Staline a bu la mer

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RL_2023  Staline a bu la mer

En deux mots
Dans ses rêves de gloire et de puissance, Staline a voulu dompter la nature. L’un de ses coups de folie aura été de vouloir faire disparaître la mer d’Aral. Pour cette mission, il va engager un jeune ingénieur, Leonid Borisov, et lui promettre d’immenses moyens. Les travaux sont lancés…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Que cette mer lointaine soit mise à mort!»

Fabien Vinçon raconte dans son premier roman le projet fou imaginé par Staline, assécher la mer d’Aral et la remplacer par des champs de coton. Un drame qui est aussi l’occasion d’une réflexion sur nos rapports à la nature.

Trois fois rien. Il n’aura fallu qu’un coup de vent et un refroidissement et un rapport expliquant que sur les bords de la mer d’Aral, on se laissait aller à faire la fête et à boire un peu trop pour que Staline se mette en colère et hurle: «Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.»
C’est ainsi qu’est décidé, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Un chantier gigantesque de mille kilomètres à travers le désert du Karakoum, planifié en cinq ans et qui doit s’accompagner de trois usines hydro-électriques et l’objectif de décupler la production de coton.
Pour mener à bien ce projet l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky va mandater un jeune ingénieur prêt à tout pour sortir du lot, Leonid Borisov. En combattant «l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral», il a trouvé un défi à sa (dé)mesure. Accompagné de milliers d’hommes, il part s’installer à Mouïnak, d’où il va superviser les travaux gigantesques consistant à détourner les deux grands fleuves qui l’alimentent.
Une première énorme explosion va secouer le pays, marquant des débuts prometteurs pour Leonid qui réussit à détourner le cours de l’Amou-Daria et le début de la fin pour les habitants de la région, les Ouzbeks et les Kazakhs.
D’abord fascinés par l’intérêt de Moscou pour leur région reculée, les autochtones vont vite déchanter, puis entrer en résistance. Car ils comprennent très vite qu’ils ont été dupés et que Staline ne les considère que comme quantité négligeable, que comme des rebelles qu’il s’agit de mater.
Fabien Vinçon raconte l’avancée des travaux en parallèle à la fièvre qui s’est emparée des dirigeants. Borisov va même s’interdire de s’engager plus avant dans une liaison amoureuse pour ne pas voir ses sentiments prendre le pas sur sa mission. Une ténacité ou un aveuglement, c’est selon, qui lui vaudra le Prix Staline. On sait qu’il réussira, provoquant ainsi une catastrophe écologique majeure, mais le romancier nous fait partager ses états d’âme et ses angoisses. Il détaille aussi la machine répressive qui, du jour au lendemain peut s’emballer et faire du héros du jour un ennemi public le lendemain. La chronique de cette machinerie infernale donne du relief au roman. Il montre aussi que, bien ou mal intentionné, on ne s’attaque pas impunément à la nature et à ses lois. Des pêcheurs, des sous-mariniers et quelques femmes folles sont là pour en témoigner.

Staline a bu la mer

Staline a bu la mer
Fabien Vinçon
Éditions Anne-Carrière
Premier roman
272 p., 19 €
EAN 9782380822663
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé en ex-Union soviétique, principalement à Moscou, puis du côté de la mer d’Aral, à Mouïnak et Aralsk.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1953.

Ce qu’en dit l’éditeur
1948. Joseph Staline lance son grand plan de transformation de la nature. Au crépuscule de son règne, le tyran n’a plus qu’un adversaire à sa mesure : la planète. Il veut la dominer par ses grands travaux. Miné par la maladie, enfermé dans ses forteresses, le petit père de peuples, 70 ans, redoute les complots. D’où vient le vent déchaîné qui le pourchasse ? Sous ses ordres, un jeune ingénieur fanatique reçoit l’ordre de vider une petite mer en plein désert d’Asie centrale. La grandeur de l’URSS a un prix, la folie meurtrière. Envoûtement chamanique, passion amoureuse, Leonid Borisov part pour un grand voyage. Entre fable et réalisme magique, c’est l’histoire d’un des plus grands désastres écologiques du XXe siècle : la disparition de la mer d’Aral.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Bertrand Devevey)
France Inter (Chroniques littorales)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Fréquence Protestante (Podcast Anachroniques – Thomas Perroud)
L’Usine nouvelle
Géo (Nastasia Michaels)

Les premières pages du livre
Le baiser de la steppe
1
Une nuit sans lune, un vent déchaîné force une lucarne à l’angle du Kremlin et s’engouffre dans ses longs couloirs. Les rafales décrochent les tentures puis s’essoufflent, s’atténuent en une simple bise, rampent sous une porte, zigzaguent dans la chambre de Joseph Staline, atteignent le bord du lit, effleurent la grosse moustache argentée.
Le petit père des peuples se jette hors de sa couche, s’écrie dans le noir d’une voix étouffée qu’il cherche à gonfler d’autorité :
— Qui vient m’assassiner ?
Il boxe l’assaillant invisible, oubliant qu’il n’est plus qu’un vieil homme dont le nombril tend l’élastique du pantalon de pyjama. Les assauts du vent se jouent de lui jusqu’à l’aube puis l’abandonnent, plaqué au sol, déshonoré et muet.
Seule pièce à conviction à verser au dossier d’instruction ouvert en octobre 1949 : des relents iodés qui ont persisté dans le sillage de la bourrasque et été décelés par les meilleurs nez du MGB 1. L’attaque, qualifiée de tentative d’assassinat -perpétuée par les airs, n’est pas ébruitée mais elle mobilise les limiers de la police secrète et une poignée de dignitaires au sommet de la pyramide du pouvoir. À tour de rôle, deux patrouilles d’élite, soldats de haute stature aux cous de taureaux, montent la garde devant la porte de la chambre.
Pris de nausées et de vertiges, le maréchal reste cloué au lit pendant plusieurs jours. Il perd l’usage de la parole. La fièvre ne cesse de grimper et la chambre disparaît dans le flou. Il est frictionné de vinaigre chaud et d’eau-de-vie par sa fidèle gouvernante ; rien, cependant, ne lui rend la santé. Les sangsues sur la nuque, les cataplasmes à la moutarde seraient venus à bout d’une angine de poitrine mais ce mal aux symptômes instables reste une énigme.
Les sommités médicales de l’URSS accourent au chevet du maître. Aucun médecin n’ose diagnostiquer un deuxième accident vasculaire cérébral, celui survenu quatre ans plus tôt ayant mis Staline dans une colère folle. Aucun médecin ne tente un conseil de bon sens, qui tiendrait en quelques mots sincères et bien envoyés : « Sans vouloir te froisser, Vojd, il faut assainir ton mode de vie. Moins fumer, faire de l’exercice, te coucher tôt. Il est inutile de se révolter face à la vieillesse. Les facultés physiques et mentales de tout être humain, si génial soit-il, doivent finir un jour par décliner. » Pas plus qu’on ne s’imagine lui dire : « Rabaisse ta vanité d’un cran ! » Chacun sait qu’il menace de prison Vinogradov, son médecin personnel, qui s’est risqué à lui suggérer de prendre sa retraite. Les membres du premier cercle restent sur leurs gardes.

Deux semaines plus tard, le grand homme souffre tou¬¬jours de convulsions, bras et jambes secoués, yeux révulsés. La perplexité des médecins, leur impuissance ajoutent à la confusion générale. D’autres savants, moins académiques, sont appelés à la rescousse : chimistes de l’air, astrologues, spécialistes des caprices des vents et de la trajectoire des nuages. Les plus brillants cerveaux de l’époque se mettent à la disposition du chef suprême. Tous sont obligés de prendre au pied de la lettre ces événements absurdes alors qu’il serait tellement plus logique et rassurant de considérer Staline comme le jouet de ses propres hallucinations.
Le malade se dresse soudain au milieu de ses oreillers trempés de sueur. Ses yeux roulent d’une rage démente. Quel crédit accorder aux minuscules subordonnés qui gravitent autour de sa vie majuscule ? Il ordonne aux savants de poursuivre jusqu’au bout du monde s’il le faut le souffle sacrilège qui a osé l’humilier.
Les vils serviteurs s’exécutent. Sur la foi de leurs calculs invérifiables, on avance que le petit vent criminel naît au-dessus de l’archipel de la Résurrection, au milieu de la mer d’Aral ; nul n’a jamais entendu parler de ces îles lointaines et pour la plupart inhabitées, longues langues de sable qui s’étirent à l’infini.
Aussitôt dépêchés sur place, les scientifiques quadrillent les plages sauvages avec des sortes de filets à papillons pour capturer le souffle blasphématoire. Deux savants veillent sur la boîte en métal qui renferme les échantillons d’air marin. Ce sont d’ordinaire des camarades obéissants et réservés, mais la curiosité a bientôt raison de leur prudence. Ils entrebâillent le couvercle de la boîte et plaquent leur nez contre la fente étroite. En relevant la tête, chacun voit le visage de l’autre couvert de marbrures rouges et de cloques comme les brûlures à vif qu’inflige aux alpinistes l’oxygène presque pur du sommet des montagnes. Le soir au bivouac, dans un déluge de paroles, ils annoncent à leurs collègues qu’ils démissionnent pour se lancer dans une carrière de music-hall et profèrent d’autres idées transgressives du même acabit qu’il serait gênant de répéter ici. Les membres de la mission secrète se montrent indignés. Rapatriés par un vol spécial à Moscou, les deux inconscients sont frappés pendant plusieurs heures dans les sous-sols de la Loubianka avant de revenir à plus de raison.

Questionnés par les membres de la sûreté d’État, les rares habitants de l’archipel de la Résurrection déclarent que ce vent fou s’appelle dans leur idiome étincelant « le baiser de la steppe » ; chacun le redoute à juste titre parce qu’il se plaît à tourner les gens en ridicule. Certains insulaires refusent même d’en prononcer le nom. Les savants décident de dresser un rempart de grosses tur¬bines sur les rivages de l’archipel. Moscou doit être mis à l’abri du phénomène météorologique renégat, probablement guidé depuis un pays étranger par les ennemis capitalistes dotés d’une arme technologique encore inconnue.
Quand le baiser de la steppe se lève, les grosses hélices patriotiques rugissent, créant un souffle contraire si puissant qu’il refoule aussitôt les masses d’air suspectes. Les savants rentrent au Kremlin. Pour les récompenser, Staline les élève au titre de « héros de l’Union soviétique ». En quelques mois, on perd de vue les turbines géantes perchées sur de hauts pylônes ; elles montent toujours la garde là-bas et font penser, par la curiosité qu’elles éveillent, par les mille questions qu’elles soulèvent chez les voyageurs, aux statues de l’île de Pâques. Les mécanismes se recouvrent au fil des saisons d’une fine pellicule de rouille, puis les pales finissent par se gripper. Même les meilleurs archéologues peineront à comprendre leur utilité dans les siècles à venir, lorsque la farce du communisme russe sera reléguée aux oubliettes.

Depuis que Staline ne s’en préoccupe plus, le baiser de la steppe traîne où il veut, la gueule fendue d’un large sourire goguenard. Au printemps, il renifle les tulipes sauvages et les pavots en fleur, se roule dans les buissons, rampe au ras des saxaouls. Le vent rusé contamine de son poison hallucinatoire toute la mer d’Aral, l’archipel de la Résurrection, les ports d’Aralsk et de Mouïnak, les jetées aux planches disjointes, les hangars aux portes défoncées, les conserveries de poisson, les immeubles communautaires, les postes de police, les gares et leurs vieux wagons de marchandises. Certains jours d’avril ou de mai, ce gros nuage gorgé de pollen déboule sans prévenir et vient s’ébrouer au-dessus du moindre aoul, de la plus reculée et de la plus calcinée des petites fermes. Les bêtes en deviennent folles, sautent les barrières et s’enfuient loin des masures d’argile séchée, perdues à jamais dans l’immensité. Les chameaux en rut s’entre-dévorent. Les habitants préfèrent clouer d’épaisses couvertures et même des tapis pour calfeutrer les fenêtres. Ils restent confinés en famille, terrorisés, un foulard plaqué contre le visage.

2
Le mal mystérieux s’étend chaque jour davantage. Il arrive que Staline ne reconnaisse plus ses proches collaborateurs, des pans entiers de sa mémoire battant la campagne. Il ne souffle plus un mot de l’attentat. À la fin de l’été 1950, il décide de prolonger ses vacances jusqu’à Noël. À la même époque, un jeune médecin plein d’avenir expose à ¬l’Académie des sciences les principes d’une méthode révolutionnaire pour soulager les maux du grand âge. Il reçoit l’autorisation d’ouvrir un sanatorium sur l’archipel de la Résurrection afin de soigner les plus glorieux édificateurs du communisme. Un vaste bâtiment moderne aux lignes épurées, recouvert de dalles blanches, sort de terre pour accueillir des vieillards fripés auxquels on veut manifester la reconnaissance de la patrie. Les pensionnaires déambulent en peignoir et en sandalettes dans un dédale de couloirs qui dessert un ensemble de chambres et de salles de soins d’une hygiène irréprochable. L’après-midi, les curistes prennent le soleil dans des chaises longues, alignés en rangs serrés sur une terrasse panoramique qui domine la mer. Leurs pieds se balancent au bout de leurs jambes décharnées. On sangle les mollets des plus agités dans des plaids écossais de sorte qu’ils ne puissent pas se défiler quand se lève le baiser de la steppe. Le jeune docteur iconoclaste soutient que ce vent fera l’effet d’un électrochoc sur les plus épuisés des héros de la patrie, travailleurs acharnés, anciens combattants ou membres du præsidium du Soviet suprême. Des cas désespérés aux yeux de la médecine. Mais rien de tout cela n’arrive. Le souffle marin, quoique saturé d’embruns tonifiants, ne leur fait pas desserrer les dents. De jeunes serveurs sont vite priés de circuler entre ces messieurs avec des verres de punch, de gin ou de vodka glacés. Les braves curistes se saoulent du matin au soir, si bien que le bruit court de Riga à Vladivostok qu’il est possible de finir ses jours sur l’archipel de la Résurrection dans une ivresse grandiose.
La réputation du sanatorium atteint son apogée en quelques mois. On fait la queue à l’hôpital dans l’espoir de se voir prescrire la cure miraculeuse. On édifie un village de vacances destiné à la nomenklatura. L’office du tourisme prolétarien se dote d’une grande enseigne lumineuse qui clignote dès la tombée de la nuit, place Pouchkine : « Prenez l’air ! » La vulgarité du slogan, sa nature ambiguë surtout déplaisent en haut lieu ; il est bientôt remplacé par quelque chose de plus conforme au dogme : « Le vent de la steppe revigore la paysanne, l’ouvrier et le soldat. » En s’adressant à un public plus large, les cures de l’archipel de la Résurrection supplantent rapidement les célèbres bains de boue de Crimée.
Un succès fulgurant ! Jusqu’à l’événement qui met fin à jamais aux délices de la mer d’Aral.

— Les porcs ! Quelle honte ! Comment osent-ils ? s’emporte le colonel Aransky en se tournant vers son épouse alors qu’ils débarquent sur l’archipel par un jour de grand vent.
La découverte de la colonie d’ivrognes invétérés les indigne. Ils n’y voient que le symbole du déclin de l’idéal soviétique, la mortelle déchéance dans laquelle est tombée la pensée socialiste. Pas question de se mêler à l’orgie de curistes alcooliques et cacochymes. Ils décident d’explorer l’archipel par leurs propres moyens, en randonneurs solitaires et ascétiques. Dès avant l’aube, ils quittent leur hôtel pour flâner dans les dunes et profiter du lever du soleil.
La colonelle, une femme sculpturale au visage austère, à la poitrine opulente, s’entiche d’un petit sentier qui débouche sur une crique de sable blanc. C’est leur coin de paradis, loin de la terrasse bondée de débauchés à moitié séniles.
Au neuvième jour, vers midi, alors que le colonel dévore à belles dents une cuisse de poulet trempée dans une sauce à la crème, la colonelle, soudain pétrifiée et grimaçante, pointe du doigt quelque chose d’inconcevable. Le colonel se pince lui-même avec une telle vigueur qu’il en pousse un couinement de douleur.
Sous l’apparence d’une simple baigneuse, ils ont reconnu la Sainte Vierge, conforme aux icônes de Novgorod qui leur reviennent en mémoire. D’une beauté irradiante, le port de tête altier, la Madone s’est avancée dans les vagues. D’une main elle lisse sa longue chevelure brune qui tombe en cascade sur ses épaules gracieuses, de l’autre elle tient un pan de sa tunique. Pâle et rêveuse, les yeux éperdus glissant vers le lointain, elle semble prisonnière d’une bulle de clarté.
Le couple de curistes échange des regards épouvantés.
Le colonel sait qu’il suffit de brûler un bâtonnet d’encens dans le secret de son appartement ou de chuchoter une prière pour être dénoncé par ses voisins, arrêté par la police secrète et englouti à jamais dans les cachots du régime. L’homme vérifie d’abord qu’il n’y a aucun témoin et s’égosille :
— Laissez-nous tranquilles ! Partez !
Les lèvres de la Vierge Marie s’animent doucement :
— Vous ne voulez pas que j’intercède en votre faveur auprès du Tout-Puissant ?
S’attend-elle à ce qu’ils tombent en extase après ces simples paroles ? Ils préfèrent croire qu’elle ne cherche qu’à profiter de leur crédulité.
— Passez votre chemin. Ce pays est libéré de la religion et de ses superstitions.
Terrifiés, le colonel et sa femme s’enfuient à toutes jambes. Pourtant ils entendent à nouveau la Vierge qui s’adresse à eux d’une voix douce et implorante :
— Allons, mes petits, il est impossible de se dérober au regard du Seigneur. Ses yeux pleins de bonté sont posés sur chacun. Nous ne sommes que de minuscules choses apeurées entre les mains du Créateur.
La colonelle gémit, éplorée :
— Qu’allons-nous devenir ?
Au sommet d’une dune, Aransky risque un coup d’œil en arrière, puis lance de pleines poignées de cailloux et de coquillages, mais les projectiles traversent la tunique de gaze céleste sans retarder ou perturber la marche décidée de la mère de Dieu.
Le couple espère encore que la vision n’osera pas les poursuivre jusqu’au sanatorium. Ils montent sur la terrasse en oubliant de reprendre leur souffle. L’apparition se glisse derrière eux et surprend les vieux curistes en train de s’adonner à l’une de leurs beuveries habituelles. Un ancien commissaire du peuple tombe à genoux dans un sanglot et commence à se signer frénétiquement. Ils sont trois à mourir, comme foudroyés. D’autres, frappés d’aphasie, gardent longtemps les yeux agrandis de terreur. L’apparition résiste à toute description. Ailleurs, on aurait célébré pareille vision comme un miracle. Là, il n’en est rien.
Quand les policiers d’élite parviennent à encercler l’archipel de la Résurrection, l’ectoplasme vagabond s’est envolé dans une soudaine bourrasque.

Le récit de ces événements suscite chez Staline un étonnement profond qui n’est rien en comparaison de sa colère. Il éclate d’un rire sardonique. Chacun sait qu’un sourire annonce la plupart du temps un oukase du præsidium, mais un tel éclat laisse présager les pires cruautés. Il fouille dans sa mémoire, regrette de ne pas avoir tranché la question deux ans plus tôt, au moment du Plan de transformation de la nature qu’il a fait voter sans le moindre débat. Le vieux maréchal sort de son lit, met la main sur sa culotte de cheval et ses bottes, revêt une veste militaire, bourre méthodiquement sa pipe pour se laisser le temps de réfléchir.
— Que cette mer lointaine soit mise à mort ! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques géantes sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. Des travaux uniques dans l’histoire de l’Humanité. La mer d’Aral y perdra un de ses principaux cordons nourriciers.
Le silence qui s’abat sur la salle du conseil dit bien la stupeur générale. Chacun sent que le Soleil de la pensée a accouché d’un projet comme lui seul est capable d’en imaginer. Sans doute le souvenir du canal de la mer Blanche, qui une quinzaine d’années plus tôt a coûté la vie à des dizaines de milliers de prisonniers politiques, refait-il surface dans les consciences, mais encore une fois personne ne dit mot. La séance est levée.
Les chefs de la police secrète excellent dans l’art de crever les yeux, d’arracher les ongles, de poser des électrodes sur les testicules d’un ennemi de classe, de déporter un peuple entier en le forçant à marcher plusieurs semaines sans eau ni nourriture à travers des marécages infestés par la malaria, ils ont même élucidé la disparition de la pipe de Staline ; mais aucun d’entre eux n’a jamais eu à supplicier une mer. Personne au MGB ne sait comment s’y prendre. Les hauts gradés se défilent grâce à des prétextes adroits. Les hommes de l’ombre, les chevaliers de la révolution se mettent en quête du savant génial capable d’exécuter les ordres de Staline.

3
Les lauréats de la faculté des sciences de l’Union ¬soviétique envahissent les salons de l’hôtel Moskva réservés d’ordinaire aux invités d’honneur de la patrie. Le jour de la remise des diplômes, les étudiants gagnent le privilège exorbitant de s’y défouler. Affamés pour la plupart, hâves et efflanqués, ils ont fait la queue plusieurs heures devant les portes et, dès l’ouverture, ils se ruent à l’assaut du buffet dans une pagaille affreuse. Ils avalent vin mousseux et bières glacées, déchiquettent les côtelettes d’agneau à pleines dents, dévorent les pyramides de croquettes de poisson. Les plateaux de queues d’écrevisses, blancs de volaille, champignons marinés n’ont pas le temps de se frayer un chemin de table en table qu’ils sont déjà pillés.
Au fil du banquet, les relents de sueur et d’ivrognerie montent à la tête. Un garçon aux lunettes métalliques, les lèvres luisantes de graisse, se dresse sur une chaise pour s’écrier :
— Saoulez-vous ! Ne pensez à rien ! Sa Majesté l’ivresse jaillit !
Sur ce, il glisse entre ses dents un long hareng dont il ne recrache que l’arête, avant de lâcher un rot bruyant.
Cette gaieté débridée n’est pas du goût du personnel. Le maître d’hôtel, sanglé dans un grand habit noir sans le moindre faux pli, s’approche du directeur du restaurant et s’enquiert d’un air pincé :
— Faut-il laisser faire plus longtemps ces barbares ?
Mais déjà le toast, accompagné de gestes virils et obscènes, se propage de table en table.
Plus tard dans la nuit, les rares diplômés qui tiennent encore l’alcool se toisent avec défi. Dans le dernier bastion où règne la sobriété se tient un étudiant au visage maigre, imberbe et brutal. Esseulé, il semble perdu dans la contemplation des serveurs qui passent de lourds plateaux d’esturgeon et de flétan fumés au-dessus des têtes. Chaque fois qu’on se tourne vers lui pour trinquer, il lève mollement son verre, se contentant de répéter avec indifférence : « À l’avenir ! À l’avenir ! » Tous ses gestes paraissent ralentis, presque apathiques, dosés à l’économie. De manière générale, les autres diplômés l’évitent, tant le caractère distant de Leonid Borisov, l’étoile de la promotion, a ménagé un grand cercle de méfiance et même de crainte autour de lui.
On lit sur sa figure une volonté que rien ne peut altérer. Mais nul ne pourrait dévoiler la moindre bribe des innombrables desseins qui semblent grouiller sous son crâne. On dit qu’il bénéficie d’invisibles protecteurs.
De toute la soirée, Leonid Borisov ne profère pas un mot d’orgueil à propos de son rang dans le classement des diplômés, ni de reconnaissance envers ses vénérables professeurs, ni de satisfaction devant son avenir tout tracé. Ses pensées, tout énigmatiques qu’elles soient, paraissent se succéder sans le moindre lien avec le spectacle décadent qu’il a sous les yeux. Faut-il y voir l’humilité enseignée dans les institutions d’État qui forgent l’avant-garde de la nation, une ambition qui ne fait pas grand cas de la vie quotidienne, ou un certain embarras à parler et à se comporter en public ? Mais quand il s’est adressé à l’assemblée un peu plus tôt pour jurer fidélité à la mère patrie, les mots et le souffle ne lui ont pas manqué.
Les autres se gavent de délices, boivent à en perdre le sens des réalités. Soudain, ils forment une meute et forcent les portes de la cuisine. Les marmitons et les cuisiniers en toque blanche tentent de s’interposer en distribuant force coups de louche. En vain. Avec une avidité qui dépasse l’imagination, les étudiants vident les derniers flacons, lèchent le fond de la soupe comme s’ils mangeaient pour la dernière fois. Pas le moindre quignon de pain n’en réchappe. Un garçon au visage joufflu, aux cheveux d’un roux flamboyant, a dégrafé son pantalon pour libérer sa panse devenue douloureuse, il se goinfre de petites cailles aux raisins dont il ne fait qu’une bouchée. Les os minuscules se brisent avec un bruit de brindille entre ses dents, le jus lui monte au bord des lèvres.
On dirait que, à l’opposé, Leonid Borisov tire sa primauté de sa propension à étudier les autres, à jauger leurs caractères et leurs travers, à faire le tri, à déterminer ceux qui pourraient lui servir à quelque chose. De notoriété publique, les femmes l’évitent à cause de ses grands airs, caractéristiques d’un complexe de supériorité qui le rend détestable. Pour ses maîtres, il s’est imposé comme un élément brillant, logique et dévoué à la patrie. Un jeune homme aux nerfs d’acier qui ne cède rien à ses émotions, promis à conduire les affaires les plus délicates de l’État.
Ruisselant de sueur, le gros roux est élu roi paillard et trône au milieu de l’assemblée de ses sujets. Des chants à sa gloire s’élèvent des gosiers, dans un concert de pets, de sonorités rauques et dissonantes. Le souverain, qui s’appelle Seloukov, bat la mesure avec un os de gigot en guise de sceptre d’où pendouillent quelques lambeaux de viande rose. Chaque fois qu’il veut parler, il doit au préalable déglutir, son regard de goinfre se voile, l’empêchant de prononcer le moindre mot intelligible. La bande des paillards pourrait dévorer les murs, les tentures, les serveurs tout vivants. Rien ne les arrête. Comme la plupart des enfants devenus adultes après la Grande Guerre patriotique, les étudiants réunis à l’hôtel Moskva pensent que la vie civile qui les attend sera bien morne. Sans l’épreuve purificatrice des armes, il leur sera impossible de devenir de vrais hommes. Et le banquet tout comme les virées nocturnes dans les quartiers louches sont la promesse de sensations fortes.
Soudain, Leonid Borisov s’aperçoit qu’un œil, aussi froid et calculateur que le sien, lui fait passer une sorte d’examen. Un homme qu’il ne connaît pas se tient dans l’angle de la vaste pièce et suit chacun de ses gestes avec une attention anormale. Depuis combien de temps l’épie-t-il ?
Quand le carillon du Kremlin sonne 2 heures du matin, les serveurs balaient les bris de vaisselle, font déguerpir les étudiants à grands coups de serpillière. L’espion s’étire comme un gros chat et s’approche de Borisov. Ses yeux le parcourent des pieds à la tête jusqu’à provoquer un petit frisson désagréable chez le jeune homme.
— Présentez-vous demain matin à 9 heures au bureau de l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky à l’Institut d’océanographie.
Puis l’agent place sur sa tête un chapeau de feutre aux dimensions prodigieuses et disparaît dans la cohue.

4
Le lendemain, sous la pluie fine et glacée, les visages mal dégrossis des ouvriers sont collés aux vitres embuées du tramway. Tous paraissent absorbés dans des pensées moroses, isolés, tous se méfient les uns des autres. Moscou a un goût de malheur. Cela tient sans doute à l’air appauvri et stagnant que respirent ses millions d’habitants.
Un couple en train de s’embrasser attire le regard de Leonid Borisov. La jeune femme s’abandonne contre la banquette sans prêter attention aux voyageurs. L’ingénieur la toise froidement, sans ciller. Il voudrait la gêner, la contraindre à interrompre son baiser. Quel goût peut avoir la bouche d’une femme ?
Le malaise réveille ses vieux tourments. La salive mêlée au tabac, une sensation qu’il tente de chasser au plus profond de sa mémoire, la langue râpeuse d’un représentant de commerce aux cheveux teints qui avait essayé de plaquer sa bouche sur la sienne devant la gare de Saviolovo. Cauchemar des lèvres répugnantes, évitées de justesse. Les garçons de la bande avaient poussé le vieux dégoûtant dans un recoin près de la gare, ils l’avaient roué de coups. Une sacrée danse. Le couple s’enlace toujours. Borisov demeure englué dans le passé informe, la période noire. Une vie entière. Toute une enfance à se sentir une proie facile pour les créatures vicieuses et dégénérées qui traînaient dans une grande métropole en pleine révolution. Être frappé n’était pas la chose la pire, loin de là. Enfant des rues, il avait été arraché à la chaleur des bras de sa mère, une douleur plus forte encore. L’a-t-elle lâché un jour ? une heure ?
Sa mère était une des premières militantes de la section féminine du Parti. Une femme courageuse, autrefois domestique dans un grand domaine. Une pure militante communiste, comparée à tous les opportunistes qui avaient suivi. Elle avait eu le courage de dénoncer une famille de koulaks de son village qui, au plus fort de la famine, cachait des sacs de blé et de seigle sous son plancher. Les tchékistes avaient accouru et arraché les lattes, les coupables avaient été arrêtés. Quand elle s’était retrouvée seule, les villageois l’avaient prise à partie et poursuivie sur des kilomètres en la traitant de « moucharde ». Puis, elle avait disparu.
Il n’avait jamais connu son père. Du jour au lendemain, pendant l’hiver 1934, Leonid Borisov avait erré avec d’autres petits vagabonds dans les rues de Moscou. Quand ils ne chapardaient pas à la sortie des cinémas, ils se vendaient comme « mulets » sur les quais, portant les bagages les plus lourds à l’arrivée des trains, recevant en échange du pain et des pastèques. Les gens s’étaient habitués à eux mais les miliciens les pourchassaient.
Le couple descend du tramway. Leonid Borisov s’en rend à peine compte. Le soir, les enfants des rues soulevaient les plaques d’égout et descendaient dans les tunnels pour dormir. Un jour, ils avaient eu si faim qu’ils avaient coursé un vieux chien galeux toute l’après-midi en espérant qu’il crève. Au soleil couchant, la sale bête était trop affaiblie pour échapper à ses poursuivants ; les enfants s’étaient jetés sur elle, avaient découpé son cadavre et l’avaient grillée.
Borisov s’était endurci, avait appris à ne faire confiance à personne. Transformer le monde, rien d’autre ne comptait à ses yeux. Aujourd’hui, il voudrait que les images qui précèdent sa renaissance dans la maison d’enfants où il a été recueilli ne viennent plus le hanter. Seule la perspective de l’avenir, lumineuse, lui paraît aisée. Rien n’est plus intense que l’envie d’ailleurs. Il se sent souvent étranger à la vie des gens qui l’entourent, il n’éprouve rien pour eux. Son trouble face aux manifestations de l’amour n’a rien d’une nouveauté. Le couple du tramway a réveillé la seule question valable : peut-on seulement désirer quelque chose de cet ordre ? L’amour complique l’existence et Borisov a appris à vivre dans son exil intérieur. Quelle étrange nature. Tout me sourit désormais, se dit-il pour passer à autre chose.
Le jeune lauréat de l’université revient au seul langage qu’il veut parler, celui de la force et de l’élévation. Le gratte-ciel de l’Académie des sciences perce les nuages comme une fusée tendue vers les espaces infinis.
Les vestiges de l’ancien Institut d’océanographie ont été déménagés d’un palais de la Russie tsariste vers ce bâtiment lumineux et moderne. Dans le hall démesuré, les cadets de la marine astiquent le pavage de marbre. La fresque à la gloire de l’Océanographie et de l’Hydrologie surplombe l’immense vestibule. Dès son arrivée à l’orphelinat, Leonid Borisov avait nourri une passion pour l’exploration et les cartes, rêvant de découvrir les derniers espaces blancs à la surface de la planète. Les images sous ses yeux glorifient les terres sauvages conquises par la Russie au fil des derniers siècles. Les grands fleuves de Sibérie, les lacs sacrés où se reflètent les pointes enneigées de l’Altaï. Les chapelets de phoques, de bélougas, de baleines évoquent les splendeurs immémoriales de la mer des Laptev. Sous l’arche monumentale, la scène centrale glorifie le Plan de transformation de la nature. Les cours des fleuves Ienisseï, Volga, Dniepr ont été coupés par des barrages aux dimensions surnaturelles, capables de capter la puissance motrice des eaux, d’avaler leurs flots et de les recracher dans un labyrinthe de canaux d’irrigation, jusque dans les steppes les plus méridionales de l’Union. Les kolkhoziens du Sud, aux larges visages aplatis, sourient au milieu des récoltes abondantes de blé et de coton. Le génie des ingénieurs allège le labeur du paysan et de l’ouvrier. Au fond, les rouages de la nature ne sont pas si éloignés de ceux des machines-outils pour ceux qui savent en jouer.
Pétri d’admiration, Leonid Borisov se fait grave, presque recueilli en abordant le dernier pan de la fresque, dont il connaît par cœur les chapitres de bravoure patriotique. La terre François-Joseph, la Nouvelle-Zemble. Il peut réciter le nom des explorateurs qu’il reconnaît. Vitus Béring désigne de son doigt pointé le soleil couchant. Borisov contemple le premier brise-glace inventé par le vice-amiral Makarov, l’avion amphibie, les bases dérivantes sur le pôle. Toutes les icônes de Septentrion sont réunies sous ses yeux. La conquête du Grand Nord, est-ce donc le sort triomphal qu’on lui réserve ? À cette idée, une vague de chaleur le submerge et empourpre ses joues. Il contemple le héros de son adolescence, Ivan Papanine, et se remémore le sauvetage épique du Sedov emprisonné par la banquise. Tout le peuple a tremblé avec lui. Quel bel homme au sourire éclatant ! Aux femmes en corsets rouges qui lui offraient des bouquets de fleurs, la légende de l’exploration polaire opposait la modestie prolétarienne de l’homme nouveau. Leonid Borisov s’adonne à la contemplation de son modèle. Il vibre. Le jeune diplômé plonge dans un grand songe de ferveur patriotique.
Alors qu’il s’abîme encore dans sa rêverie et dans la gêne qu’elle déclenche en lui, il arrive au seuil du cabinet de travail de l’ingénieur-amiral.
— Il vous attend, lance un cadet en vareuse, ouvrant une porte d’un geste plein de déférence.
Les deux vastes pièces en enfilade tiennent à la fois du laboratoire et du cabinet de curiosités. Les échantillons d’eau prélevés dans tous les océans du monde jouxtent de vieux traités de navigation reliés de cuir. Un albatros empaillé prend son envol. Plus loin, un spécimen de cœlacanthe malgache voisine avec la pointe d’un harpon inuit.
Un homme écrit, assis à un bureau d’acajou dont le lourd plateau repose sur quatre défenses torsadées de narval. Borisov sait que ce stylo plume peut faire et défaire les carrières de la fine fleur des explorateurs soviétiques. L’ingénieur-amiral lui fait signe d’approcher. Sa haute silhouette en uniforme blanc dégage une autorité martiale. Ayant fini de parapher des documents manifestement de première importance, son hôte se lève brusquement et lui serre la main d’une poigne de bois dur. Sa voix est sèche. Ses mots mâchés sur un mode mineur prennent tout de suite une certaine ampleur.
— Je vais tenir devant vous des propos qui doivent rester confidentiels. S’ils tombaient dans des oreilles étrangères, nous serions, vous et moi, accusés de haute trahison. Et par conséquent en danger.
Leonid Borisov goûte aussitôt le ton de gravité. Il n’a jamais éprouvé ce sentiment de connivence avec les plus hauts dignitaires. Une certaine exaltation s’empare de lui, la tête lui tourne un peu mais il se domine pour ne rien laisser paraître et baisse le front respectueusement.
— Staline a ordonné que la mer d’Aral soit vidée, reprend l’ingénieur-amiral. L’opération exceptionnelle, classée secrète, a reçu la nuit dernière pour nom de code la « Grande Soif ». Elle doit donner lieu à l’expression du génie soviétique et sera pilotée ici même par un collège de neuf académiciens que j’ai l’honneur de présider. Nous avons sélectionné nos meilleurs éléments pour la mener à bien. Compte tenu de la modernité des moyens techniques inédits que nous mettrons en œuvre et de vos capacités louées par vos professeurs, j’ai décidé de vous en confier le commandement sur le terrain.
Borisov se raidit. Ses narines ourlées et conquérantes se dilatent. Mais presque aussitôt son cœur engage une bataille acharnée, à contre-courant de cet enthousiasme immédiat. L’ingénieur-amiral Bérézinsky semble avoir deviné ses pensées.
— Entendons-nous bien : nous répugnons, nous autres marins, à effacer une création de la nature aussi envoûtante que la mer. D’autant plus que nous chérissons les aventures qu’elle offre aux hommes valeureux… mais avez-vous déjà entendu…

Extraits
« – Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. » p. 20

« Aristote Bérézinsky se redresse et ses yeux flamboient avant qu’il ne porte son coup le plus dur.
— Nous nous devons de corriger cette erreur de la nature. La mer d’Aral ne sert à rien. Elle doit disparaître.
Leonid Borisov qui rêve de trouver une place ou un engagement en rapport avec sa valeur est immédiatement conquis par l’impression de grandeur que dégage le projet. Il ne peut pas y avoir d’autre justification à un tel dessein que l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral.
— Saurez-vous remplir cette mission? demande l’ingénieur-amiral.
— Pas un d’entre nous ne pourrait poser des yeux sur cette mer sans les sentir aussitôt souillés par la honte, récite Leonid Borisov d’une voix forte et presque inhumaine. Mes intentions sont pures, je suis convaincu qu’elle doit être éradiquée.
Rempli d’aise, Bérézinsky déploie une carte maritime sur son bureau. Ses yeux devenus presque affectueux se concentrent d’abord sur les steppes. D’une forme ovale, la mer d’Aral a été fendue en son milieu par une ligne aussi droite qu’un coup de sabre, le trait d’une frontière qui la partage à parts égales entre la république socialiste soviétique d’Ouzbékistan et sa sœur, celle du Kazakhstan.
— Il faudra d’abord juguler les deux grands fleuves qui l’alimentent. Quand elle sera privée de leur apport, la mer mourra peu à peu sous l’effet de l’intense évaporation.
Tête baissée, Leonid Borisov cherche à retenir chaque détail du plan pour satisfaire en tout point les espoirs qu’on place en lui. » p. 33

« Nous sommes capables de décider de ce qui est bon pour nous. Ils veulent nous retirer la mer et avancent masqués en prétendant qu’ils viennent nous équiper d’un réseau d’irrigation moderne. C’est un mensonge grossier. La mer va être entièrement asséchée et le désert recouvrira tout après leur passage. Notre vie deviendra impossible. L’heure est venue. Nous n’avons plus à avoir peur. Ils doivent partir, nous rendre notre pays. » p. 111

À propos de l’auteur
Staline a bu la merFabien Vinçon © Photo Céline Nieszawer

Fabien Vinçon est né en 1970 à Paris. Producteur éditorial adjoint IAV Arte, il a publié un récit La Cul-singe (2021) et Staline a bu la mer (2023), son premier roman aux éditions Anne Carrière. (Source: Tiffany Meyer)

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Staline a bu la mer

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