Jusqu’au prodige

Jusqu’au prodige

En deux mots
Après avoir été recueillie puis séquestrée par un chasseur, Thérèse décide de fuir à travers la montagne pour rejoindre son frère qui a pris le maquis. Son voyage initiatique va lui réserver quelques surprises.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La petite fille entre en résistance

Dans son troisième roman, Fanny Wallendorf raconte la fuite d’une jeune enfant dans le massif du Vercors en 1944, à la recherche de son frère. Une quête initiatique dans une nature imposante.

Commençons par le commencement, en l’occurrence par le titre un peu énigmatique de ce court roman. La narratrice nous l’explique dès les premières pages, en soulignant que pour les chasseurs, le pistage « est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. (…) Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. »
Le chasseur dont il est question ici est un homme brut de décoffrage qui a recueilli Thérèse, la narratrice, dans sa ferme au début de l’Occupation et qui la considère comme sa prisonnière. Mais comme la jeune fille l’assiste dans sa traque de toutes sortes d’animaux, il va lui délivrer ses secrets et son savoir-faire. Un « trésor » dont elle entend faire bon usage. Car elle a une promesse à honorer, retrouver son frère Jean qui a pris le maquis.
Après quatre années, elle se sent prête et s’enfuit dans la montagne. «La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante.»
Sera-t-elle rattrapée par le chasseur, par les Allemands ou réussira-t-elle à retrouver son frère? C’est tout l’enjeu de la dernière partie du livre.
Fanny Wallendorf joue avec les codes du conte pour suivre ce parcours initiatique, à commencer par la rencontre entre l’homme et l’animal alors pourvu de pouvoirs surnaturels et qui devient alors une sorte de guide en ces temps troublés.
Si Thérèse doit avant tout maîtriser sa peur, ce n’est pas à l’encontre de la nature, mais bien des hommes. Alors, à l’image des milliers d’hommes cachés dans ces massifs, elle entre à son tour en résistance.
On retrouve dans ce troisième roman le «nature writing» des Grands Chevaux (2021), mais aussi cette volonté farouche qui animait le sportif de L’Appel, qui nous avait permis de découvrir Fanny Wallendorf en 2019. On y retrouve aussi cette écriture claire et directe qui n’hésite pas à aller vers le merveilleux et la poésie.

Jusqu’au Prodige
Fanny Wallendorf
Éditions Finitude
Roman
104 p., 14,50 €
EAN 9782363391766
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Vercors, du côté de Valchevrière. On y évoque aussi Arras.

Quand?
L’action se déroule de principalement de 1940 à 1944.

Ce qu’en dit l’éditeur
Thérèse est retenue prisonnière par le Chasseur. Elle est chargée de nourrir les animaux qu’il garde captifs avec un plaisir pervers. Un matin, la jeune fille trouve enfin le courage de s’enfuir, de quitter cette sinistre ferme où les hasards de l’Exode l’ont conduite. Elle court, court à perdre haleine à travers la forêt, et la nature se fait complice, apaise sa terreur et la protège de la noirceur des hommes. Sauvage et ardente, elle fuit à travers la montagne, portée pendant trois jours et trois nuits par le désir insensé de retrouver son frère, de tenir la promesse qu’elle lui a faite. Trois jours et trois nuits pour retrouver son passé et son avenir, dans un paysage où bêtes et hommes se cachent pour survivre ou pour tuer.
La poésie de l’écriture de Fanny Wallendorf, toute en émotion, illumine ce roman aux allures de conte.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Marie Étienne)
RTS (Céline O’Clin)
Toute la culture (Julien Coquet)
Charlie Hebdo (Yannick Haenel)
Blog K-Libre

Les premières pages du livre
« À la lisière du bois, après la pancarte indiquant Les Roches Bleues, prendre le deuxième sentier à droite, s’enfoncer dans la Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, l’enjamber et continuer plein Ouest sans dévier, ne jamais dévier jusqu’au Bois Contigu – Forêt Feuillue, Bois Contigu, Plateau de Lossol, le village de Valchevrière est caché en contrebas sur le flanc nord du massif, répète Thérèse, répète, oui, je cours, je cours, je ne sais pas si le Chasseur me poursuit s’il va me rattraper en combien d’heures il peut me retrouver, c’est un grand pisteur le plus grand de la région il sent la moindre odeur de gibier, il voit à travers les arbres, il se déplace avec la rapidité d’un fauve, il dit toujours qu’aucune proie n’est tout à fait invisible, cours, peut-être te suit-il depuis les premières minutes de ta fuite dans la montagne, il sait interpréter n’importe quelle empreinte, il les enregistre les décrypte instantanément, mais en m’apprenant à pister les animaux sauvages il m’a appris à lui échapper, je suis devenue moi aussi un trophée vivant, Forêt Feuillue jusqu’au cours d’eau, Bois Contigu, Plateau de Lossol, il ne faut pas que mes chaussures me lâchent, si mes chaussures me lâchent c’est la mort, le plateau est à trois jours d’ici si tout se passe bien, puis Valchevrière à une journée supplémentaire de marche, fichues fougères qui s’enroulent à mes jambes, cours ne te retourne pas, les premières heures sont déterminantes, cours, de quel côté est le soleil je n’avais pas prévu que les frondaisons seraient si sombres en plein mois de juillet, je suis sûre qu’il va me retrouver, que me fera-t-il, et si je rencontre des soldats allemands, que dois-je faire si je rencontre des soldats allemands, on dit qu’ils sont partout dans la montagne, dans le Bois Contigu les conifères laisseront mieux filtrer la lumière, dépêche-toi, cette forêt est celle qu’il connaît le mieux, il s’y repère les yeux fermés, de jour, de nuit, cours Thérèse, si tout va bien j’atteindrai le Bois Contigu en deux jours, il m’y a emmenée quelques fois pister les sangliers, il faudra une journée pour le traverser si je ne m’égare pas si je suis le soleil pourvu que le soleil soit visible, pourvu que mes chaussures ne me lâchent pas, cours ne te retourne pas. A-t-il remarqué que je m’étais enfuie de la ferme, forêt de feuillus, bois de conifères en direction du nord-ouest, au troisième lacet gagner les alpages, traverser le plateau de Lossol à découvert jusqu’au Crêt, ne surtout pas prendre par le Col de Bure, tu entends Thérèse, oui Jean, j’entends, il y a un point d’eau là-bas, ensuite prends le chemin qui suit le bord de la falaise, et longe la crête à distance jusqu’à Valchevrière. Le vide est conséquent à cet endroit, éloigne-toi du bord, Forêt Feuillue, Bois Contigu, plateau de Lossol, Valchevrière. Il y aura plusieurs chalets d’alpage sur ta route, ne te trompe pas. C’est une montagne à vaches, elle ne présente aucune difficulté d’ascension. Tu te souviendras, Thérèse : à la fin de la guerre, dès que tu peux, rejoins-moi à Valchevrière. Oui, pour l’heure cours et tant pis pour l’épuisement, attention à ne pas revenir sur tes pas par mégarde, attention aux bêtes qui pourraient surgir des fourrés, aux soldats qui errent dans la montagne, que dois-je faire si je tombe sur un Allemand, il n’est plus temps d’y penser prends plein nord jusqu’au ruisseau. Les animaux sauvages je les connais, j’ai appris des années durant à les connaître, accélère, cent fois j’ai reconstitué l’itinéraire de ma fuite je l’ai affiné à chaque sortie de pistage des animaux avec le Chasseur, il m’a appris ses techniques de repérage dans la montagne et j’ai répété répété jour et nuit l’itinéraire pour le moment où je pourrai te rejoindre, cours Thérèse, mon Dieu la peur qui glace mon corps qui le rend tout raide le ralentit, atteindrai-je vivante l’autre versant, te rejoindrai-je enfin après tout ce temps, je cours, Jean, je cours

je cours au milieu des carrioles des voitures à bras, je cours je frôle de gros chevaux de trait, je joue des coudes parmi tous ces gens exténués blêmes ces enfants hurlant ces cages bourrées de lapins et de poules, je peux sentir ta main dans la mienne alors que tu ne me touches pas que tu presses le pas derrière moi dans la cohue, tu te souviens des trois petits Dorval accrochés au manteau de leur mère, cette grappe de visages inquiets chahutés dans la bousculade, je n’arrive pas à les oublier, et les filles du docteur attachées par les poignets pour ne pas se perdre, tu te rappelles le regard triste qu’on a échangé toi et moi en les voyant – le dernier regard, Jean, car à ce moment-là tu as vu le fils Solat se faire arrêter à cause du vélo qu’il avait volé devant l’usine pour quitter la ville avant l’arrivée des Allemands. Tu as fait demi-tour pour aller lui porter secours, j’ai crié non et la panique était telle autour de moi qu’en une seconde tu avais disparu. Les charrettes étaient pleines jusqu’à la gueule, de couvertures de meubles, des vieilles basculées dans des landaus pleuraient en silence, des enfants serraient convulsivement des chiens dans leurs bras, on n’y voyait rien, je n’ai pas bougé, me protégeant comme je pouvais dans ce chaos en attendant que tu reviennes, puis je me suis décidée à fendre la foule à contre-courant, dans la direction où tu avais disparu. Les gens par flots s’entassaient contre les murs des maisons, certains hurlaient pour retrouver les leurs ou pour protéger leurs affaires, partout ça appelait, et moi aussi je me suis mise à t’appeler, puis il y a eu un mouvement de panique parce qu’on a cru entendre un grondement dans le ciel, et j’ai été emportée malgré moi. Je me suis dit qu’on se retrouverait à la gare de la ville voisine, et j’ai rejoint un cortège de villageois mêlés à un groupe de fantassins. Personne ne s’adressait la parole, et si par hasard on croisait le regard de quelqu’un, son visage s’imprégnait d’une agressivité sinistre. Au bout d’une heure de marche, nous avons suivi la route d’un paysan qui menait son troupeau de vaches ; comme il nous ralentissait, la tension est devenue palpable et j’ai eu peur que ça tourne mal. La présence des soldats n’apaisait absolument rien.
Dans la gare bondée, aucune trace de toi. Les larmes me brûlaient les yeux, tout le monde se battait pour monter dans les wagons, et moi j’avais envie de crier. Une religieuse est venue me parler, je lui ai dit que j’avais perdu mon frère dans la panique, et lorsqu’elle m’a demandé où était ma mère, je crois qu’elle a deviné à mon regard qu’elle était morte depuis longtemps. Elle m’a aidée à me frayer un chemin au milieu des dizaines de landaus qui encombraient le hall et j’ai attendu toute la nuit assise sur mon paquetage de pouvoir prendre un train. Je suis montée dans un wagon à bestiaux tôt le matin et je me suis rendue seule à la ferme de la Mère Ségur, comme c’était prévu, pour y rester le temps que la guerre finisse, même si je détestais l’idée qu’on se sépare. De ton côté tu as dû rejoindre Valchevrière, chez les bergers qui t’embauchaient chaque été. Le massif du Vercors est une forteresse, disais-tu. Quand je suis arrivée à la ferme, seul le Chasseur vivait là : la Mère Ségur était morte au début de la guerre, apparemment au moment où Papa a été appelé sous les drapeaux.

J’ai un point de côté, je ralentis, d’où vient cette odeur de viande carbonisée en pleine forêt ? Aucun coin ne me semble sûr pour m’arrêter mais j’ai trop mal quand je respire et je suis fatiguée. J’ai apporté quelques rutabagas et des pommes de terre qui pèsent un peu lourd dans mon sac, je m’arrête ici, je dépose mon paquetage entre deux alisiers et j’écoute la rumeur confuse de la montagne. Ma respiration se calme, les sons s’harmonisent et redeviennent audibles. Il est bon de faire une pause. Je sors un morceau de pain rassis que j’ai volé dans le grenier avant de partir ; je n’ai pas faim et ne comprends pas l’émotion qui me survolte, je ne sais pas si c’est de la terreur ou de l’excitation, je sursaute sans cesse, je me retourne, j’ai peur de voir surgir le Chasseur. Sa brutalité est sordide, sa cruauté froide. Quand je suis endormie, il aime entrer dans ma chambre pour me faire peur. Il sort ensuite par la fenêtre pour aller se promener dans la nuit, ou pour grimper au peuplier qui jouxte la grange. Il ne fraie avec personne et a une passion secrète, une passion qui le rend fou : il collectionne les animaux rares, qu’il capture vivants et retient prisonniers au grenier. C’est pour ça qu’il a fini par me séquestrer à la ferme, parce que ses trophées ont cessé de dépérir dès l’instant où je me suis occupée d’eux.
La mort d’un trophée lui est insupportable, il doit le remplacer au plus vite. Sa perte la plus cruelle a été celle d’un grand-duc auquel il tenait beaucoup, et dont j’ignore comment il a pu l’attraper. C’est après sa mort qu’il a capturé le Fauve, grâce à de longues semaines de pistage. Je n’ai jamais vu une créature pareille et il m’a longtemps été impossible de le regarder en face. Ce chat forestier aux yeux jaunes, anormalement grand et massif, arbore une encolure épaisse comme une crinière. Ses oreilles de lynx et son front noir achèvent de le rendre effrayant. Je ne me suis jamais habituée à son apparence. Pour être sûr qu’il ne se sauve pas, le Chasseur a confectionné un licol avec une chaîne à bœuf qu’il a fixée dans le mur, et le Fauve n’est jamais détaché à l’intérieur de sa cage. Le soir, après le repas, il se déchausse et monte au grenier sur la pointe des pieds, et il s’adresse au chat avec une voix suraiguë, avant de se répandre en simagrées révérencieuses. Son amour dérangé pour cet animal a enfanté un délire duquel, très vite, il n’a plus été possible de m’échapper. Sa crainte maladive que l’animal meure lui a fait élaborer un dispositif dont je suis devenue l’élément central : le Fauve nécessitait, selon lui, une surveillance permanente ; il m’a donc très vite interdit de sortir de l’enceinte de la ferme. À sa terreur de voir mourir le chat s’est ajoutée celle de voir disparaître sa gardienne. La seule fois où je suis allée au village, je me suis rendue compte qu’il me pistait. Il apparaissait soudain à un coin de rue, et une minute plus tard à un endroit très éloigné du premier, de façon inexplicable. L’impression était si tétanisante que j’ai renoncé de moi-même à sortir. Il m’avait à l’œil même quand je discutais avec le rempailleur qui venait nous acheter des peaux de lièvre, rôdant autour de nous, le visage déformé par une étrange rancœur. À partir du moment où il n’a plus pu se passer de moi, il s’est répandu en humiliations de toutes sortes et a multiplié les privations. Je ne parlais qu’aux animaux, à quelques voisines. Durant toutes ces années j’ai ravalé ma haine, occupée à préparer ma fuite. Un an après mon arrivée, je l’ai convaincu de m’emmener pister les animaux avec lui afin qu’il m’enseigne sa technique et son savoir, pour que je l’aide à capturer des spécimens rares. À deux, nous chasserions aussi plus de gibier pour nourrir les trophées et pouvoir manger nous-mêmes : il fallait qu’il me maintienne suffisamment en bonne santé pour que je puisse veiller sur les animaux du grenier. On vendait des peaux au marché noir, et à l’automne on ramassait des glands pour remplacer le café. C’est comme ça que j’ai appris toutes les particularités de ce versant de la montagne, des abords de la ferme jusqu’au Bois Contigu. Comme ça que j’ai élaboré l’itinéraire précis qui me ramènerait à mon frère.
Son art du pistage est proprement stupéfiant. C’est une tradition dans le massif depuis des siècles, née avec la légende du Prodige, un grand renard noir qui habiterait dans la montagne et que seuls quelques individus apercevraient à chaque génération. Plus personne n’y croit vraiment, mais le silence du Chasseur la seule fois où je l’ai interrogé à ce propos m’a laissé entendre qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse pour lui. Il m’a simplement expliqué que le Prodige désignait initialement l’apparition de l’animal, qui avait fini par être baptisé ainsi. Durant des décennies de pratique, le Chasseur a élaboré une technique secrète pour débusquer certaines espèces. Il sait repérer la salive d’un sanglier sur un tronc, sentir les odeurs stagnantes dans les fougères qui signalent la présence d’un lynx boréal. Au début, je pensais qu’il en rajoutait. Puis j’ai constaté qu’il ne se trompait jamais. C’était effrayant, cette perception des proies et des prédateurs autour de nous alors que je ne discernais absolument rien. Il disait qu’aucun être ne vit sans laisser de traces. Que c’est dans la lumière que sont dissimulés les secrets, que la montagne avoue tout à qui sait déchiffrer ses rébus, fouiller dans ses plis. N’est-ce pas ce que tu voulais dire, Jean, quand tu me répétais ces mots que je comprenais mal : Mystérieuse est la lumière…? En me montrant les fines empreintes d’un oiseau, il reconstituait sa journée devant moi, et quand il parvenait à débusquer un trophée, comme une chauve-souris sérotine, il me répétait : ne doute jamais de l’invisible. Éduque ton attention. Je mémorisais certaines de ses phrases pour les ajouter au butin des nôtres, compulsées depuis l’enfance et échangées lors de nos tête-à-tête. À Valchevrière, je te les offrirai. C’est tout ce que je pourrai te rapporter de la guerre.

J’observe le revers velu des feuilles d’alisier, j’en caresse le velours. Toutes ces belles vérités que le Chasseur m’a transmises étaient exploitées au service de sa manie barbare : il traquait la beauté à sang chaud pour la soumettre. Toi et moi c’était différent, nous étions fascinés par le mystère à l’œuvre dans la nature, mais il nous suffisait de savoir que nous en faisions partie. C’est cette confirmation que nous cherchions sans cesse en pénétrant dans les grottes, en fuguant dans la combe en pleine nuit. Comme tout était fête, quand nous étions ensemble, Jean ! Comme il est bon de retrouver notre complicité en fermant simplement les yeux !
Je n’ai reçu qu’une lettre de toi, en avril 43, dans laquelle tu me disais te trouver dans un camp de réfractaires installé à Valchevrière, où tu passais tes journées à faire des rondes et à effectuer des corvées en attendant de recevoir une instruction militaire. J’ai appris par cœur le trajet de la ferme Ségur jusqu’à la bergerie où je dois me rendre et demander à voir Sarciron – le nouveau nom que tu t’es choisi. Tu as enfreint le règlement en m’envoyant ce courrier, et le détruire comme tu l’exigeais a été un crève-cœur. Je l’ai fait après avoir récité tes instructions toute une nuit. Je ne sais pas si le Chasseur en a pris connaissance, mais le lendemain matin il est venu me trouver au poulailler et, plein de hargne rentrée, il a sifflé que tu étais un sale petit maquisard, que votre camp était un repaire de jeunes fuyards qui refusaient de partir en Allemagne, que vous n’étiez que des mioches et que vous vous feriez coincer. Quelques jours plus tard nous avons croisé des collégiens qui se promenaient au Crêt, avec de gros sacs à dos ; il m’a dit qu’ils apportaient des ravitaillements aux Résistants. J’ai été saisie d’émotion en imaginant que peut-être ils descendraient de l’autre côté du plateau, que peut-être ils te verraient. Mais ils se trouvaient à deux jours de marche au moins du hameau. J’ai repris sans un mot le pistage ; cet après-midi-là nous cherchions des œufs de tétras-lyre, un bel oiseau noir qui pond à même le sol. Je n’aurai pas besoin de t’expliquer tout ce que j’ai appris durant la guerre quand nous nous retrouverons, puisque nous irons vivre ensemble à la Ville, comme tu me l’as toujours promis, et ça ne nous servira plus à rien alors.

Quand je suis arrivée à la ferme, il y avait au grenier une minuscule chouette grise, très belle, enfermée dans une cage emplie de branches et de feuilles séchées. Écrasée sur elle-même, les yeux perpétuellement mi-clos, elle ne devait pas peser plus de cinquante grammes. Il avait mis des semaines à la capturer en utilisant des happeaux et l’avait dénichée au printemps, juste avant la ponte, dans un arbre creux en lisière du Bois Contigu. Lorsqu’elle est morte, il l’a remplacée par un oiseau étonnant, un petit spécimen cendré à ailes rouges qui se déplace à la verticale sur les falaises et qui, quand il est affolé, bat des ailes comme un papillon. L’échelette est un passereau mythique pour les ornithologues, difficile à apercevoir, et le Chasseur m’a dit qu’un homme était venu d’Angleterre, un jour, pour tenter d’en débusquer dans la Forêt Feuillue. Dès l’arrivée de l’échelette, j’ai pris l’habitude de monter au grenier quand je sentais le courage m’abandonner. Je la nourrissais de larves, d’araignées et d’insectes, et je crois pouvoir dire que nous nous sommes attachées l’une à l’autre. Sa vivacité m’arrachait des sourires, j’aimais sa façon gaie d’être à l’affût malgré sa condition, et la douceur du duvet à l’arrière de son cou. La regarder avivait une sorte d’espoir confus en moi. Très vite, elle ne m’a plus crainte, et je savais à ses pépiements si elle était d’humeur joyeuse ou inquiète. Nous dialoguions dans notre propre langage, et d’un même réflexe nous interrompions dès que le Chasseur montait l’escalier. »

Extrait
« C’était il y a quatre ans. La guerre se termine et je sais que tu seras au rendez-vous; rien ne peut troubler cette certitude. Valchevrière, que je ne connais pas, a été ma véritable maison depuis 1940. Mon corps était à la ferme Ségur mais ma tête et mon cœur logeaient là-bas. J’ai dessiné chaque jour mentalement la carte de la montagne. Et j’y suis maintenant, j’y suis. Je suis dans le rêve de ma fuite. Et je la sens cette terre de ma libération, je la sens, je la prends dans mon poing elle est humide, je hume son odeur, je suis vivante. » p. 27

À propos de l’auteur
Jusqu’au prodigeFanny Wallendorf © Photo DR

Fanny Wallendorf est romancière et traductrice. On lui doit la traduction de textes de Raymond Carver, des lettres de Neal Cassady (2 volumes, Finitude, 2014-2015) ainsi que de deux romans de Phillip Quinn Morris, Mister Alabama (Finitude, 2016) et La Cité de la soif (Finitude, 2019). (Source: Éditions Finitude)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois