INTERVIEW – Séverine Vidal: « En matière de transidentité, on a 30 ans de retard par rapport à l’homosexualité »

« Je m’appelle Léold Weber. Et je suis un puzzle. Je suis transgenre non-binaire. Je ne me sens ni complètement fille ni complètement garçon. Je suis les deux. Je ne suis aucun des deux. Je suis tout ça. Pourtant, il m’est arrivé au contraire d’avoir l’impression de n’être rien. » Dans « Le seul endroit », un roman graphique paru aux éditions Glénat, l’écrivaine Séverine Vidal trouve les mots justes pour raconter le parcours de transition et les questionnements de Léold. Non-binaire et fluide, ce jeune homme né dans un corps de fille se sent bien dans une forme d’entre-deux. Il est « mon soeur », comme l’appelle son petit frère. Ses parents, par contre, sont perdus face à cette situation qui les dépasse, ce qui génère forcément de la tension et de la souffrance. Alors que Léold vient de s’installer dans un nouvel appartement, il noue une complicité très forte avec sa voisine Olivia, qui l’accepte comme il est. Magnifiquement mis en images par les dessins délicats de Marion Cluzel, « Le seul endroit » ouvre les yeux et les coeurs de ses lecteurs sur la réalité des personnes non-binaires. De passage au Brussels Comic Strip Festival il y a quelques jours, la scénariste Séverine Vidal a accepté de répondre à quelques questions sur cet album qui constitue à coup sûr l’un des moments forts de cette rentrée BD.

Si je ne me trompe pas, « Le seul endroit » est un album qui a mis du temps à naître…

Effectivement, il aura fallu attendre six ans pour que ce livre voie le jour puisque j’ai commencé à y penser dès 2017. A l’époque, c’est un ami de mon fils qui a été l’élément déclencheur. Lorsqu’il nous a expliqué son début de transition, j’ai ressenti beaucoup d’amour et d’empathie pour ce garçon et je me suis dit qu’il fallait vraiment que je m’intéresse à ces questions. J’ai aujourd’hui 53 ans et dans ma génération, c’était quelque chose dont on ne parlait pas du tout. Dans un premier temps, j’ai eu l’idée d’imaginer un recueil de portraits de personnes transgenres. Pour nourrir ces portraits, je suis allée à la rencontre d’associations LGBT à Bordeaux, près de là où j’habite.

Mais malheureusement, ce recueil de portraits n’a jamais vu le jour?

Non, à l’époque il n’a intéressé aucun éditeur. Du coup, j’ai décidé de changer complètement l’histoire. Plutôt que de raconter plusieurs parcours, j’ai demandé à l’un des garçons transgenres que j’avais interviewé pour le recueil l’autorisation de raconter son histoire. Heureusement pour moi, il a dit oui tout de suite! J’ai trouvé qu’il avait quelque chose d’assez lumineux. Bien sûr, un parcours comme le sien comporte son lot de souffrance et d’humiliations, mais dans le même temps, ce jeune homme a décidé que ça allait bien se passer pour lui. Il en a même fait quelque chose d’assez créatif et inventif.

Est-ce qu’il a relu votre scénario avant la parution de la BD?

Oui, il a été un relecteur très attentif. On peut dire qu’il a été mon conseiller technique parce que c’est son parcours qui est devenu celui de Léold dans la bande dessinée. Cela dit, même si beaucoup d’éléments sont réels, j’ai quand même romancé un peu l’histoire. Surtout parce que je ne voulais pas tomber dans le cliché de la fille cisgenre qui vient à la rescousse d’un pauvre garçon trans perdu. Le syndrome de l’infirmière, je voulais l’éviter à tout prix. C’est pour cette raison que j’ai ajouté le personnage de Colin, le compagnon violent d’Olivia. Grâce à lui, ce n’est pas seulement Olivia qui sauve Léold, mais aussi Léold qui la sauve d’une certaine façon.

Est-ce que votre relecteur a changé beaucoup de choses dans votre histoire?

Non, parce que je l’avais écouté très attentivement quand il m’a raconté son parcours. Je pars souvent de rencontres pour créer mes personnages. Il s’est donc facilement retrouvé dans toutes les scènes que j’avais imaginées, notamment les moments où il en parle avec ses parents et avec son frère. J’étais contente d’entendre son avis et de constater que j’avais trouvé à peu près le bon ton. Après, il est bien sûr venu rectifier certaines maladresses ou certaines réflexions qui ne correspondaient pas exactement à son ressenti. C’était vraiment essentiel pour moi d’avoir son point de vue parce que je ne suis pas trans moi-même. Mon métier, c’est de raconter des vies qui ne sont pas la mienne. C’est même quelque chose que je revendique, car je serais incapable de raconter toute ma vie des histoires d’une femme blanche de 53 ans. C’est pour ça que je me glisse dans la peau d’autres personnes. Après, la moindre des choses est de faire relire, car il vaut mieux s’assurer que ce qu’on a essayé de faire passer correspond à une réalité pour les gens qui sont concernés dans leur chair. J’ai fait relire mon scénario par des membres du Girofard, l’association LGBT de Bordeaux que l’on voit dans la BD, ainsi que par des amis très concernés personnellement. Il y a donc eu une multiplicité de relecteurs et de relectrices.

INTERVIEW – Séverine Vidal: « En matière de transidentité, on a 30 ans de retard par rapport à l’homosexualité »

Votre BD est donc avant tout basée sur des témoignages?

Oui, la plupart des personnages de la BD existent réellement. Même Kevin, le jeune homme très récalcitrant et très transphobe de mon récit, existe pour de vrai. En m’appuyant sur des témoignages, j’essaie de rendre le récit le plus crédible possible.

« Le seul endroit » s’intéresse également au point de vue des parents…

Comme cela s’est réellement passé pour le garçon qui a inspiré mon personnage, il y a effectivement deux réactions complètement différentes de la part du père et de la mère de Léold. On a d’un côté le père qui essaye de comprendre et d’aider son fils, notamment en se rendant dans une association. Et de l’autre côté, on a la mère, qui continue à mettre sa propre souffrance en premier. Elle reste coincée dans cette position où elle se dit: « J’ai perdu ma fille, je suis dans le deuil de la fille qu’elle était ». Bien sûr, je suis tout à fait d’accord avec le fait que ça puisse être difficile pour un parent et que c’est complètement normal de gaffer au début, en se trompant de prénom ou de pronom par exemple. Mais si on garde cette même attitude au bout de quelques mois, voire quelques années, je pense qu’on est davantage dans le registre de la maltraitance. Pour moi, c’était intéressant d’intégrer dans mon scénarios ces deux façons très différentes d’être le parent d’une personne trans.

Depuis la parution de la bande dessinée, avez-vous déjà eu des premières réactions de la part de lecteurs?

Oui, on en a beaucoup, on a vraiment de la chance. On a notamment des retours quasiment quotidiennement sur Instagram. Ces réactions viennent pour la plupart de personnes trans qui ont été émues ou intéressées par notre bande dessinée. C’est très important pour nous d’entendre ça, parce qu’on a énormément bossé pour ne pas être maladroites et pour éviter que les personnes concernées se sentent agressées d’une manière ou d’une autre par notre bande dessinée.

Comment expliquez-vous cet accueil positif aujourd’hui alors qu’il y a six ans, vous n’aviez pas réussi à trouver un éditeur pour votre projet?

Heureusement, on constate que les choses ont quand même évolué en six ans. Espérons d’ailleurs que ce mouvement se poursuive dans les années à venir parce qu’en matière de transidentité, on a 30 ans de retard par rapport à l’homosexualité. Cette dernière est sortie du spectre de la maladie mentale en 1981, alors que pour la transidentité c’était seulement en 2010. Il y a clairement encore du boulot pour se débarrasser de cette idée de transsexualisme qui avait été inventée par la médecine au dix-neuvième siècle pour mettre la transidentité dans la catégorie des déviances mentales. Dans ma génération, on associait systématiquement le transsexualisme à la sexualité, aux « travelos », au Bois de Boulogne. Depuis lors, on est passé à autre chose. Et c’est tant mieux!

INTERVIEW – Séverine Vidal: « En matière de transidentité, on a 30 ans de retard par rapport à l’homosexualité »

Est-ce qu’on peut dire que « Le seul endroit » est un livre militant?

Bien sûr, il est militant. J’espère vraiment qu’il va changer le regard des gens qui vont le lire, notamment ceux qui ne connaissent absolument pas le sujet et qui, comme tout le monde, ont des a priori. Cela dit, je ne fais pas non plus de la BD pour délivrer des messages à tout prix, que ce soit sur la transidentité dans « Le seul endroit », les personnes âgées dans « Le plongeon » ou le handicap dans mon roman « Soleil glacé », qui va également sortir en version BD l’année prochaine. Mon objectif est avant tout d’essayer de créer des personnages inspirés de la vraie vie et qui sonnent le plus juste possible, afin de parvenir à toucher les gens.

Pourquoi ce titre « Le seul endroit »? D’où vient-il?

Il vient d’un livre de Paul B. Preciado, un philosophe transgenre. Pendant tout le temps où j’écrivais le scénario, je pensais que le titre de la BD serait « La fluidité », mais finalement cela m’a paru un peu trop tarte à la crème. C’est comme ça que je suis arrivée à cette phrase de Paul B. Preciado: « Je vais rester un moment au carrefour, parce que le croisement est le seul endroit qui existe ». Cette citation évoque bien l’idée d’être à la croisée des chemins, ce qui correspond exactement à l’état d’esprit de Léold. Il se définit comme un puzzle. Il déconstruit tout pour se reconstruire. La manière dont Marion a représenté ce puzzle de manière symbolique dans la BD est très forte.

Cette bande dessinée va certainement contribuer à ouvrir les mentalités. Du coup, est-ce que vous imaginez que ce récit pourrait aussi être adapté dans d’autres formats que la BD? Cela pourrait devenir une série télé, par exemple.

Pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour mais si ça devait se faire à l’avenir, j’en serais ravie car je crois que c’est un récit qui s’y prêterait bien. Certaines de mes histoires ont déjà été adaptées au théâtre ou en dessin animé, surtout des livres jeunesse, mais aucun de mes scénarios n’est encore devenu un film ou une série télé pour le moment, même si ça a failli se faire pour « Le plongeon ». J’ai donc hâte que ça arrive un jour ou l’autre. J’attends ça avec impatience.

Est-ce qu’on peut dire que c’est devenu un peu votre spécialité de traiter de sujets sensibles qui font bouger la société?

Ma façon de militer, c’est de créer des histoires. Mes valeurs et mes combats passent par mes écrits. Au printemps dernier, j’ai notamment publié « Les Pays d’Amir », une BD sur le parcours d’un migrant syrien qui arrive en France et qui se raconte au travers de la cuisine. C’est un projet qui me tenait à cœur parce qu’il est né dans la foulée des ateliers d’écriture que j’anime régulièrement avec des mineurs isolés étrangers. Je me suis beaucoup inspirée d’eux pour créer Amir. A côté de ça, je fais aussi des choses beaucoup plus légères: de l’aventure, de l’humour, de la science-fiction pour les enfants. Et puis des biographies, qui est un genre que j’aime beaucoup. Après ma bio sur George Sand, qui est parue chez Delcourt en 2021, j’en ai une autre sur Colette qui va sortir l’année prochaine. Et là, je suis en train de bosser sur un livre sur Lou-Andreas Salomé. C’est un gros travail de recherche parce que je vais raconter toute sa vie, de sa naissance à sa mort. Depuis le début du mois de juin, je passe l’essentiel de mes journées avec elle. J’adore ça.

INTERVIEW – Séverine Vidal: « En matière de transidentité, on a 30 ans de retard par rapport à l’homosexualité »