à côté de lui. Lentement, il pose son livre, il te tend un verre de thé.
« Je serais honoré que vous acceptiez de partager ce thé. »

Puis il t’explique ce que signifie sa gêne, son refus. Une photographie capture un homme dans un instant, mais que reste-t-il, dans l’image, de la vie de cet homme ? Surtout si on ne connaît rien de lui.

« Ne croyez-vous pas, ajoute-t-il, qu’un portrait gagne à ce qu’on connaisse ce qui est caché ? Vous me paraissez sympathique. Cet endroit vous semble amusant, étonnant, peut-être même folklorique. Le modeste libraire sur le pas de sa porte vous a sans doute intrigué. Mais n’y a-t-il pas derrière tout regard une histoire ? Celle d’une vie. Celle de tout un peuple, parfois. Ne pensez-vous pas, monsieur le photographe, que vous pourriez écouter mon histoire ? Vous capturez la lumière dégagée par la vie même, les contrastes et les ombres de nos drames. N’est-ce pas cela, attraper un instant de vie et toute une existence ? Ce n’est pas pour rien, savez-vous, que certaines tribus indiennes craignaient, au moment de voir leurs visages couchés sur du papier, qu’on leur vole leur âme. »

« Vous avez un peu de temps ? » te demande-t-il. Tu lui réponds que oui. Il se redresse sans effort particulier. Mais ses os craquent un peu. Il entre dans la boutique en traînant ses sandales sur le sol de ciment, te fait signe de le suivre entre les rayonnages. L’échoppe dégage une odeur unique. Qui enveloppe tout dès que l’on franchit le seuil. C’est un parfum de vieux papier, de livres oubliés, de poussière immuable qui semble flotter partout. L’air chargé d’une mémoire, celle des pages laissées trop longtemps loin de la lumière. Les livres, dans la boutique, forment un patchwork de couleurs fanées. Des reliures en cuir brun, rouge, vert, des couvertures de papier jaunies. Le soleil pénètre doucement à travers la petite fenêtre en hauteur, créant un jeu de reflets dansant sur les dos des ouvrages. Tu te retrouves au milieu d’une forêt d’étagères bancales, de piles d’écrits échappés des cataclysmes, superposés de travers, certaines à moitié effondrées. Tout tient en équilibre. Un miracle. Un désordre qui aurait du sens. Chaque livre semble avoir sa place au sein d’une logique qui t’échappe encore. Comme si un fil invisible les reliait entre eux. Les étagères en bois grincent sous le poids des mots. Le vieux, lui, connaît à l’évidence chaque recoin, chaque titre. Il passe ses doigts sur le dos des ouvrages, comme s’il effleurait des souvenirs. Des vies entières empilées là, prêtes à être réanimées.

Il tire un livre d’une étagère, très lentement, il semble qu’il va se désintégrer entre ses mains. Il te le tend sans un mot. Il sait que ce livre-là, c’est celui qu’il te faut, même si toi, tu l’ignores encore. Ce n’est pas une recommandation, c’est une révélation. La Condition humaine, d’André Malraux, un auteur et un titre dont tu n’as qu’un vague souvenir. Peut-être l’as-tu dans ta bibliothèque, mais l’as-tu vraiment lu ? Si tu es honnête avec toi-même, jamais. « Parcourez-le. Mieux, lisez-le », dit-il, et te l’offre. Le tout sans insister, comme une injonction douce, mais implacable.

Le vieux te regarde t’emparer du livre. Puis il parle : « Celui-là, il a traversé des guerres, des révolutions, des émeutes. Il est resté ici quand tout s’effondrait dehors. Il a vu passer des générations et il a résisté au temps. Il parle d’une autre époque, mais, pour qui sait bien le lire, il parle de maintenant, de nos vies, de la vôtre, de la mienne. C’est cela un grand livre. C’est un monde, un refuge, et un miroir. »

Il y a dans sa voix une ironie discrète, une sagesse amusée. Une douceur aussi.

« Vous savez, ici, chaque livre a son histoire et sa place réservée. Vous pouvez choisir, bien sûr. Mais les livres, eux, choisissent aussi leurs lecteurs. »

Il se tourne vers une autre étagère, attrape un nouveau volume, plus mince celui-là, un recueil de poèmes. « Il vous faudra un peu de temps pour le comprendre. Mais une fois que vous l’aurez en tête, il ne vous lâchera plus. »

Tu portes ton regard sur la couverture et lis le titre : La terre nous est étroite, et autres poèmes ; l’auteur : Mahmoud Darwich.

« Et celui-ci ? »

Il sourit.
« Ah, c’est un mystère. Certains l’adorent, d’autres le détestent. Mais vous devriez essayer, vous verrez bien dans quel camp vous vous situez. »

Quelques instants plus tard, tu es dehors, trois livres sous le bras, qu’il t’a offerts (il a refusé chaque fois ton argent).

« Lisez ce soir, parlons demain, si vous êtes toujours parmi nous. J’ouvre la boutique tôt le matin et ferme tard le soir. La lumière du jour comme lampe pour lire mes livres. »

Il retourne à son pas de porte, s’assied et reprend la lecture du livre qu’il avait à la main tout à l’heure.

LA TERRE NOUS EST ÉTROITE
Bilad el-Cheïkh

Ce matin, le ciel est d’un bleu si pur qu’il semble irréel. Mais la pureté est toujours trompeuse. Dès qu’il monte, le soleil éclaire Gaza avec une violence écrasant les formes. Tu marches dans les rues. En chemin, tu te retrouves au milieu d’une manifestation du Hamas. Tous les rideaux sont baissés et le cortège avance, sous les cris des soldats. Le visage sous des cagoules. Ce sont des images attendues par la rédaction, alors posté à l’angle d’une ruelle, tu captures des images en rafale et tu les enverras tout à l’heure à Paris. Elles viendront légender un article sur la situation au Proche-Orient, loin, bien loin du quotidien. Seuls existent ceux qui hurlent, ceux qui menacent, ceux qui tuent. Une image rassurante pour la bonne conscience de l’Occident.

Trois ruelles plus loin, c’est un autre monde. Sur la porte de la librairie, écrit à la craie sur une petite ardoise : Je reviens bientôt mon ami. Tandis que tu lis le message, tu entends dans ton dos :

« Bonjour monsieur le photographe français. »

Il est là, habillé comme hier, un sourire illumine son visage. Il te tend la main droite. L’autre tient un énorme sac rempli de livres. Il tire de sa poche une clé, et relève la grille dans un grand tonnerre de grincement.

« Alors qui viendra aujourd’hui ? Un gosse, un vieux, un professeur, un amoureux, un idiot, personne ? Parce qu’à Gaza, les livres, on en parle beaucoup, mais qui les lit encore ? J’exagère. Pour acheter ce lot de livres, j’ai dû me rendre jusqu’à Rafah. La contrebande, voilà où on en est rendu pour accéder à ces bonheurs. Avant je pouvais en avoir auprès des prêtres, des moines, mais aujourd’hui ils ont presque tous été chassés de la ville. Et pour entrer ou sortir de Gaza…

Mais moi, je les attends. Je les attends tous mes lecteurs. Imaginaires ou réels, qu’importe. Je ne suis pas seul. Les mots des livres déchirent tous les silences. Ils s’imposent à vous. Le lecteur est un prisonnier consentant, attaché à l’illusion que chaque page tournée le libérera. Pourtant, il se perd toujours plus, absorbé, jusqu’à être incapable de se détacher de ce labyrinthe de mots. C’est pourtant ce supplice choisi qui me rappelle pourquoi je suis là, dans cette boutique, à attendre. De toute façon, à Gaza, on attend toujours quelque chose. Tout le monde attend quelque chose. Je ne vous ai pas demandé votre nom hier ?

— Julien. Julien Desmanges.

— Enchanté. Nabil AI Jaber, votre serviteur.

— Excusez-moi de vous demander cela… mais la langue française, vous avez fait comment pour la maîtriser à ce point ?

— Des cours, beaucoup d’appétence pour les écrivains de votre pays, des lectures en abondance, et des années de prison.

— De la prison ?

— Ne soyez pas si pressé. Le café d’abord. Il à des vertus pour le corps et l’esprit. »

Il entre dans la boutique. Il te demande de l’attendre. Au milieu des livres tout reste comme à distance. En arrière-fond. En murmure plutôt. Un bruit à peine perceptible.

Nabil Al Jaber réapparaît, tasses, café et dattes sur un joli plateau qu’il dépose à vos pieds. Il te sert sans mot dire, s’assied auprès de toi et commence à boire lentement, sans se presser. Un café noir, fort, avec une pointe d’amertume, qu’il savoure à petites gorgées. Une habitude, une manière de commencer ses journées, d’apporter un peu de chaleur dans la solitude de sa boutique. Il t’offre une datte. Le sucre du fruit vient adoucir la légère âpreté du café. Chez ce libraire singulier, chaque geste, chaque gorgée, chaque bouchée est empreint d’une sorte de calme, de mesure, de cérémonie, comme si tout devait être fait avec attention.

« Il y a un poème de Mahmoud Darwich que je me répète souvent, c’est un repère dans ma vie. Jy puise mon origine, l’eau au fond d’un puits. C’est simple, lumineux, terrible, il me touche au cœur.

“Vous, qui tenez sur les seuils, entrez
Et prenez avec nous le café arabe.
Vous pourriez vous sentir des humains,
comme nous.
Vous, qui tenez sur les seuils,
Sortez de nos matins
Et nous serons rassurés d’être comme
vous,
Des humains !”

Je suis né en 1948. Ma mère était musulmane et mon père chrétien. Elle s’appelait Safa Zahalka, et lui, Elias Al Jaber. Il travaillait alors comme journalier à la raffinerie de pétrole britannique de Haïfa. Ma mère m’a mis au monde précisément le 1er janvier 1948. Elle avait dix-neuf ans, et mon père vingt-sept. Et j’avais déjà un grand frère, Moussa, né quatre ans plus tôt. Mes parents s’étaient mariés en 1943. Ils habitaient chez mes grands-parents paternels, à Bilad el Cheïkh, un village à sept kilomètres au sud-est de Haïfa. Mon père avait voulu faire mieux, en tout cas autre chose, que mes grands-parents. Faut dire que leur vie, ce n’était pas une vie. Comme pour beaucoup d’autres. Dans bien des pays du monde. Pour les paysans, l’existence c’était comme une sentence. Une punition de Dieu, qui s’étire sans fin. Jour après jour. Ils se levaient avant l’aube, les os déjà lourds de fatigue. Avec cette inquiétude permanente d’être engloutis par leur propre misère. C’étaient pourtant des hommes et des femmes taillés dans le roc, des silhouettes courbées qui traînaient leur peine sans se plaindre. Des corps maigres, brunis et fripés par le climat, tannés par les heures passées à creuser, à planter, à gratter le sol ingrat qui leur donnait si peu et leur prenait tout. »

Extraits
« Ce vêtement, avec sa déchirure visible, est devenu le symbole de notre histoire. Il racontait silencieusement les souffrances endurées, les injustices subies et la résilience de tout un peuple. Chaque fil arraché murmurait les récits de nos vies brisées, de nos rêves inachevés et de nos retours interdits. »

« C’était ça, le camp : un carnaval de misère. Un décor de tragédie où chaque toile de tente, chaque cri d’enfant, chaque soupir résigné attendait une résolution sans fin.
J’ai commencé à grandir dans ce désastre. J’ai passé toute ma prime enfance entre des cris et des soupirs. J’ai poussé au milieu de silhouettes usées, de visages tannés par le soleil et le sel de leurs propres larmes. Dès mon premier souffle, au fond, c’était la guerre, la survie, l’exil. Rien d’autre. Le camp est devenu mon monde. Je ne connaissais que lui. La perte de la terre ancestrale, je l’ai vécue par procuration. Tout ce que je te raconte, c’est du souvenir raconté au coin du feu, des dizaines d’années plus tard, quand ma mère s’est enfin mise à parler. Un récit de la douleur des autres. Moi, j’étais presque né là. La vie devant moi. J’ai appris à marcher parmi les tentes, en trébuchant sur les cailloux, m’écorchant les genoux et les coudes sur le sol du camp. Mes pieds, ils étaient habitués à la terre brûlante, au sable qui saisit la peau. Je courais comme un animal des steppes, libre et sauvage. »

À propos de l’auteur

Rachid Benzine © Photo Hermance Triay

Après le formidable succès des Silences des pères, le nouveau roman de Rachid Benzine, L’homme qui lisait des livres, est une fable inoubliable. (Source : Éditions Julliard)

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Du fond des Âges (Le Halo des Ombres – Cycle 2)