La Vallée des Lazhars

La Vallée des Lazhars

En deux mots
Amir, né en France, part avec son père au Maroc retrouver sa famille et notamment son cousin Haroun qu’il n’a pas vu depuis l’adolescence. Les deux jeunes hommes vont devenir rivaux, tous deux amoureux de la belle Fayrouz. Avec lequel des Ayami fera-t-elle sa vie?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Deux mariages et un enterrement

Dans ce roman des origines, Soufiane Khaloua retrace un été passé par un père et son fils dans la vallée des Lazhars au Maroc, d’où est originaire la famille. Venus pour un mariage, ils repartiront après un enterrement.

Un arrière-grand-père arrivé en France dans les années soixante et les générations qui se succèdent, toujours plus éloignées du Maroc d’origine. Alors pour sa fille entièrement française, Amir décide de remonter dans l’arbre généalogique et de raconter cette famille de la vallée des Lazhars, non loin de la frontière algérienne.
C’est à l’occasion d’un mariage qu’il part avec son père pour le Maroc où ils ne sont plus retournés depuis six ans. Lui et ses cousines et cousins sont désormais adultes, à l’âge où il leur faut construire à leur tour une famille. Après une nuit à Oujda, c’est au volant d’un camion qu’ils retrouvent leur vallée et les Ayami: la tante Zahra et Sayad, leur fils Bilal, la petite Manal et le grand Aymen, quinze ans et Houd, dix ans. Mais pour Amir la déception est de taille car il apprend que son cousin préféré, Haroun, son quasi-jumeau, a quitté le village depuis plusieurs années à la suite d’une dispute.
Sa sœur Farah, la future mariée, a bien essayé de le convaincre de revenir pour assister à la fête, mais en vain.
Alors, avec son arabe encore hésitant, il cherche encore sa place, se nourrissant des conversations, des préparatifs de la cérémonie et de la rivalité persistance avec l’autre clan, celui des Hokbani qui occupe le versant est de la vallée. Mais peut-être que l’union de Farah Ayami avec Sayad Hokbani permettra l’apaisement…
C’est après la cérémonie du Henné qu’arrive la belle surprise. Haroun est de retour et constate avec plaisir que leur complicité est toujours aussi forte. Alors, c’est la vie rêvée. Il manque juste un mot à la langue française «pour décrire le sentiment d’être en vie, où l’on a conscience de se tenir au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. C’est ce que j’ai éprouvé cet été-là, grâce à Haroun, et grâce à Fayrouz, Sayad et Farah, et les Ayami, et les Hokbani, les oliviers, les amandiers, les figuiers; tout formait un arrière-plan agréable à nos rêveries partagées.»
Jusqu’au jour où ils deviennent rivaux, tous deux amoureux de la belle Fayrouz, pourtant déjà promise à un Allemand.
Commence alors un jeu du chat et de la souris où l’un et l’autre endossent tour à tour le rôle du chasseur et du chassé. Un petit jeu qui va trouver son point culminant durant la soirée du mariage. Une soirée émaillée d’incidents, mais qui ne fera finalement que conforter chacun dans ses positions.
Soufiane Khaloua va alors nous raconter les tourments du jeune amoureux, rival au statut particulier d’exilé. Durant cet été aux multiples rebondissements, le destin des deux hommes va se sceller sur fond de mariage, mais aussi d’un enterrement. De cette chronique riche en émotions, on retiendra tout à la fois la plume allègre du primo-romancier, la difficulté pour un enfant de la troisième génération d’immigrés de se sentir légitime et cette envie folle de se construire un avenir.

Signalons la conférence-rencontre avec Soufiane Khaloua à la Librairie 47° Nord à Mulhouse le vendredi 9 juin à 20h.

La vallée des Lazhars
Soufiane Khaloua
Agullo éditions
Premier roman
244 p., 21,50 €
EAN 9782382460849
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Maroc, dans la vallée des Lazhars, non loin de la frontière algérienne. On y évoque aussi la France et l’Algérie.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un grand camion blanc parcourt une piste qui serpente au creux d’une vallée, à la frontière Est du Maroc. À son bord, Amir et son père. Cet été, ils rendent visite à leur famille après six ans d’absence. Amir est né en France, mais son père, ici, dans la vallée des Lazhars. Ils sont membres du clan Ayami. Le jeune homme a tout l’été pour retrouver une identité qui lui est un droit de naissance et dont il a pourtant du mal à s’emparer.
Une Renault 18 gravit une pente et fait une arrivée tonitruante dans la nuit. À son bord, Haroun, « cousin préféré » d’Amir, revient d’un exil de trois ans. Il vient assister au mariage de sa sœur Farah, fiancée à un membre du clan d’en face, les Hokbani, qui vouent aux Ayami une haine réciproque et immémoriale. Haroun apporte avec lui les histoires haletantes de ses aventures dans tout le Maghreb. Mais petit à petit, derrière ses récits luxuriants, Amir découvre une autre version, une réalité différente, intimement liée à la vallée et à ses secrets.
La Vallée des Lazhars est l’histoire d’une jeunesse qui se heurte à des frontières de toutes sortes et qui tente de s’en affranchir, par la verve, le panache, la désobéissance – par une solution qui lui est une seconde nature, l’exil.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Addict Culture
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog Binchy and her hobbies
Blog Alex mot-à-mots


Soufiane Khaloua présente son roman dans le cadre du Prix Louis Guilloux 2023 © Production Département des Côtes d’Armor

Les premières pages du livre
« Si toute généalogie prend la forme d’un arbre, la tienne commence par une bouture. Ton arrière-grand-père a quitté son Maroc natal à dix-neuf ans. Il est arrivé en France au début des années soixante, vite rejoint par son épouse ; j’ai été leur seul enfant, héritant des racines mais planté dans un terreau nouveau.
Mes parents ont mis un point d’honneur à m’apprendre l’arabe de leur jeunesse. À ma grande honte, je n’en ai pas fait autant avec ta mère. Elle ne parle pas arabe, elle est allée une poignée de fois au Maroc, et toi, à vingt ans, tu n’en connais ni la langue, ni le climat, ni les visages. Entre la bouture et les bourgeons récents, plus d’un demi-siècle d’écart, et des branches aux tournants inattendus.
Nous étions une famille d’exilés, ce n’est pas le cas pour toi, aujourd’hui. Fille de ma fille, tu es d’ici et tu appartiens à cette terre. C’était inévitable, je m’en rends compte maintenant. Puis-je te forcer à ressembler à mes parents, toi qui es née des décennies après leur arrivée, puis-je te reprocher de ne connaître ni leur langue ni leurs familles ? Aujourd’hui, pendant que j’attends le jour qui me fera retourner pour la dernière fois sur la terre de mes ancêtres, j’ai cette pensée que dans trente ou quarante ans mes descendants me seront parfaitement étrangers. L’identité qu’on m’a inculquée et que j’aurais pu transmettre à ta mère sera perdue.
Les terres d’origine s’oublient, les dynasties s’exilent, et si l’on n’y prend pas garde, très vite, rien ne subsiste de nous ni de nos parents. Aussi, j’ose un dernier effort : je m’offre une pause dans cette course de l’oubli pour te raconter une histoire – et tu en feras de même à ton tour, un jour où tu auras mon âge.
L’histoire d’une famille ne peut se contenter d’un seul récit, alors je te charge de questionner ta mère, de lui demander toutes les anecdotes qu’elle connaît sur nous. Pour ma part, je t’en raconte une qu’elle n’a jamais entendue, celle que je préfère. Je l’ai soigneusement choisie, parce qu’elle contient toute l’essence de la famille de mon père : l’histoire d’Haroun Ayami.

I. Où m’emmènes-tu, mon frère?
Je vis Haroun pour la dernière fois l’été de mes vingt ans. À cette époque, à cause du travail de mon père et du divorce de mes parents, je n’étais plus allé au Maroc depuis six années. Je finis par m’y rendre avec mon père, dont le retour au pays était devenu urgent. Il devait régler des affaires concernant un terrain hérité et retrouver sa sœur, ainsi que sa nièce, qui allait se marier.
J’appréhendais ce séjour: j’avais peur de ne plus savoir assez bien parler l’arabe, j’angoissais à l’idée de revoir mes oncles, tantes et cousins ; surtout, j’étais terrifié par mes retrouvailles prochaines avec Haroun, né le même jour et la même année que moi, mon « jumeau » ou mon « cousin préféré » comme j’aimais à l’appeler lorsque je parlais de lui à mes amis d’ici. L’expression n’avait plus beaucoup de sens, je ne le connaissais plus réellement à cette période : la dernière fois que je l’avais vu nous étions des enfants encore, nous avions treize ou quatorze ans. Les gens changent beaucoup en six ans, à cet âge-là. J’avais quitté un enfant, je m’attendais à retrouver un adulte.

Mon premier souvenir nous amène sur une étroite route à une seule voie qui serpente entre des montagnes de l’Est marocain, juste à la frontière de l’Algérie. L’asphalte écrasé de soleil brille, il fond à vue d’œil, charriant une odeur âcre que je sens à travers la fenêtre ouverte.
Il était onze heures quand notre camion avait quitté Oujda pour rejoindre la vallée des Lazhars, là où résidait une bonne partie de ma famille, là d’où viennent tes ancêtres. C’est là-bas que mon père est né, là-bas qu’il possédait des terres héritées de mon grand-père, et c’est là-bas qu’existe le cimetière de notre famille. C’est là-bas que tout commence et que tout finit.
Mon père pestait, on avait dormi à l’hôtel à Oujda, puis on s’était réveillés tôt pour voyager tant qu’il ferait assez frais, mais on avait dû s’arrêter pour faire quelques courses : on ne pouvait pas arriver les mains vides après plusieurs années d’absence. Allant de souk en souk, nous avions mis plus d’une heure avant de nous engager enfin sur la piste qui ondulait au cœur des montagnes, le camion chargé de pastèques, de melons et de yaourts qui ne survivraient probablement pas à la chaleur du trajet.
Chaque fois qu’un véhicule venait en sens inverse, mon père devait arrêter le camion sur le bas-côté, s’approchant dangereusement des ravins. Je finis par pousser une exclamation exaspérée : c’était la troisième voiture au moins qui nous croisait à toute vitesse, obligeant mon père à des manœuvres dangereuses. Il m’expliqua qui étaient ces chauffards. Il s’agissait des trabendos, des contrebandiers qui traversaient illégalement la frontière algérienne pour rapporter de chez nos voisins cigarettes, essence et marchandises en tout genre à moindre coût.
Mon père me dit de les observer attentivement : peut-être reconnaîtrais-je Haroun parmi eux, puisque ici il n’avait pas beaucoup d’autres possibilités que de devenir trabendo. Dévisageant chacun des conducteurs, cherchant les traits de mon cousin sur leurs physionomies, je pus rapidement dresser un portrait-type du trabendo : jeune homme, autour de vingt ans, les sourcils froncés par la concentration. Il conduit d’assez vieilles voitures, des Renault 12 ou 18, des Peugeot 505. (« Elles sont trafiquées, une voiture normale ne survivrait pas à leurs trajets », expliqua mon père.)

On roulait depuis un peu plus d’une heure quand on le vit au milieu de la poussière, errant au coin d’un virage entre deux montagnes comme une apparition d’un autre temps. Je sus que c’était un vieil homme grâce à son abaya blanche et au chèche orange qui lui enserrait la tête. À mesure qu’on approchait, je me rendis compte qu’il se tenait très droit, le bâton de marche qu’il serrait dans la main avait dû être ramassé par ennui plus que par nécessité. Il leva le bras vers notre camion. Mon père s’arrêta, l’invita à monter.
— Salam aleyk’, je te remercie, ça fait une demi-heure que je marche et personne pour s’arrêter.
Il avait une voix forte, je lui trouvais un sacré charisme avec sa grande taille, son emphase, ses yeux bleus sur sa face brune.
— Une demi-heure ? répondit mon père. Pour combien de voitures passées ? Dans mon souvenir il y avait toujours quelqu’un pour s’arrêter.
— Ça, c’était avant, l’ami, ça a changé maintenant !
Ils s’entretinrent un moment sur la même lancée, le nouveau venu expliquant que la région n’était plus aussi sûre : la pauvreté poussait les gens à voler encore plus qu’avant ; il y avait les Noirs qui voulaient aller en Europe et qui faisaient escale par ici, devenant au mieux mendiants et au pire, bandits ; il y avait les terroristes qui tentaient de recruter parmi les habitants des montagnes reculées… On racontait qu’à peine trois jours plus tôt ils étaient entrés dans une maison, armés, barbus et menaçants, avaient réquisitionné nourriture et eau, et les paysans avaient été obligés d’abattre trois poulets pour eux avant qu’ils s’en aillent !
Plus je l’écoutais et plus il me paraissait antipathique. Derrière son allure de vieillard, il avait un air malin et ses pupilles ne souriaient jamais, même lorsqu’il lançait un de ses rires tonitruants. Surtout, j’étais malingre, asthmatique ; je ne pouvais lui pardonner la robustesse qu’il affichait malgré son âge avancé.
— Il y a eu du passage, pourtant, quelques trabendos, qui ont filé comme s’ils avaient le diable à leurs trousses. J’aurais aussi bien pu être sur la route qu’ils m’auraient culbuté sans s’arrêter.
— Parlant de ça, dit mon père, je croyais qu’ils avaient resserré la frontière, que les trabendos n’existaient plus.
— Si, toujours, c’est plus difficile maintenant qu’avant, mais tu veux faire quoi ? Les jeunes ont pas de travail ici… Arrêter le trabendo ? Autant leur demander d’arrêter de respirer.
Ils se turent, on n’entendit plus que le bruit du moteur, et j’observai avec une nostalgie ravivée les montagnes, sèches et terreuses comme chaque été, parsemées ici et là de buissons rabougris ou de fermes isolées. Rien n’avait changé en six ans. Mon père m’a dit un jour qu’au printemps tout était vert et fleuri, j’avais du mal à l’imaginer, je n’avais encore jamais vu le printemps au pays. Quand j’étais beaucoup plus jeune, je disais à mes amis qu’il ne neigeait jamais au Maroc : je n’y étais allé qu’en été, j’y voyais toujours le même climat sec et aride, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il pût changer au cours de mon absence.
Je sursautai, la conversation avait repris et un cri soudain du vieil homme me sortit de ma rêverie :
— Ah, mais tu vas chez Sayad ?
— Oui, tu connais ?
— Bien sûr que je le connais ! On a servi dans la Résistance, on a chassé ensemble et on a travaillé dans la même mine. Demande-lui s’il connaît Rahman, tu verras le nombre d’histoires qu’il a à raconter sur moi !
La conversation s’anima. Je me souvins en souriant que dans ces montagnes très peu de familles n’étaient pas liées à notre clan, les Ayami ; et personne entre Fès à l’ouest et Tlemcen à l’est n’ignorait qui était Sayad, le mari de ma tante Zahra.
— Mais tu es de sa famille ? Tu es le fils de qui ?
— Je suis le fils d’Omar, paix à son âme, répondit mon père. Sayad a épousé ma sœur.
— Le destin fait bien les choses, j’ai pensé à Sayad et à sa pauvre femme pas plus tard qu’hier, j’ai pensé à les visiter. Aujourd’hui est un signe de plus, il faut que j’aille les voir, bientôt !
En parlant de ma tante Zahra, la femme de Sayad, il prit un air peiné que je supposai sincère.
— Comment va-t-elle depuis le temps ? On m’a dit que c’était de pire en pire.
— Je ne sais pas, répondit mon père, impassible. Ça fait six ans que je n’ai pas pris de vacances, je n’ai pas pu venir jusque-là. Je crois qu’elle ne reconnaît plus personne.
Rahman se lança dans une complainte pour ma tante, regrettant sa force de caractère et son intelligence passées, trouvant injuste qu’une telle femme ait pu dépérir de cette manière. Mon père acquiesçait sans dire grand-chose.
Je finis par somnoler, et une heure plus tard, mon père s’arrêta au creux d’une vallée. Face à nous s’élevait une montagne habitée, à mi-hauteur, par une ferme aux bâtiments blancs. « Voilà », me dit-il simplement, et il ajouta, comme chaque fois que nous étions allés là-bas : «J’ai été élevé dans ces montagnes.»

Je revois encore cette montagne des Ayami telle qu’elle m’est apparue cet été-là. Et telle que je voudrais que tu la voies ! Chaque fois que je la retrouvais, c’était comme la découvrir pour la première fois, alors je voulais tout enregistrer, que chaque image demeure gravée sur ma rétine, éternelle et inchangée. Une montagne bien banale en vérité, sèche et incohérente, sans grand charme. Mais c’était la nôtre, cette montagne. Je revois le verger d’amandiers efflanqués, d’oliviers blafards, de figuiers trapus, le poulailler de tôle rouillée, la trappe grillagée à côté qui cachait une famille de lapins, et je revois le gros chien roux et blanc, prélassé à l’ombre d’un arbre. Une longue bâtisse à un étage formait l’habitation principale, où plusieurs pièces entouraient un patio. On y avait ajouté de petites annexes au fil des années qui abritaient, je le découvrirais au cours de l’été, une famille d’ânes, la réserve de grains, certains outils, ainsi qu’une énorme vache et son veau.
Rahman nous quitta avant qu’on ne gravisse la montagne, il avait à faire ; il fit promettre à mon père de prévenir Sayad et Zahra qu’il viendrait les voir d’ici quelques jours. Il continua sa route à pied et je le regardai s’éloigner. Il y avait quelque chose d’immatériel dans cette silhouette solitaire errant sur le bord de la route.
Mon père fit sortir le camion de la piste, il s’engagea dans la pente. Après force bruits d’accélérateur qui s’occupèrent de réveiller toute la propriété, on se gara devant la bâtisse. Plusieurs personnes en sortirent et vinrent nous saluer.

Le moment est propice pour te parler un peu plus de la famille Ayami, à cette époque.
Je les revois, ils me sourient, alignés devant le mur blanchi à la chaux ; ils ont des sourires pleins d’or et de trous. Bilal, massive silhouette aux mains douces, aux doigts velus, fils de Zahra et Sayad ; son épouse Manal, petite, menue, les traits pointus ; elle pouvait te haïr du plus profond de son être et t’accueillir comme un roi ; je n’ai jamais vraiment su décider si elle nous aimait sincèrement ou par devoir. Je me souviens de leurs enfants, Aymen qui faisait presque ma taille du haut de ses quinze ans, qui avait emprunté les cheveux blonds de sa mère et le doux regard craintif de son père ; Houd, dix ans, qui toujours gardait le menton rentré, le front avancé, l’air méfiant – à cette époque, c’était une teigne.
Je les revois nous embrasser avec effusion, nous mener par le couloir étroit qui faisait office d’entrée, traversant la cour intérieure aux murs blancs jusqu’au grand salon tout en longueur, dont les volets étaient fermés. Là, deux silhouettes étaient assises contre le mur, l’une si enturbannée et l’autre si enroulée dans ses voiles qu’elles me firent d’abord penser aux lépreux que l’on isolait dans les villages.
L’une des silhouettes se leva à notre approche. Lorsque Sayad nous considéra d’un œil alerte, je vis qu’il n’avait rien d’un lépreux. Grand, sévère, il nous embrassa sans sourire, et c’était inutile : dans l’accolade qu’il fit à mon père, je sentis plus de chaleur que dans les salamalecs du reste de la famille.
Tout le monde recula pudiquement ensuite, d’un même mouvement inconscient, pour laisser mon père s’agenouiller auprès de la deuxième silhouette, immobile.
J’ai de nombreux souvenirs de ma tante Zahra, mais de leur profusion naît une sorte de désordre : elle était de ces gens sur lesquels on entend tellement d’anecdotes que notre mémoire elle-même s’en nourrit, mêlant notre propre expérience aux témoignages d’autrui, s’imbibant de légendes dont on ne connaît pas la véracité. Elle aurait repoussé des soldats français en patrouille avec le fusil de son mari, un jour que celui-ci était de sortie et qu’elle se trouvait seule chez elle, avec ses enfants. Une autre fois, quand mon père était enfant, il faillit être enlevé par une secte qui n’existe plus aujourd’hui. Les membres de cette secte passaient de demeure en demeure pour demander nourriture et argent, ils avaient une allure de bandits médiévaux avec leurs larges burnous et leurs turbans. Ils transportaient des poignards damasquinés, des fusils, des serpents domptés qu’ils cachaient dans de longues boîtes. Il ne fallait pas les approcher si la ligne centrale de notre main gauche traversait la paume de part en part. Parce que alors, disait-on, on avait un don, que seuls les membres de cette secte savaient utiliser : ils faisaient un pacte avec un djinn, moyennant le sang de la personne à la paume marquée, pour trouver une grande quantité d’or. Cette secte avait voulu s’en prendre à mon père, et Zahra l’avait sauvé, toujours avec un fusil… J’ai pu vérifier, par la suite, que mon père avait bien cette ligne qui traversait toute sa paume. Le reste, je n’en suis pas sûr.
De ce kaléidoscope, néanmoins, quelques impressions m’appartiennent avec certitude : des baisers si pleins qu’ils me laissaient les joues douloureuses, des iris verts dans un visage rond et rieur, une belle voix cassée qu’elle utilisait volontiers pour chanter lors de nos longues veillées d’été ; un parfum d’épices, de bois frais et d’un soupçon de sueur – elle était toujours en mouvement.
Cet été-là, il n’en était plus rien. Son visage n’était plus rond, il était creux et ridé, elle avait perdu ses dents, elle était fluette et voûtée. Pire, elle nous regardait sans nous voir. Ses beaux yeux verts étaient restés les mêmes, pourtant, elle en était absente – ils étaient performants, ils fonctionnaient, elle voyait, mais il leur manquait quelque chose. Si les yeux servent à voir, ils ne se résument pas à cela, je m’en suis rendu compte alors, ils témoignent d’une présence, c’est une fonction cruciale qui manquait à ces yeux-là. Au cours de nos six années d’absence, Zahra avait développé une maladie particulière, celle qui provoque l’amnésie ; progressive et lancinante, elle avait rongé sa mémoire aussi bien que son énergie. Nous avions là une preuve que les souvenirs sont vitaux : ma tante dépérissait lentement sous les yeux de son mari à mesure qu’elle nous oubliait tous. Mon père la prit dans ses bras, elle le laissa faire et lui sourit, docile ; je crus d’abord qu’elle l’avait reconnu, avant de me rappeler : Zahra n’avait jamais été docile. En temps normal, elle eût étouffé mon père sous ses embrassades, elle l’eût insulté de n’être pas venu la voir plus tôt.
Je ne savais pas bien comment la saluer. Je l’embrassai gauchement et m’assis sur une natte, en face d’elle.
En moins d’une dizaine de minutes une table basse fut posée devant nous, avec du thé, une galette épaisse à la semoule, une assiette de semoule décorée de sucre, de cannelle et de raisins secs ; et des confitures, du miel et du beurre frais. Je n’ai jamais rendu visite à Manal sans qu’elle soit capable d’improviser un festin en un tournemain.

Il y en avait d’autres, des membres de ma famille, des cousins, des oncles et tantes, à Oujda, dans d’autres villes au Maroc, dans d’autres pays d’Europe. Malgré cet éparpillement, ou peut-être à cause de lui, le cœur de ma famille devait toujours se trouver ici : c’est dans ces montagnes qu’elle puisait sa source ; et s’il avait dû y avoir un patriarche à cette famille, c’eût été une matriarche, Zahra.
À partir du moment où Zahra souffrit d’amnésie, toute ma famille se dispersa et tourna en rond comme un poulet sans tête. Sayad, bien sûr, était respecté, craint et aimé, toutefois il était trop solitaire, trop égocentrique pour s’ériger en vrai chef de famille. Zahra savait gouverner, elle avait mis au monde cinq enfants et guidé plusieurs générations d’Ayami.
Aux cinq enfants de Sayad et Zahra, dont il ne restait dans la vallée plus que Bilal, il fallait en ajouter deux adoptifs, Farah et Haroun, enfants du défunt frère de Sayad. Farah vivait encore à la ferme, plus pour longtemps : elle préparait son mariage avec un membre du clan qui vivait sur la montagne en face, les Hokbani – ce mariage était une des raisons de notre retour, cet été-là.
Quant à Haroun (mon « cousin préféré »), je demandai rapidement de ses nouvelles. En entendant son nom, Bilal pinça les lèvres, Manal jeta un coup d’œil inquiet à Sayad. Le vieil homme me répondit, une raideur entre les sourcils :
— Haroun est parti il y a trois ans. Que Dieu le maudisse.
Je restai stupéfait. Même si Haroun n’était que le fils adoptif de Sayad, de notoriété publique il était son fils préféré. Un millier de questions me vinrent, je brûlais d’envie de savoir ce qui s’était passé pendant notre absence, je dus me contenir.
Je prêtai une oreille distraite aux conversations, tout à mon observation des lieux. Une longue pièce assez sombre, la lumière entrait par deux petites fenêtres, ce qui la rendait fraîche en été et chaude en hiver. Aux murs, des cadres photo de Sayad et de ses amis à la chasse. Un portrait ancien du défunt père d’Haroun, la barbe noire, l’œil sombre et brillant, il portait un burnous à capuche et une espèce de keffieh. Une photo de Zahra en blouza luxueuse, les couleurs étaient déjà passées en ce temps-là, on y devinait quand même les cheveux châtain clair, les gouttes de tatouages berbères sur le front et sur les joues.
Je sursautai lorsqu’on s’adressa à moi. Jusque-là, mon père échangeait des politesses avec Bilal et Manal. À présent ils me demandaient ce que je faisais. Je voulus leur expliquer que j’étudiais le droit, mais je ne connaissais pas le mot arabe. Mon père me vint en aide avec impatience.
— Tu le connais, ce mot, c’est le hakk.
Je poussai une exclamation de surprise. Oui, je le connaissais, parce qu’il était utilisé dans le langage commun, dans une expression synonyme à la fois de « je suis dans mon bon droit » et de « j’ai raison ». L’acception juridique et la raison se disaient avec le même mot. En tant qu’étudiant de droit, j’aimais cette idée, que les lois soient dictées par la raison, je voulus partager cette réflexion, j’ouvris la bouche… et me rendis compte que je ne maîtrisais pas assez la langue pour aller aussi loin. Pour justifier mon geste, je me forçai à boire et me brûlai la langue sur le thé trop chaud.
Sayad, resté à côté de sa femme, s’évertuait à lui faire manger une petite assiette de seffa, le plat de semoule sucrée accompagnée de raisins secs. Quand il remarqua que mon père avait fini de manger, il se leva, mon père l’imita. Je sortis à leur suite. À l’extérieur, au coin du bâtiment, j’entendis la voix furieuse de mon père avant de les voir.
— Pourquoi on ne m’a pas dit qu’elle était malade à ce point ?
Ils avançaient vers le haut des terres, derrière la bâtisse.
— Bilal l’a décidé. « Ali a assez de soucis, pas besoin de lui infliger ça pour le moment. »
— Bilal ? Et toi ? Tu ne pouvais pas me prévenir ?
Sayad eut un rire sans joie.
— Moi, je suis un vieux fou. On ne m’écoute pas.
— Moi, je t’aurais écouté.
— Toi ?
Il cracha sur le sol et toisa mon père.
— Et combien de fois tu as appelé ici, pour avoir des nouvelles d’elle, toi ?
Mon père ne répondit pas. Sayad attendait qu’il s’explique, je savais qu’il ne le ferait pas. Je savais pourquoi il avait cessé d’appeler, grâce à des conversations que j’avais entendues entre lui et ma mère. Mon père avait perdu sa mère très jeune, sa grande sœur Zahra était aussi la femme qui l’avait élevé : l’annonce de sa maladie l’avait bouleversé. S’il avait fini par ne plus prendre de nouvelles, c’était parce qu’il était terrifié d’entendre la vérité – ou plutôt, il refusait d’apprendre que sa sœur dépérissait alors qu’il était à trois mille kilomètres d’elle et qu’il ne pouvait rien faire pour l’aider.
Évidemment, il n’allait pas expliquer cela à Sayad. Face à son mutisme, celui-ci reprit :
— Je sais que tu n’as pas pu venir en six ans. Mais pourquoi te préviendrait-on, si tu ne daignes pas appeler ? De quel droit ?
— Elle est ma sœur.
— Et elle est ma femme. Je suis tout à elle, et si son frère ne vient pas, ce n’est pas à moi d’aller le chercher.

Mon père était effaré par ce que nous découvrions. Bilal et Manal, épuisés et prématurément vieillis par le travail d’une ferme qu’ils accomplissaient seuls ; Sayad, assis aux côtés de sa femme sénile, qu’il tenait par la main et qu’il embrassait parfois d’une œillade amoureuse à laquelle elle ne répondait jamais. À cette époque, on conseilla souvent à Sayad de prendre une seconde épouse, pour l’accompagner ou pour aider à la ferme. Ça n’aurait pas été un fait inédit dans ces montagnes, les veuves et les vieilles filles sans ressource ne manquaient pas, les mariages de convenance non plus ; Sayad refusa toujours. Zahra demeura sa seule épouse, et il passa plusieurs années à s’occuper d’elle : si quiconque avait un jour douté qu’il l’aimât, il en donnait une preuve incontestable – elle n’était plus là pour s’en rendre compte.
Nous étions aujourd’hui face à des ruines, dans le domaine d’une famille déchue. Les Ayami faisaient jusque-là belle figure parmi la noblesse crasseuse de ces montagnes vides et pauvres mais cet été-là, nous découvrîmes la déchéance où ils se trouvaient.
Laissant mon père raconter six années de séparation à Sayad, je bifurquai. Je décidai de me rendre directement là-haut.
«Là-haut», c’était le ’Ayn el Ghoula, l’Œil de la Goule, une source appartenant à ma famille et qui la fournissait en eau claire. C’était un point surplombant d’où l’on avait une vue époustouflante sur toute la vallée des Lazhars, et l’un des rares endroits frais lors des écrasantes journées d’été. Lorsque j’étais plus jeune, on y paressait des heures, à se raconter des histoires d’esprits et de djinns, c’était un lieu emblématique de mon enfance et j’avais hâte d’y retourner.
Mais je découvris ce jour-là qu’une chose avait changé : il n’était plus tout à fait nôtre, il n’était plus exclusivement Ayami.

Je pense qu’ils m’avaient aperçu de loin. Silencieux, ils me regardaient gravir les derniers mètres pour atteindre le sommet. Tout à ma montée – et, je dois l’avouer, assez épuisé – je ne les avais pas remarqués. Je chantonnais, si bien qu’une gêne me prit en réalisant qu’il y avait des gens là-haut – des gens qui m’avaient observé plusieurs minutes à mon insu ; les commentaires ironiques que j’avais dû leur inspirer avaient laissé sur leurs visages des sourires que je jugeais malveillants. Il y eut des secondes durant lesquelles nous nous jaugeâmes, moi, tâchant de ne pas ahaner trop fort, cachant mon essoufflement, et eux, une bande de cinq ou six garçons. Les plus vieux approchaient mon âge, peut-être dix-huit ou dix-neuf ans, les plus jeunes avaient dix ou douze ans, comme Houd.
Celui qui se tenait en leur centre – et qui prenait des allures de seigneur – s’avança vers moi, il me dit bonjour, on se présenta.
Il s’appelait Bachir, je l’avais connu autrefois, c’était un Hokbani.
Je hochai la tête à ce nom qui résonna en moi, laissant un arrière-goût désagréable. Dans les anecdotes de mon père, les Hokbani revenaient souvent. Ils formaient le clan qui vivait sur la montagne en face. Depuis toujours, Hokbani et Ayami se vouaient une méfiance qui tournait régulièrement à la haine. Je me souvins des mots précis que mon père employait à leur encontre, puisqu’il les avait répétés plusieurs fois, comme une antienne qu’on lui avait transmise et qu’il transmettait à son tour : « On n’aime pas les Hokbani. »
Au malaise qui me prit face au sourire moqueur de Bachir, je compris que les Hokbani avaient une phrase équivalente nous concernant. J’en aurais la confirmation plus tard cet été-là.
Je dis bonjour aux Hokbani. Ma main lisse et fine d’étudiant serra des mains aux cals rugueux, plus habituées à manier la bêche que le stylo.
Chez les jeunes Marocains de ces régions isolées, j’ai toujours discerné deux attitudes récurrentes à mon égard. Certains se montraient indifférents, n’accordant pas d’attention à un Européen qui serait ici pour un mois tout au plus. Bientôt je reprendrais l’avion et eux resteraient à leur quotidien d’ici ; entretenir de bons rapports avec moi était inutile, ils n’influenceraient pas leur vie. D’autres avaient une attitude différente. Pour eux, j’étais une créature improbable : j’étais tout à fait étranger, bien que partageant leur langue, leur religion et même, parfois, leur sang.
Parmi tous ces gens, certains nous appelaient les « vacanciyines », d’autres nous réservaient un autre sobriquet plus agressif et dérivé d’« immigrés », les « zmagrias » ; j’avais appris à me méfier de ces derniers.
Tandis que je m’entretenais avec Bachir, un enfant qui devait avoir douze ans tout au plus intervint étourdiment, parlant fort et devant moi : « Mais… Il parle arabe ! » Un autre répondit, sur le ton de l’évidence – celui-ci devait avoir mon âge : « Bien sûr, pourquoi pas ? Il est déjà venu plusieurs fois, et son père a grandi ici avec les nôtres. »
Il avait prononcé cela sur un ton désagréable, y ajoutant une espèce de dédain, comme s’il voulait rappeler que tout français que j’étais, avec mes belles affaires, mes cheveux propres et mes mains lisses, je ne valais pas mieux qu’eux, j’avais les mêmes ancêtres.
De fait, il avait raison. Des mille détails qui nous rendaient si différents, ces gens et moi, une petite partie était due à mon père, une grande, au hasard, et rien ne venait de mon mérite personnel. Je me sentais imposteur à chacun de mes voyages au Maroc à cause de cette donnée : j’aurais dû naître parmi eux, j’avais un faible pourcentage de chances de voir le jour en France. J’étais une anomalie statistique.
Je voulus répondre à son dédain, je ne le fis pas ; il m’était déjà difficile de trouver les répliques adéquates aux moqueries en français, c’était impossible en dialecte. Je me détournai, faisant mine de ne pas avoir entendu, ou de ne pas avoir compris. Bachir me lança un sourire tordu, comme pour me dire qu’il n’était pas dupe. Bachir aimait les conflits, Bachir avait un côté sadique que je ne lui connaissais pas quand nous étions plus jeunes – ou peut-être avais-je justement été trop jeune jusque-là pour m’en rendre compte.

Je le revois alors que je t’écris, Bachir, il avait un sourire aux longues canines, et son implantation capillaire formait un M bien défini sur son front. Lui non plus, je ne l’ai pas revu après cet été. Il est mort quelques mois plus tard, un accident de voiture en trabendo. Toute la vallée des Lazhars a pleuré ce jour-là, Ayami comme Hokbani.

Mais laisse-moi reprendre. Il est des gens qui savent désamorcer une situation tendue par un sourire, une blague judicieuse. Ces gens, je n’en étais pas, j’étais – le plus souvent malgré moi – d’une sécheresse propre à empirer les choses. Moi, je répondais par sarcasme ou d’un commentaire agressif, et mes compétences de combattant n’étaient pas à la mesure de ma propension à envenimer les conflits. J’aurais aimé faire partie de cette première catégorie de personnes, les diplomates, les aimés de tous. Grâce à Dieu, ta mère a hérité ça de sa mère. Ce jour-là, si j’avais répondu, j’aurais été insultant. Je n’en menais pas large, j’étais un freluquet et ils étaient plusieurs. J’aurais répondu pourtant, si j’avais été sûr qu’on se battrait, qu’ils me mettraient une raclée. J’étais certain de l’inverse : si j’avais si peu de bagarres à mon actif, dans ces montagnes où la plus petite insulte mène au pugilat et aux vengeances claniques, c’était parce que je n’étais pas des leurs. On ne prenait pas la peine de se battre avec un étranger qui partirait bientôt, à plus forte raison lorsque celui-ci était européen – les Européens ont de l’argent, ils peuvent engager un avocat, ils peuvent verser des pots-de-vin pour que la police soit de leur côté. J’aurais aimé qu’on se batte, j’aurais alors eu la preuve qu’on me traitait comme un homme et comme un Ayami, un semblable assez proche pour qu’on puisse lui mettre un poing dans la figure.
C’est probablement à cela que je pensais en me lavant les pieds à la source, tournant le dos aux Hokbani, à l’arrivée de mes cousins, les fils de Bilal. Houd, le plus jeune, accourut à grands cris, il se chamailla aussitôt avec la bande à Bachir, et je fus agréablement surpris de voir le jeune homme qui m’avait mal parlé quitter son masque de dédain pour le faire tournoyer dans les airs.
Aymen me salua vaguement et se concentra sur Bachir. Il l’observait avec beaucoup trop d’admiration à mon goût. Il riait trop fort à ses blagues et singeait ses postures. J’attirai l’attention de mon cousin, il me répondit d’un air impatient avant de retourner à Bachir. Surpris et un peu peiné, je compris qu’Aymen grandissait, il se soumettait lui aussi au jeu social : il devait calquer son pas sur celui du coq qui donne les ordres, sous peine de se voir mis à l’écart. C’était normal, j’étais déçu néanmoins, je n’y voyais qu’une autre marque de la déchéance des Ayami – le petit-fils de Sayad faisait des pieds et des mains pour plaire aux Hokbani, le vieil homme en aurait été malade s’il avait su. Je laissai Aymen pour jouer plutôt avec Houd qui, lui, restait naturel en toutes circonstances. Il n’était pas tenu aux mêmes règles grâce à son jeune âge, et de la même manière j’étais exclu d’entrée puisque étranger, avec des codes différents et mes propres relations à entretenir, là-bas, en France.
C’est ainsi qu’au début de mes vacances je fus marginalisé, au même titre qu’un enfant de dix ans.
Je demandai à Houd de m’éclairer sur la vallée qui s’étendait à nos pieds – la vallée des Lazhars. Il me nomma tout ce qui s’offrait à notre vision. La route goudronnée à une voie traversait la vallée, serpentant en son creux. D’un côté, sur le versant ouest où nous étions, la ferme de Sayad et quelques autres, toutes séparées par plusieurs hectares. Notre point de vue se trouvait en haut de ce versant, au ’Ayn, l’Œil de la Goule. Houd me désigna une mosquée minuscule et, juste à côté, une école aux murs roses : il l’avait fréquentée jusqu’ici, bientôt il irait au collège, distant de plusieurs kilomètres. Il me montra ensuite, au pied d’une petite bâtisse au dôme vert, un cimetière – le cimetière commun aux Ayami et Hokbani. L’édifice au dôme était un mausolée, celui de Sidi Amir, le premier Ayami, dont je porte le prénom. De l’autre côté de la route, versant est de la vallée, plusieurs fermes. Là-bas, c’était le domaine des Hokbani. Derrière eux, des montagnes immenses parsemées en leurs sommets de postes de contrôle ; ceux-ci formaient la frontière avec l’Algérie, en haut, à portée de vue.
Je souris et m’assis pour contempler. C’était un sentiment étrange : chaque fois, face à cette vallée dont je maîtrisais mal la langue et les coutumes, je me sentais arrivé. J’admirai longuement les reliefs de ce paysage qui avait vu naître mon père. Pour décrire cette sensation lorsqu’on plonge le regard en contrebas dans la vallée des Lazhars, mon père a toujours parlé d’«étendre ses yeux», comme on parle d’étendre ses jambes après une journée éprouvante. »

Extraits
« Ma fille, on est bien obligés de vivre: nos poumons respirent, notre sang circule, on vit sans y penser — il est facile de vivre, chaque effort est inconscient. Mais vivre, ça ne suffit pas, le mot est biologique; il en manque un autre à la langue française pour décrire le sentiment d’être en vie, où l’on a conscience de se tenir au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. C’est ce que j’ai éprouvé cet été-là, grâce à Haroun, et grâce à Fayrouz, Sayad et Farah, et les Ayami, et les Hokbani, les oliviers, les amandiers, les figuiers; tout formait un arrière-plan agréable à nos rêveries partagées. » p. 88

« Il faut que j’évoque à présent à quoi ressemblait une journée aux Lazhars, à cette période. Le soleil se levait sur une campagne où chacun se réveillait à l’aube; le fermier travaillait, l’enfant se rendait à l’école, à pied, à vélo ou en stop; l’âne brayait, la vache meuglait, les animaux nocturnes allaient à leurs terriers, le lapin en sortait à l’aurore pour jouir de la rosée, les loups rôdaient pour jouir des lapins; les trabendos vrombissaient d’une frontière à l’autre, et les militaires des deux pays, tout là-haut à leurs postes, faisaient des rondes, lourdement armés. Chacun vaquait à l’occupation qui rythmait sa vie, et en dehors de cela, il n’existait pas deux jours qui se ressemblaient. Le soir, on pouvait s’endormir tôt ou veiller tard, on pouvait allumer un grand feu de joie ou se terrer à l’intérieur; autour d’une bougie, on se racontait des histoires et on jouait aux cartes; chaque jour, on faisait tout et son contraire selon l’envie.
Nous étions seuls au monde. Un jour que Bilal se rendait en ville pour payer une taxe, le fait me parut incongru. C’est que le Royaume, l’État, l’administration, tout était une présence lointaine et floue, qui ne nous concernait pas tout à fait. Ici, éleveurs et agriculteurs s’échangeaient leur marchandise, la vallée pourvoyait à l’eau potable, l’essence nous venait des trabendos postés au milieu de nulle part, leurs bidons étalés devant eux; il n’y avait pas encore de courant ni d’égouts à cette époque; nous étions coupés du reste du pays, vivant en complète autonomie dans cette espèce d’enclave à cheval sur deux frontières. » p. 88-89

À propos de l’auteur
La Vallée des LazharsSoufiane Khaloua © Photo DR

Soufiane Khaloua est né en 1992 dans l’Aisne où il a grandi. Arrivé à Paris pour ses études, il exerce un certain nombre de petits boulots, travaillant notamment en tant que pigiste-étudiant au sein de l’académie Le Monde entre 2012 et 2013. Après un Master de recherche en littérature, il se dirige vers l’enseignement et est aujourd’hui professeur de français en région parisienne. La Vallée des Lazhars est son premier roman. (Source: Agullo Éditions)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois