Free Queens – Marin Ledun

Free Queens - Marin Ledun - Editions Gallimard - Mars 2023.

Juin 2019. Serena Monnier, une journaliste du Monde acccompagne le bus d'une association caritative qui sillonne les rues de la capitale à la rencontre de prostituées. Elle y fait la connaissance de Jasmine Dooyum, une adolescente de 15 ans qui se réfugie auprès d'eux pour échapper à ses souteneurs. La jeune fille a quitté Lagos avec la promesse de devenir coiffeuse et ne s'attendait pas à se retrouver sur le trottoir. Serena décide de remonter la piste du réseau de proxénétisme et se rend au Nigéria où elle rejoint les membres de l'association Free Queens, qui lutte quotidiennement contre les violences faites aux femmes dans un pays où règne la corruption.

A Kaduna, fournaise nigériane, l'usine Master Brewers abreuve le pays en bières à grand renfort de campagnes publicitaires agressives et de techniques marketing douteuses : de jeunes hôtesses, prostituées, venant de tout horizons, ont la mission d'inciter le consommateur à dépenser toujours plus. Les corps de deux d'entre elles sont retrouvés sur une aire de repos par le sergent Oni Goje de la police de la route. L'homme comprend que les forces de l'ordre ne méneront pas d'enquête pour deux prostituées, il entreprend alors de retrouver le ou les coupables de leur assassinat.

" La misère était un empire économique qui se bâtissait pierre après pierre depuis les hautes sphères de la société là où le fric coulait à flots, pas dans les ruines du bidonville de Makoko ".

Ce roman, - on pourrait presque parler de témoignage tant il semble réaliste -, dresse tout d'abord l'état des lieux d'un pays ravagé entre autres par la pauvreté, le sida et les exactions commises depuis 10 ans par la secte Boko Haram qui terrorise la population. L'industrie y est en berne, sauf une filière au potentiel gigantesque : celui de la bière. L'urbanisation et la démographie du Nigéria sont en effet galopantes: il est le pays le plus peuplé d'Afrique et plus de la moitié de ses 190 millions d'habitants ont moins de 30 ans. Les industriels spécialisés dans ce domaine ont donc de quoi se livrer à une " guerre de la bière " où tous les moyens sont bons pour faire le plus de bénéfices possibles. Dans un pays corrompu jusqu'aux plus hautes strates de la société, les multinationales ont recours sans même se cacher aux réseaux criminels qui régissent le milieu de la prostitution à des fins commerciales : vendre le corps des femmes pour mieux vendre leur bière, sans autre considération. Vu l'ampleur du réseau qui semble agir en toute légimité sans se soucier des forces de l'ordre préalablement achetées par les industriels, les enquêtes de Oni Goje et de Serena Monnier semblent presque dérisoires et leur guerre perdue d'avance pour une cause que les nigérians eux même ne semblent pas défendre. J'ai apprécié leurs caractères trempés, leur opiniâtreté. Oni Goje, père de famille et bon époux, simple officier appartenant à la police de la route, entend, par sa quête de retrouver les meurtriers de deux jeunes innocentes, défendre les générations à venir. Quant à Serena Monnier, la journaliste française qui découvre ce pays profondément gangrené, elle ne fuit pas le danger même si sa sécurité est menaçée à plusieurs reprises et que les locaux lui font comprendre qu'elle n'a pas son mot à dire. A l'instar des autres membres d'association, elle se bat pour la cause des femmes avec courage et conviction.

Free Queens est un véritable roman noir qui décortique les vices d'une société malade où le profit est encore une fois à la base de toute déchéance. Un roman engagé qui permet d'approcher la réalité, donne des pistes pour comprendre et espérer un monde meilleur en dépit de toutes les horreurs qu'il nous présente. Le style de l'auteur est sobre, s'attache à décrire les faits énoncés sans fioriture mais avec le souci de justesse, de précision. Les connaissances de l'auteur sur le sujet sont impressionnantes tant dans les considérations géopolitiques que dans le quotidien des personnages. Le réalisme est profond, l'auteur évite les clichés, ne garde que le nécessaire à son intrigue et fait en sorte d'immerger le lecteur dans ce polar révoltant. Le constat social semble désespéré, noir jusqu'au bout en dépit de quelques notes d'espoir qui émergent d'un dénouement particulièrement convaincant.

Je remercie chaleureusement Babelio ainsi que les Editions Gallimard pour ce roman offert dans le cadre d'une Masse Critique Mauvais Genre.


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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois