Le grand saut

Le grand saut

En deux mots
Léonard vient d’enterrer son épouse et de se brouiller avec ses enfants. Mais, il y a bien pire, il rend son dernier souffle. Aussi c’est post-mortem qu’il nous raconte comment il en est arrivé là.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il suffirait de presque rien

Pour son troisième roman, Thibault Bérard a choisi l’audace. Léonard, le personnage principal, vient de mourir. Ce qui ne l’empêche pas de retracer ses souvenirs, alors que son corps se décompose. Il va alors découvrir la vie qu’il a laissé filer.

En ce jour de juillet 2020, c’est la fin pour Léonard. Après un dernier esclandre à l’enterrement de son épouse Lize – son fils s’était senti obligé de le sortir manu militari – il avait fini par s’effondrer dans sa cuisine, qu’il n’avait plus rangée depuis bien longtemps. Rongé par l’alcool, sa dernière danse est pathétique.
Désormais, il lui faut se raccrocher à ses souvenirs, à ces quelques images qu’il conserve de son existence et qui se jouent de la chronologie.
Il y a ce 2 juin 1975 où il est devenu papa et où il a eu le bonheur d’assister à la naissance de son fils Tristan.
Ce jour de mai 1968 où, étudiant, il essayait de se mettre à la hauteur de Baudelaire, mais ne réussissait qu’à capter son spleen.
Ce 17 mars 1978 où il jouissait d’un bonheur conjugal sans nuages et où il avait décidé d’accepter la proposition de monsieur Meung de quitter la boutique où il travaillait pour se mettre à son compte et sillonner les routes de France. Jour heureux, jour funeste aussi. Car cette décision sera lourde de conséquences.
Il y aura aussi ce jour où, sur les routes de Normandie, il avait failli se tuer au volant et s’était alors promis de reprendre le droit chemin, d’oublier ses maîtresses et de s’occuper davantage de sa fille Émilie et de son fils Tristan. Vœu pieux.
On suit en parallèle le parcours de Zoé, dont on découvrira bien plus tard ce qui la relie à Léonard. On découvre la jeune fille alors qu’elle se décide à faire le grand saut, c’est-à-dire à sauter du plongeoir de dix mètres, forçant l’admiration de ses parents. Puis on la retrouve un jour d’octobre, quand sa mère «tombe dans un gouffre» et qu’il a faut l’interner. Elle va alors chercher à la guérir, à trouver dans sa vie comment subitement tout a pu ainsi déraper. La réponse à ses questions est peut-être dans le coffre à secrets.
Après Il est juste que les forts soient frappés et Les enfants véritables, Thibault Bérard poursuit son exploration des liens familiaux avec cet émouvant roman. Entre Zoé et Léonard, il va tisser des liens qui, s’ils sont invisibles, n’en sont pas moins très forts. L’intensité dramatique tient du reste à ce paradoxe que les deux personnages, qui ne se connaissent pas, sont très proches. Face au désarroi et à la mort, ils vont chercher la voie de la résilience et découvrir qu’il s’en est fallu de presque rien pour que tout soit différent. Mais l’heure des regrets a fini de sonner. Il faut désormais jouer une autre partition…

Le grand saut
Thibault Bérard
Éditions de l’Observatoire
Roman
200 p., 20 €
EAN 9791032920817
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout commence lorsque Léonard expire son dernier souffle. Le vieil homme solitaire n’a pas revu ses enfants depuis vingt-cinq ans et a bien des années de frasques à se faire pardonner, aussi n’est-il pas dupe: le chemin vers la rédemption sera escarpé.
Tout commence lorsque Zoé, dix ans, adresse une prière muette pour le salut de sa mère. Depuis que cette dernière est brusquement tombée en catatonie, la petite fille et son père vivent un cauchemar sans fin. Qui pourrait les sauver?
Entre ombre et lumière, espoir et peur, remords enfouis et secrets tus, les destins de Léonard et de Zoé vont bientôt s’entremêler…
Thibault Bérard poursuit son exploration du grand roman familial dans un récit à la frontière du réel. À travers deux personnages dont la vie bascule, c’est d’amour, de résilience et de quête de soi qu’il s’agit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Victoire Vidal-Vivier, librairie Le Marque-page à Saint-Marcellin)
Blog Les livres de Joëlle
Blog T Livres T Arts
Blog Carobookine

Les premières pages du livre
« 1
Jour de ténèbres
12 juillet 2020.
Dans une grimace, Léonard porta la main à sa poitrine, espérant se raccrocher à quelque chose de solide alors même qu’il savait bien que sa vie ne contenait rien, absolument plus rien de solide.
Et sa vieille poitrine de fumeur de cigarillos encore moins.
Il commençait à glisser sur le carrelage de sa cuisine, un coude ripant contre le plan de travail, quand une pensée idiote lui vint : depuis combien de temps est-ce qu’il n’avait pas fait le ménage dans cette baraque ?
Ses jambes ne le portaient plus. Sur ses tempes, tout contre ses côtes et jusque dans la paume de ses mains, il sentait une sorte de bourdonnement chaud, impérieux, exerçant une très forte pression qui n’aurait pas été désagréable s’il ne l’avait immédiatement associée à l’empreinte de la Mort venant – enfin – faire son office.
— … me chercher, sale putain…
Jurer lui apporta un bref soulagement, l’air reflua dans ses poumons, mais Léonard n’était pas le genre de bonhomme à se faire des illusions. Il était foutu et il le savait.
Son regard s’accrocha au volet disjoint qui battait à la fenêtre, juste là, dehors, sous le soleil qui dansait entre les sommets des montagnes, face à l’évier bouché où, un peu plus tôt, il était en train de trifouiller avec une ventouse. À bien y réfléchir, songea-t-il en s’affaissant un peu plus vers le sol, c’était à cause de cet évier qu’il en était là, à crever tout seul dans sa cuisine comme un con, par un jour de grand beau. Il avait pris une suée et hop, en route pour l’enfer.
Car c’était bien là qu’il finirait ; aucun doute là-dessus.
À cause d’un évier bouché…
Mais à vrai dire, c’étaient des conneries. L’évier n’y était pour rien. Si Léonard en était là, à crever seul au milieu de ses montagnes, dans sa cuisine, par un jour de grand beau, c’était par sa faute à lui seul.
Au moment où il se croyait bon pour la glissade ultime, son aisselle se cala sur le plan de travail, interrompant la chute. Il hoqueta, hébété, pantin retenu par ses fils. Ça ne changeait pas grand-chose à l’issue mais, par une bizarre intuition, il devina que tant qu’il n’aurait pas terminé le cul par terre, il lui resterait un peu de temps avant de tirer le rideau.

Le premier visage qui revient, c’est Tristan. Dans un brouillard de coton. Ses yeux froissés, exactement comme du linge. Son nez long et un peu cassé, ses lèvres délicates. Sa bouche tordue dans un rictus de stupéfaction, mêlée – Léonard peut bien l’admettre – de dégoût.

— Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ?
Même en cet instant-là, avec l’ivresse qui lui piquait les yeux et lui chauffait le visage, même face à la stupéfaction méprisante qui froissait le visage de son fils, Léonard n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était beau, son garçon. Son garçon furieux, outré. Blessé, par lui.
Ça n’avait duré qu’une seconde, tandis qu’il tanguait, accablé par le poids des reproches, mais il avait eu le temps de se dire ces mots-là, qui paraissaient bien dérisoires dans toute l’avalanche de merde qui s’était écoulée dessus : Quel beau garçon j’ai fait.
En attendant, il avait surtout foiré, une fois de trop.
*
Ils sont dans la salle funéraire. Le cercueil de Lize rutile, cerné de terne, faisant valoir son bois tout neuf promis à finir en cendres. « Ce gâchis orchestré », pense Léonard en réprimant un relent âcre au fond de sa gorge.
Autour d’eux, l’assemblée s’est raidie. Léonard peut sentir sur ses épaules les regards de ses proches (à l’époque, on pouvait encore les désigner par ce terme), les vieux amis, les voisins, la famille au complet ; une pluie de flèches décochées par une multitude de têtes unies en une même grimace désapprobatrice. Il ne serait pas surpris si leurs lèvres, comme dans une de ces stupides comédies musicales que Lize aimait bien regarder pendant qu’il bouquinait sur le canapé, s’animaient brusquement pour lui adresser en chœur, sous forme de chant synchronisé, un hymne moqueur.
— Papa, mais regarde-toi ! Tu me fais honte !
Et comme il ne réagit pas, la main de Tristan claque brusquement sur la sienne, et la flasque qu’il tenait – il l’avait oubliée – se brise sur le sol, ensevelissant l’hymne moqueur sous une mélodie d’éclats de verre qui vont rouler sous les bancs, jusque dans les coins poussiéreux de la salle funéraire.
L’odeur du gin fend celle, clinique, qui flotte et imprègne les vêtements des tristes rassemblés.
Dans son hébétude, Léonard esquisse le geste de ramasser les bouts de verre pour éviter que quelqu’un ne se blesse, ce qui est tout aussi grotesque que paradoxal, vu le mal qu’il est en train de faire à tout le monde en ce moment même ; il s’abstient finalement, pressentant que le moindre mouvement risquerait de lui faire dégobiller son gin. Il est un navire chahuté sur un océan en furie.
Non, pas de poésie : il est rond comme une queue de pelle. Toutes ses belles images ne le sauveront pas, il le sait. Cette fois, il est allé trop loin. Depuis le temps qu’il se demandait quand ça arriverait…
Face à lui, Tristan s’énerve ; Léonard voit nettement la colère animer et déformer son beau visage. C’est étonnant d’ailleurs car, pour le reste, il ne distingue pas grand-chose. Le monde devient plus flou à chaque seconde, dans les brumes de l’alcool qui le noient et l’emportent…
Et voilà qu’il joue encore les mauvais poètes. Encore une manière de fuir la situation.
Il ne distingue presque plus rien, à présent – le visage de Tristan qui s’empourpre et se déforme, la foule brumeuse en arrière-plan…
Oh, qu’est-ce qu’il se sent mal. La bouche de son fils s’ouvre et se ferme à intervalles réguliers, il fait de gros efforts pour comprendre ce qu’il raconte, mais vraiment, il se sent trop mal. La nausée monte, il peut se figurer son propre cœur jaune et suintant comme une vieille éponge.
Il ne faut pas qu’il vomisse. Pas à l’enterrement de…
— Avec une de tes putes, en plus ?!
… de Lize. Son amour. Son amour qui se la coule douce dans son cercueil rutilant – elle, bordel de Dieu, n’est pas obligée de se cogner un sermon de son fils devant une foule brumeuse de petits chanteurs moqueurs ! Et en plus, il l’insulte ? Il a bien dit « pute », non ?
— Fais-la sortir, au moins ! Tu ne peux pas faire preuve d’un minimum de décence pour ta femme ? Et pour ta fille, et pour moi, après tout ce qu’on a traversé ? Pour tous les gens qui aimeraient, au moins une fois, que tu ne fasses pas tout foirer ?
D’un seul coup, la vue lui revient. Claire, impitoyable.
Cette grande salle morne au plafond trop haut, aux murs d’un blanc qui aurait tourné, aux arêtes dures. Lino imitation bois au sol, rangées de bancs, et tous ces gens. En plissant les yeux, il distingue Jean et Nicole. Yves et Fabienne. Et Guytou, assis seul. Et Éric, le frère de Lize, qui le fusille du regard, bras croisés. Et Monique, la mère de Lize… On dirait un pruneau, il ne l’a jamais aimée. Ensuite, quelques cousins.
Et puis bien sûr, au premier rang, Émilie.
Sa petite. Mine d’oiseau, teint pâle, cheveux clairs. Ado fragile logée dans un écrin de lumière. Elle ne le regarde pas, elle. Elle ne lui hurle pas dessus, elle. Elle ne s’est pas jointe au chœur moqueur ; sa tête est basse, prise dans ses deux mains qui lui font une nasse, et elle sanglote. Léonard voit le sillon des larmes sur ses joues, et en pensée il inflige à sa vieille éponge de cœur autant de coups de griffe que son enfant, à cause de lui, verse de pleurs.
Il s’aperçoit alors que Tristan a cessé de parler, lassé sans doute de s’adresser à un ivrogne incapable de tenir sur ses jambes, en plus d’être un lâche.
Hélas, c’est pour mieux passer aux actes : il l’empoigne par le coude.
— Maintenant, ça suffit. Personne n’a besoin de toi ici !
Dans l’élan, il le force à faire demi-tour, puis il le traîne derrière lui en marchant d’un pas vif entre les deux rangées. Léonard détourne le regard de son Émilie sanglotante et se laisse charrier sans résistance. Il a l’impression d’être un chenapan pris en faute par le curé dans une comédie des années cinquante.
L’image est plutôt amusante et, malgré la nausée qui remonte, il glousse, ce qui décuple la fureur de Tristan (Léonard le sent à sa poigne qui se resserre sur son coude). Comme il hoquette maintenant de rire, son fils l’envoie valser au fond de l’allée, où l’attend une femme beaucoup trop maquillée, avec une paire de nichons appréciables.
Léonard titube devant elle. Il n’est pas sûr de la reconnaître, même si son visage – assez quelconque, surtout par rapport à ses nichons – lui est vaguement familier. À la façon qu’elle a de s’adosser au mur dans une posture qu’elle voudrait digne, il peut dire qu’elle est aussi beurrée que lui.
Alors seulement, au fond de son cerveau vaporeux, les connexions se font et il se rappelle que c’est avec cette femme dont il ne saurait pas dire le nom qu’il a débarqué tout à l’heure, soûl comme un cochon, à l’enterrement de son épouse.
Ce qui, en soi, n’aurait jamais été qu’une autre de ses frasques si elle s’était produite un autre jour, ou s’il n’y en avait pas eu tant d’autres.
Il a sacrément foiré.
Eh bien, tant qu’à foirer, autant foirer en beauté : rassemblant toute son énergie pour ne pas vomir, Léonard adresse une révérence à son fiston, puis une deuxième au cercueil rutilant qui contient sa Lize chérie. Et comme il n’ose pas infliger le même affront à Émilie, il se contente d’un coup de chapeau imaginaire au reste de l’assemblée, très Cyrano de Bergerac. Soyons gascon, nom de nom !
Après s’être cogné le genou contre un banc de la dernière rangée, il part en titubant au bras de la nana aux nichons appréciables.

Comme son aisselle commençait à lui faire vraiment mal, Léonard ferma les yeux pour chasser la douleur – et le souvenir. Ce fatidique 13 mars 1995, il avait définitivement claqué la porte de sa vie à ceux qui s’efforçaient de continuer à l’aimer en dépit de tout.
Il avait « fait place nette ».
Il s’était débarrassé des siens.
Une pointe métallique traversa son thorax et vint lui glacer la colonne vertébrale, tandis qu’il crispait ses muscles pour rester accroché au plan de travail.
Ce n’était plus que l’affaire de quelques secondes, la dégringolade était amorcée.
Il eut le temps encore de voir défiler, pas toute sa vie, mais une cascade d’images dont l’assemblement rétrospectif aurait peut-être trouvé quelque mystérieuse signification sur le Grand Échiquier Cosmique où, il en avait toujours été persuadé, les vivants se croisaient depuis toujours.
Même si, à l’orée de sa mort inéluctable, ces images n’étaient rien d’autre que des images.

Ses genoux d’enfant mouchetés d’un vert gazon, se dévoilant sous l’horrible bermuda écossais que sa mère le forçait à mettre ;
la bagarre contre un grand de la classe du dessus qu’il avait miraculeusement remportée sous les hourras de ses camarades ;
les yeux de son chat, éclair noir zébré d’un éclair blanc, qui luisaient en haut de l’arbre où il s’était perché – Te voilà, toi ;
cette professeure de français aux airs d’héroïne austenienne, Madame Diane ou peut-être Madame Jeanne, avec sa longue tresse et ses jupes marron impeccables, dont il était furieusement amoureux ;
un cahier d’école dont il avait rempli les marges de poèmes assez médiocres mais qu’il n’avait jamais cessé de relire de loin en loin, avec une tendresse et une amertume croissantes ;
les cuisses ouvertes de Chantal avant l’instant où il allait plonger le visage dedans ;
le portail de la petite maison de son père, ce matin d’automne très doux où il était revenu le voir une dernière fois ;
la violente dispute qui l’avait opposé à ses trois copains de fac – il savait qu’il avait tort mais s’était accroché mordicus à ses convictions, orgueil de coq, De toute façon, vous ne pigez rien à rien !
Sa main jeune, nerveuse, qui peinait en plein milieu de la nuit à trouver la serrure du studio minuscule où il vivait alors… Encore une joyeuse soirée ;
les regards des filles qui subitement lui révélaient le séduisant jeune homme qu’il était devenu sans s’en apercevoir ;
tintements de verres, musique hurlante dans un bar bondé ;
la porte vitrée du magasin d’antiquités où il était entré au culot, mains dans les poches – Vous vous formerez sur le tas ;
une nuit entière à écrire et raturer ;
les lèvres de Lize pressées contre les siennes, tous deux gloussant de surprise et d’excitation ;
une nuit entière à faire l’amour ;
l’éclat de rire de Lize, si vif, si pur – et tellement imprévisible, alors comme aujourd’hui, qu’il se sentit sursauter et glisser d’un cran supplémentaire vers la mort !
une petite foule d’amis l’acclamant par en dessous ; il s’était juché sur la table du restaurant pour déclamer ses vers et Lize rosissait dans un coin ;
le crépitement baveux de deux steaks saisis au beurre (en arrière-plan, une armée de flacons d’herbes aromatiques) et sa main qui secouait la poêle avec énergie ;
Lize se cramponnant à ses épaules tandis qu’il embrassait ses cheveux d’un blond cuivré ;
un week-end à la mer… Il se jetait dans le sable comme un môme !
La jolie statuette en ivoire qu’il aimait faire tourner entre ses doigts ;
un verre levé pour trinquer avec sa vieille amie la lune, astre complice ;
Lize lui susurrant les mots qui le rendirent – absurdement – certain d’avoir trouvé un chemin où poser ses grandes pattes sans tout saccager – Mon beau capitaine. Mon poète fou ;
et soudain le premier bébé, son garçon jaillissant entre les murs carrelés de blanc, dans les odeurs puissantes du liquide amniotique, son nez en bouton et son front bosselé qu’il respirait en l’embrassant – Ça y est, Tristan vient de s’endormir.

Écran noir.
Puis, en une accélération brutale, survint un nouveau flux d’images.

Ce dessin de Tristan (un monstre marin fendant l’eau couleur émeraude) qu’il avait vraiment trouvé beau ;
ses mains s’agrippant aux bras maigres de Lize : il aurait voulu la secouer parfois et, dans le même temps, il était incapable d’affronter son regard ;
ses mains caressant le ventre à nouveau rond de Lize, lui assis derrière elle dans le canapé, elle se laissant aller sur son torse, un œil sur Tristan qui jouait par terre ;
ses mains brandissant Émilie vers le plafond de la maternité avec un peu trop de brusquerie, et le cri affolé de Lize qui lui avait inspiré de la honte ;
son reflet fagoté dans un costume qui lui donnait l’impression d’être déguisé ;
la cravate fourrée dans la boîte à gants et l’absurde sentiment de liberté, grisant malgré tout, qu’il associait à ce geste ;
un poème repêché au fond d’un tiroir, un soir, qu’il avait tenté de reprendre pour l’oublier quelques jours plus tard ;
des kilomètres en voiture avec son bazar qui tintinnabulait dans le coffre ;
Tristan riant aux éclats sous ses chatouilles, rouge de bonheur, les larmes pas loin ;
un très beau candélabre de bronze, sans valeur mais qu’il avait toujours pris plaisir à contempler ;
cette femme élégante qui le couvait d’un regard de féline, assise dans son fauteuil avec une jambe croisée sur l’autre, face à lui qui se tortillait sur le canapé crème où elle l’avait fait asseoir ;
Tu devrais t’occuper un peu plus d’Émilie et Tristan, ils ont besoin de leur papa.

Écran noir.
Puis un nouveau flux d’images. Il se laissa glisser.

La nappe à carreaux d’un restaurant de bord de route ;
d’autres cuisses ouvertes dont la vision, déjà à l’époque, lui avait rappelé celles de Chantal ;
d’autres lèvres offertes – sensation de nausée, inévitable, mais qui en ce temps-là s’estompait sous l’immense enivrement de se savoir en escapade ;
un guéridon qu’il avait vendu le double de son prix, il avait fêté ça avec un groupe de jeunes complètement timbrés et fini la nuit avec une dénommée Lydia, magnifique ;
sa sacoche oubliée chez un client et jamais retrouvée, qui contenait le carnet où il avait écrit ses meilleurs poèmes ;
cette soirée où il avait fait danser Lize avec un entrain qui l’avait lui-même surpris, Tristan et Émilie courant comme des fous autour d’eux ;
encore des kilomètres de route ;
le visage irrité d’Éric, venu rendre visite à sa sœur, où il avait lu un jugement qui l’avait embarrassé.

Écran noir.
Il pria de toutes ses dernières forces pour ne pas avoir à subir les images de la période qui devait survenir ensuite, le « Grand Drame Familial », la catastrophe, sa plus terrible épreuve et son plus retentissant échec.
Pourquoi est-ce que c’est à moi que ça arrive ?
Celui qui avait tout précipité et l’avait, pour finir, amené à se conduire comme un sagouin le jour de l’enterrement de sa femme, avant de faire place nette autour de lui.
Je fais encore ce que je veux, bordel de merde…

Écran noir.
Et puis…

Et puis le visage de sa fille apparut alors, comme une issue inespérée. La merveilleuse frimousse d’Émilie à sept, huit ans, plissant le nez face au soleil, ses épaules menues se relevant si mignonnement, dans un éclat de rire qui l’avait fait sursauter parce qu’il était le même, le même exactement que celui de Lize plus jeune – et qui le secoua encore une fois.
Je sais que tu l’adorais, celle-là.

Son aisselle quitta le plan de travail.
Il se cogna le cul par terre et, comme il l’avait prévu, c’est à cet instant que la Mort lui balança le coup de serpe irrémédiable.
— Merde.
Son cœur se grippa – vieille éponge plongée dans un bloc de glace –, ses poumons hurlèrent et il jeta un regard de naufragé vers le buffet indien placé entre la cuisine et le salon, dans lequel il cachait son plus beau trésor, le dernier secret qui l’avait rattaché au monde après une vie passée à fuir…
Je t’aime, envers et malgré tout.
Et il mourut.
Mais au moment où il expirait, Léonard sentit que tout allait enfin pouvoir commencer.

[Zoé en bleu]
Sans le sourire de sa mère, Zoé ne serait jamais montée en haut de ce fichu plongeoir.
C’est haut, terriblement haut. Quand elle se penche (mais il ne faut pas qu’elle se penche trop, elle pourrait glisser, ou même s’évanouir, et alors elle partirait en arrière, se cognerait le crâne sur le plongeoir et chuterait, inconsciente, du haut de ces dix mètres, dix mètres!, avant de se fracasser la nuque dans l’eau), les gens lui semblent minuscules. De vraies fourmis.
Elle doit plisser les yeux pour distinguer Papa et Maman, elle assise sur sa serviette, les bras enroulés autour de ses genoux, avec ses lunettes noires, et lui debout, en slip de bain, tout ventre dehors, battant des mains pour l’acclamer. Leurs silhouettes sont floues, elles ondulent comme à travers un écran de chaleur.
Il faut dire qu’il fait chaud. Terriblement. Zoé sent le revêtement en plastique coller sous ses pieds qui appuient, un coup à gauche, un coup à droite, sur le plongeoir. Elle tangue et halète dans un monde bleu étouffant.
— Zoé ! Zoé ! Saute, Zoé !
Et puis il y a ces cris qui fusent d’en bas. Ça l’agace. Elle s’aperçoit soudain que ses mains s’ouvrent en pâquerette et se referment en boule de gui, sans qu’elle s’en soit rendu compte.
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Si au moins ils arrêtaient… Comment est-ce qu’elle peut se concentrer avec ce vacarme ? Elle va fondre en larmes, s’ils continuent !
Dans un réflexe de fuite, elle envoie son regard le plus loin possible, par-delà l’enseigne du Center Parcs, vers l’éblouissant soleil d’été qui, lui aussi, semble la contempler. Attendre qu’elle ose sauter…
Et si elle renonçait ? Et si elle faisait demi-tour, tout simplement ? En un clin d’œil, elle n’aurait plus à subir les regards pesants de ceux qui patientent derrière elle, ni à endurer les cris de ceux qui l’acclament en bas. Elle serait libérée de tout ça. Il suffirait de tourner les talons, revenir à l’escalier métallique et descendre, clang, clang, clang, les paliers correspondant aux trois plongeoirs successifs : dix mètres, huit mètres, cinq mètres.
Les crieurs, la voyant se débiner, s’arrêteraient d’eux-mêmes. Elle passerait devant eux, les joues cuisantes mais indemne, et elle irait retrouver ses parents. Papa lui frotterait les cheveux en lui disant que ce n’est pas grave. Maman poserait un baiser sur son front et un sourire sur sa déception.
Seulement, Zoé sait bien que ce sourire n’aurait rien à voir avec celui de tout à l’heure… Le sourire qui l’a convaincue de monter sur le plongeoir.

— Moi, je le fais !
C’est ce qu’elle a répondu à Papa qui, sans réfléchir, venait de dire qu’il préférerait se faire amputer d’une jambe plutôt que de sauter de là-haut. Il s’était aussitôt mordu la langue – il connaissait assez sa fille pour savoir que c’était exactement le genre de phrase qui suffisait à réveiller le démon –, mais c’était trop tard.
Pourtant, il ne croyait pas vraiment qu’elle oserait. Il la savait têtue comme une mule, effrontément rêveuse et follement imaginative, mais pas très sportive. Les exploits physiques nourrissaient surtout ses aventures intérieures.
Et pour tout dire, elle non plus ne pensait pas qu’elle sauterait. Pas vraiment. Elle commençait déjà à chercher une phrase bien sentie, une pirouette verbale qui la sortirait d’affaire et ferait dire à Papa qu’elle était « un sacré phénomène », lorsque Maman, derrière ses lunettes noires, lui avait soudain adressé ce sourire si large, si fier.
Depuis à peu près toujours, Zoé sait que les sourires de sa mère, les vrais, sont rares et précieux. Pas ceux qu’elle adresse aux gens pour avoir la paix, les sourires de façade. Ceux-là, elle les distribue sans réserve, et ils sont une des choses qui font dire aux gens que Maman est « douce ». Discrète et douce. Mais ces sourires-là n’ont ni valeur ni vérité. Les vrais sourires de Maman sont bruyants, féroces comme des ratures. Si elle ne les dévoile pas souvent, c’est parce qu’elle a conscience qu’ils peuvent heurter.
Zoé, elle, n’est jamais heurtée par ces sourires-là. Elle les aime parce qu’il lui semble qu’ils contiennent quelque chose du secret de sa mère, un secret auquel personne, pas même Papa, n’accède. Quand Zoé en reçoit un, ou mieux encore, quand elle le provoque, elle a l’impression d’avoir découvert un trésor.
Ces derniers temps, Maman est fébrile. Nerveuse? Non, pas tout à fait. Excitée, plutôt. C’est difficile à dire. Elle ne tient pas en place. À certains moments, elle éclate de rire trop fort, et à d’autres, elle a l’air de ruminer dans son coin avec un air entendu, comme si elle réservait une belle surprise pour plus tard, sauf que rien ne vient. On ne la sent pas « là ». Papa dit que c’est lié au roman qu’elle va bientôt publier, son tout premier, mais Zoé n’est pas sûre que ce soit uniquement ça. Il y a quelque chose dans la vie de Maman qui la rend encore plus bizarre que d’habitude.
« Pas bizarre, ma chérie : spéciale », corrigerait Papa.
Quoi qu’il en soit, Zoé ne pouvait pas renoncer après avoir provoqué le sourire de Maman. Ce sourire, elle n’avait d’autre choix que de lui obéir.

Elle a suivi les autres plongeurs (uniquement des adultes, plutôt des jeunes, surtout des garçons), grimpé en frissonnant l’escalier de métal, clang, clang, clang, cinq mètres, huit mètres, dix mètres, pris sa place dans la dernière file. Une fois son tour venu, elle s’est avancée jusqu’au bout du plongeoir.
La tête lui tournait, son cœur lui paraissait flotter dans sa poitrine.
Elle pouvait le faire. Elle allait le faire.
C’est là que son père a eu la mauvaise idée de crier, les mains en porte-voix :
— Saute, Zoé !
Juste après, un cri a fendu l’air parmi les baigneurs.
— Saute, Zoé !
C’était la voix d’un ado, justement. Un de ces garçons braillards qui passent la journée à sauter du plongeoir. Il a été rejoint par ses copains, qui se sont mis à scander :
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Papa battait des mains, pensant l’encourager. Maman la fixait du regard.

Et elle en est là. Les secondes deviennent des minutes et elle ne bouge pas, pétrifiée au-dessus d’un vide dont la vision floue la terrifie de plus en plus. Elle sent la honte, la colère et la confusion se disputer le terrain en elle.
Quel cauchemar.
C’est si horrible, si dur que, pour la première fois de sa vie, elle prie pour qu’on l’aide.
Oui, comme ça, formellement.
Elle pense de toutes ses forces : Pitié, faites que quelqu’un m’aide.

Et à cet instant, elle entend tonner une voix en elle, une voix qui ressemble aux sourires de sa mère parce qu’elle est bruyante et féroce – d’ailleurs, elle écrase immédiatement celles des crieurs, celle de son père et les clang, clang, clang qui résonnent entre ses tempes : « SAUTE, bordel ! »
Zoé saute, avec l’impression folle d’avoir été poussée dans le dos. Elle ne crie même pas dans sa chute, trop surprise de se retrouver en l’air, à dix mètres de hauteur, sous les acclamations de tous ceux d’en bas qui n’en reviennent pas.
Sa peur se dissout entièrement dans la puissante éclaboussure qu’elle provoque en crevant l’eau.

2
Jour de joie
2 juin 1975.
— Dépêchez-vous, le travail a commencé.
« Le travail ? » C’est ce qu’il a failli répondre mais, par miracle, il s’est arrêté à temps. Il s’est même mordu la langue, comme un môme. Comme il sort du magasin, il a cru… Mais c’est stupide, pourquoi cette bonne femme lui aurait-elle parlé boutique ? Elle ne le connaît pas. Elle s’occupe seulement de l’accueil.
L’accueil. Le mot lui a toujours fait penser à « cercueil », c’est encore un truc de môme, ça, sans doute parce que tout ce qui touche aux institutions – les mairies, les hôpitaux ou les maternités comme celle-là – le terrifie un peu.

À propos de l’auteur
Le grand sautThibault Bérard © Photo DR

Thibault Bérard est né à Paris en 1980. Après des études littéraires, il devient journaliste, puis éditeur. Il est depuis treize ans responsable du secteur romans aux éditions Sarbacane. Après, Il est juste que les forts soient frappés (2020) et Les enfants véritables (2021), il publie Le Grand saut (2023). (Source: Éditions de L’Observatoire)

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