Thelma

Thelma

En deux mots
À 15 ans, Thelma Gardel ne pèse que 41 kilos et son «Entraîneur» lui demande encore un effort pour passer sous les 40 kilos. De février à juillet, on va suivre son combat contre cette anorexie qui la dévore de l’intérieur. L’amour et le sport venant compenser les vains efforts de ses proches.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le bon et le mauvais entraîneur

Thelma est anorexique et il semble bien que son entourage soit impuissant à la sortir de cette spirale infernale. Pour son premier roman, Caroline Bouffault a choisi un sujet délicat, mais réussit, avec justesse et humour à embarquer son lecteur.

C’est une famille sans histoire, ou presque. Le père est prof de math, la mère dirige une entreprise de meubles. Leurs deux filles suivent leur parcours scolaire sans difficulté majeure. Billie a six ans, alors que Thelma se frotte aux tourments de l’adolescence. Personne ne sait trop pourquoi, mais elle souffre d’anorexie. À quinze ans, cela fait déjà de longs mois qu’elle refuse de se nourrir correctement et qu’elle soumet son corps au supplice que lui impose son Entraîneur (c’est ainsi qu’elle nomme cette voix qui la met au supplice et définit les lois qu’elle doit respecter et qui sont de plus en plus dures.
Maintenant qu’elle pèse à peine 41 kilos, son entourage commence à s’affoler. Elle se rend chaque semaine chez le médecin pour vérifier sa courbe de poids, est suivie par un psy et ses parents essaient de l’encourager de leur mieux. Mais rien n’y fait. Tout au contraire, des dissensions vont se faire jour au sein de la famille. Si sa sœur ne comprend pas pourquoi Thelma n’est pas «normale», son père préfère minimiser et sa mère devient irritable. Toute sortie au restaurant est vécue comme une épreuve.
Violette, sa meilleure amie, croit avoir trouvé un bon plan. Il faut qu’elle couche avec un garçon pour ne plus figurer sur la liste des filles hors-catégorie dans le palmarès des plus baisables qui circule en classe. Et pour faire bonne mesure, un adulte serait le partenaire idéal.
Comme le prof de sport semble apprécier Thelma, c’est sur lui qu’elle décide de miser. Mais le chemin est long, d’autant qu’il n’est pas question pour l’enseignant de se compromettre avec l’une de ses élèves. Ce qui va toutefois changer la donne, c’est le désarroi des parents. Quand Violette leur explique que Thelma n’est pas insensible aux charmes de ce bel athlète, ils vont tout simplement lui demander son aide. «Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup.» Réussira-t-il dans son entreprise? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du livre.
Caroline Bouffault affiche une belle maîtrise pour un premier roman. D’une écriture qui sonne toujours juste, empathique avec une pointe d’humour, elle réussit à nous faire partager le combat de Thelma. Sans doute parce qu’il s’appuie sur du vécu. Saluons donc tout à la fois la primo-romancière et les éditions Fugue, dont c’est l’un des premiers ouvrages publiés.

Thelma
Caroline Bouffault
Éditions Fugue
256 p., 20 €
Premier roman
EAN 9782494062030
Paru le 6/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Certains ont des amis imaginaires; d’autres, des tyrans intérieurs. Celui de Thelma s’appelle l’Entraîneur. Il règne sur son quotidien, lui enjoint de compter les calories et lui impose une discipline de fer. Soumise à sa loi, la lycéenne épuise son entourage et flirte avec l’abîme. Mais avec l’appui de son amie Violette, une issue se dessine: du marathon ou de la séduction de son professeur de sport, quel projet déraisonnable saura la tirer des griffes de l’Entraîneur?
Combative et lucide, fragile et ironique, Thelma tâche de s’inventer un chemin parmi des adultes aussi désorientés que leurs cadets.
La trajectoire de la jeune fille s’entrechoque à celle de ses proches, et le roman nous plonge tour à tour dans les aléas de la vie de couple, les passions des amitiés adolescentes, les paradoxes des fratries… Avec empathie, justesse et une irrésistible drôlerie, Caroline Bouffault signe avec Thelma une comédie dramatique intergénérationnelle, qui est aussi un premier roman émouvant et solaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Trames
Suricate magazine (Soraya Belghazi)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Blog Domi C Lire
Blog le capharnaüm éclairé
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
« Février
Montée des eaux
Deux litres et demi en trois quarts d’heure, la crue menace. Des gouttelettes se forment sous les aisselles et sur la poitrine plate de Thelma. La contraction de ses muscles lui rosit le front et les joues, tant mieux, ça lui donnera bonne mine. Pour économiser ses pas, elle coupe à travers le terre-plein, pose les pieds le plus souplement possible sur la pelouse puis le bitume du parking – ni secousse ni mouvement brusque. Elle sonne en face de la plaque du généraliste, attend la vibration du déverrouillage, pousse le panneau de verre dépoli. L’enclume qui distend son bas-ventre irradie dans son abdomen et envahit le haut de ses cuisses. Les rates et les appendices explosent, les vessies peut-être aussi. En habituée, elle ne se présente plus à l’accueil. Biscotte la salue avec une information de mauvais augure, installe-toi Thelma, le docteur Meunier a pris un peu de retard.
Consternation. C’est combien, un peu ? Son ventre est au supplice, sa marge minuscule. Sur la droite du couloir, à trois mètres à peine, un panneau cuivré flèche les « Commodités ». Elle résiste. Dans la salle d’attente vide, elle s’assied, croise les jambes et passe ses doigts contre son legging, par-dessous, pour souder ses lèvres l’une contre l’autre à travers le tissu. Normalement, cela diffère l’envie d’uriner, mais dès qu’elle retire sa main, la pesanteur réapparaît. Se changer les idées. Son portable ne dispose plus que de cinq pour cent de batterie. Elle attrape Grazia sur le présentoir en plexiglas. Quelqu’un a rempli le test « Quelle amoureuse êtes-vous ? » au stylo vert, à côté de ses réponses de la semaine dernière. Ils n’ont rien coché de commun, mais comme elle avait calculé son compte pour tomber sur « Amante fusionnelle », difficile de tirer des conclusions. Elle se demande qui est l’autre. Peut-être quelqu’un de son lycée, un alter ego en liberté surveillée.
Tout en elle sue. Son corps cherche à se débarrasser de l’excès de liquide par tous les moyens. Combien de litres peut-on perdre par la transpiration ? Est-ce que le poids de l’eau reste sur la peau ? Quelle proportion s’évapore ?
Elle ne veut pas qu’ils se méfient. Surtout qu’ils n’ont pas de raison de se méfier ! Elle va de mieux en mieux.
Elle appuie plus fort sur son entrejambe. Elle aurait dû apporter un carnet pour réfléchir à la dissert. Le prof avait l’air si fier de son sujet. Un personnage de roman doit-il être admirable pour intéresser le lecteur ? À côté de Thelma, Violette a mimé le suicide par balle, Thelma a promis de l’aider pour le plan, elles s’appelleront ce soir. Dans trois minutes, elle se pisse dessus. Est-ce que le docteur la pousse dans ses retranchements ? Ce serait tellement dommage qu’il soupçonne quoi que ce soit. Elle qui fait tout ça pour eux !
Eux : les adultes qu’il faudra remercier le jour où. Parents, médecin, gynéco, psychiatre. Guérir, c’est aussi pour elle, bien sûr. Elle le sait – évidemment. Elle est en bonne voie. L’horizon s’éclaircit, ses tripes ne mentent pas. C’est pour ça que si la balance affiche deux kilos de moins qu’attendu, la claque sera terrible ; et tellement injuste, après ses efforts des dernières semaines ! On s’inquiétera. On renforcera la traque. On ne la croira plus. Et si on ne la croit plus, elle n’y croira plus non plus. L’élan s’arrêtera net, la vraie vie s’éloignera un peu plus. On prendra des mois, peut-être des années dans la vue.
Elle ne peut pas s’offrir, pour le moment, le confort de la vérité. Elle doit arranger la réalité pour placer toutes les chances de son côté, le temps de rattraper le chiffre officiel. Le problème n’est pas l’évolution, mais l’étalon de départ.
Avec le printemps, les températures deviennent plus clémentes. L’an dernier, à la même saison, elle compensait l’adoucissement de la météo par un durcissement de son programme d’exercice physique. Les calories que son corps ne brûlerait pas pour se maintenir à trente-sept degrés devaient être dépensées autrement, deux kilomètres de course en plus, une série supplémentaire d’abdos. Un an plus tard, la méthode lui apparaît barbare – preuve qu’elle en a fini avec les stratégies tordues.
Il n’y a qu’à la voir à la cantine ! Ce midi, alors que personne n’exigeait rien d’elle, Thelma a demandé du sucre à sa voisine. Violette, volant par-dessus les tables, aurait récupéré le sachet de sucre comme on rafle une pépite. Mais sa meilleure amie était assise trop loin pour entendre. Moins bon public, Solène a englouti son liégeois sans décoller une fesse, et Thelma a dû aller se servir elle-même dans la queue du self. Pas grave. L’essentiel était qu’un témoin, même récalcitrant, la voie déchirer le sachet et répandre quelques grains sur son Activia 0 %. Seule, elle n’y serait pas arrivée.

Cette transpiration intempestive l’inquiète. Il faudrait reprendre quelques gorgées à la fontaine à eau, compenser. Elle n’a pas de récipient sur elle, c’est Biscotte, la secrétaire au visage cramé par les U.V. qui distribue les gobelets. Thelma se lève, sonde le contenu du bac à jouets. Pas de dînette. Elle saisit la coque poussiéreuse d’un voilier Playmobil, s’approche de la fontaine, remplit sa coupe de fortune, porte le plastique à ses lèvres : l’équivalent d’un demi-verre à moutarde, pas plus, de quoi rétablir l’équilibre. Elle se rassied, soulagée, honteuse et vaguement inquiète : si elle allait se coller une gastro ? Autrefois, elle se serait félicitée d’une bonne diarrhée, mais elle n’en est plus à espérer se vider par les moyens les plus gore. C’est bon signe. Elle repose le bateau à l’envers, comme faisait sa mère avec les jouets de bain de Billie. Elle se remet à serrer et desserrer son sexe à intervalles réguliers pour provoquer la décharge électrique qui atténue l’envie.

Le docteur raccompagne une dame âgée à la porte. Thelma se lève, l’abdomen gonflé comme un bébé somalien sur les posters d’Opération Bol de Riz.
Le médecin ne remarque rien. Comme d’habitude, il est obsédé par l’écran digital sous les chaussettes de Thelma.
— Quarante-trois. Ça ne bouge pas beaucoup. Tu prends tes vitamines ?
— Oui.
Non. Elle en a décortiqué la composition. L’excipient qui enrobe les gélules finit en ose, du sucre en embuscade. Elle a trouvé ça mesquin de la part de Meunier, une trahison un peu minable. De toute façon, elle ne lui fait pas confiance, il est à la solde de ses parents et ne se donne même pas la peine de prétendre le contraire.
— Et le fer ?
— Aussi.
Comme si elle avait le choix. Une fois par mois, une prise de sang contrôle son taux de ferritine. Sa mère a prévenu : c’est ça ou de la viande rouge. Du coup, c’est ça. Quelques gouttes tombent dans sa culotte. Elle demande si elle peut y aller, une tonne de devoirs pour demain et une dissert à commencer.
— Ça carbure toujours, au lycée ?
— Oui, ça va.
— Le travail scolaire, c’est important, Thelma, mais moins que ta santé.
— …
— Bien. À mercredi prochain, même heure ?
Elle a envie de vomir tellement son ventre la fait souffrir, elle transporte une boule de feu sous sa peau. Elle n’arrivera jamais jusque chez elle. La secrétaire lui ouvre la porte avec une lenteur qui confine au sadisme. La route qui borde le parking du cabinet est passante, avec l’arrêt de bus qui dessert un lotissement récent, la boulangerie et le bureau de tabac juste à côté.
Le jet rebondit sur le goudron entre ses jambes. Elle n’en finit pas de se vider, accroupie, fesses à l’air, exposée, ridicule. Une dame s’écrie C’est quand même malheureux ! et dans la voix pointue, Thelma croit reconnaître la mère d’une copine de Billie. Elle garde la tête baissée, les yeux par terre, sur la rigole qui s’élargit autour d’un pneu de voiture et mouille ses baskets. Sa honte lui coule le long du nez. La dame est partie.
Quinze ans et demi, et pisser sur des parkings.
Terminé.
Mercredi prochain, elle expliquera les deux kilos usurpés, cette dette qu’elle traîne depuis des mois comme un boulet. Elle se fera engueuler, mais on repartira sur des bases saines.
Elle calcule. Avec tout ce qu’elle vient d’évacuer, elle doit frôler les quarante et un. Presque quarante. Un jour, peut-être, son poids commencera par un trois. Le chiffre provoque une chair de poule délicieuse, comme un film d’horreur qu’on voudrait mettre sur pause, mais qui vous happe jusqu’au générique.

Le remplaçant
— On ne prend pas racine dans le vestiaire, svp !
Le vendredi matin, « à la fraîche », monsieur Faroy attend ses élèves à huit heures sur le terrain multisports. Il est arrivé en cours d’année, quand Marchand est partie en congé maternité. Jusque-là, en cours d’EPS, la seconde C frappait mollement des volants de badminton dans un gymnase surchauffé. Avec le rugby mixte, on a changé de division. Les exhortations viriles du prof galvanisent Thelma : « Allez les chochottes, on se met en jambes, roulade dans la boue, c’est bon pour vos pores ! » Dès les premières minutes d’échauffement, elle jubile. Les filles se rebiffent, les garçons se bidonnent, Thelma exulte. Elle ne petit-déjeuner pas le vendredi pour ne pas s’alourdir d’un ramequin de muesli. Faroy l’aime bien, c’est sensible. Il l’encourage à profusion, dans son style martial. À chaque touche, il lui fait l’ascenseur, à elle toujours. Il se place dans son dos, à son signal elle saute, les grandes mains du prof la soulèvent sans effort, et elle s’envole au-dessus du terrain. Il ne râle pas si elle rate le ballon.

Dans le vestiaire des filles, à la sortie des douches, les corps se croisent. Thelma connaît la plupart de ses camarades depuis le collège, et certaines, comme Violette, depuis le primaire. Elle a vu les silhouettes se modifier, les formes apparaître en ordre dispersé, des seins pointer sous les T-shirts avant de se remplir, des fesses présenter soudain des grumeaux disgracieux, des cuisses s’envelopper, des hanches s’élargir jusqu’à laisser deviner un commencement de bourrelet au-dessus de la ceinture. Sur ses copines, elle trouve ça immonde, mais ça la dégoûte moins que sur elle. Les autres se sont résignées. Régulièrement, à grand bruit, elles entament des régimes fantaisistes, aussi radicaux qu’éphémères.
Plus elles se montrent velléitaires, plus la détermination de Thelma s’accroît. Dans leur faiblesse, elle puise sa force. Au début, ses camarades admiraient son opiniâtreté, on louchait sur l’étiquette de son jean, on spéculait : c’est du 23 ou du 24?, le creux entre les cuisses, surtout, les faisait fantasmer, elles qui, jambes serrées, ressemblaient à de gros pylônes matelassés de téléphérique. Thelma fascinait. Cela ne lui déplaisait pas. Elle avait connu une période de grâce, où de prétendus photographes l’abordaient dans la rue. Cela s’était produit deux fois de suite, à un mois d’intervalle, et dans la foulée Violette lui avait échafaudé un plan de carrière : Thelma ne devait pas laisser passer sa chance. Les gens, à cette époque, s’imaginaient volontiers que Thelma rêvait de célébrité. Actrice, mannequin, influenceuse ? Le fond de l’affaire leur échappait. Au fond, il leur échappe toujours.

Thelma elle-même a été la spectatrice complaisante d’un putsch sur son cerveau. Un tiers s’est emparé des manettes. Par curiosité, pour voir, le peuple a ouvert les grilles. Une force insaisissable s’est mise à traquer tous ses faits et gestes. Ne craque pas, n’avale pas cette merde, ne les écoute pas, cours plus vite, encore cinquante squats, ne t’arrête pas si tôt, dépasse la douleur, bats-toi pour ton futur, ne gâche pas tout.
Un despote éclairé, un Entraîneur dur mais juste œuvre à son avenir. Un brillant avenir ! C’est un homme. Une femme ne déploierait pas pour elle une telle dévotion, et Thelma serait moins sensible à son aura. Et puis, d’une voix et d’une volonté féminine, elle pourrait bien ne plus se dissocier.
Les exigences de l’Entraîneur régissent, depuis dix-huit mois, la vie de Thelma. De manière aussi imperceptible qu’inexorable, le nombre de lois à respecter s’est accru. Aucune contrainte, prise isolément, n’apparaît insurmontable ; aucun refus n’est recevable.
Dès la rentrée en seconde, plus personne n’a voulu ressembler à Thelma, Thelma qui nageait dans son 25, ne portait pas de soutien-gorge, Thelma dont les règles avaient disparu aussi vite qu’elles étaient arrivées. Qu’on ne la regarde plus comme un modèle à suivre, elle en a pris son parti. Au moins, on la regarde encore. Étrange créature de Tim Burton, sculpture vivante de Giacometti.
Elle peine à mesurer sa transformation physique, car elle ne la ressent pas. Intellectuellement, elle en accepte les preuves matérielles, un chiffre sur une balance ou une taille de vêtement, mais en elle quelque chose d’irréductible, de têtu, d’inaccessible à la raison, refuse de s’approprier ce que démentent aussi catégoriquement ses sens.

Elle souffre pourtant de faire souffrir ceux qu’elle aime. Parfois, la culpabilité atteint un niveau si insoutenable qu’elle envisage de se soumettre entièrement à l’Entraîneur, pour arrêter de faire le grand écart, cesser de lutter.
Un jour, dans le cabinet de Soreil, après une interrogation banale dont elle ne se rappelle plus les termes exacts, elle a lâché l’Entraîneur comme on livre un complice. Le psychiatre l’a submergée de questions. Il s’est montré plus insistant qu’à l’ordinaire, et elle a eu le sentiment qu’il ne s’adressait plus à elle, mais bien à lui, et qu’elle leur servait juste de médium. Sans ménagements, Soreil a cuisiné l’Entraîneur, et les explications qui transitaient par la bouche de Thelma résonnaient piteusement à l’oreille. D’être mis à nu, brusqué, l’Entraîneur a rétréci. La divulgation de son existence au-dehors a affaibli son pouvoir au-dedans. Le simple fait que quelqu’un d’autre – un adulte, un médecin ! – le considère comme un parasite, et non comme le noyau, accrédite l’idée en Thelma qu’elle s’en débarrassera un jour.
Cela fait naître, chez elle, autant d’espoirs que de craintes. Elle n’a pas fait grand-chose de ses quinze ans sur terre. Elle n’a rien construit, ni même commencé en dehors de cette maladie. Qu’arrivera-t-il si on lui arrache le cœur de sa personnalité, ce qui la constitue ? Que devient-on quand on vous démantèle ? Que reste-t-il ?
Pendant qu’elle passe des heures à étudier les rubriques nutrition des sites féminins, à retenir le nombre de calories aux cent grammes du pamplemousse (39) et de la banane (90), à réaliser des recettes de cuisine pour en gaver sa sœur et ses parents, les autres adolescents se découvrent des talents, expérimentent dans tous les domaines. Thelma consume toute son intelligence, investit tout son temps dans l’anorexie. Si le mal disparaît, alors quoi ? Qu’est-ce qui tient les autres, toute la journée ? Quel est l’objectif ?
Thelma ne croit pas en Dieu. Elle a essayé de se forcer, mais elle ne peut pas faire un coup pareil à ses parents – pas en plus du reste.

La Liste
— Ce mec est un malade mental ! Il a plu toute la nuit et il fait trois degrés ! Sur la vie de ma mère je n’avais pas cette marque ce matin, je la prends en photo direct.
Dans les vestiaires, Thelma prête peu d’attention aux récriminations d’Inès ni à ses gesticulations grotesques pour photographier l’arrière de sa cuisse avec son téléphone portable. C’est toujours la plus vindicative, parce que Faroy a repéré sa tendance à tirer au flanc et qu’au lieu de l’engueuler, il la submerge de conseils personnalisés, comme s’il comptait lui faire passer une sélection officielle pour le XV de France d’ici la fin de l’année.
— La prochaine fois, au premier placage, je me barre.
— Sauf si c’est Thomas, rigole Manon.
— Bonne blague, dit Inès que ça n’a pas l’air d’amuser outre mesure.
Elle interrompt ses jérémiades le temps de plonger la tête en bas pour finir de se sécher l’arrière du crâne avec sa serviette. En se relevant, elle attaque sur un autre front :
— Avec ce qu’il fait à Thelma, en plus !
Elle s’adresse apparemment à Manon, mais parle suffisamment fort pour que toutes entendent.
— Thomas ? s’étonne Manon tout en formant une boulette à partir des cheveux châtains accrochés à sa brosse.
— Mais non, pas Thomas ! Le prof !

Elle pivote vers Thelma d’un air théâtral, vérifie qu’elle jouit d’une attention sans partage, et déclare, le ton grave :
— Franchement Thelma, il faut signaler, là.
Thelma ne répond pas, mais Inès n’a besoin de rien pour s’échauffer.
— Vous n’êtes pas d’accord ? Tous les vendredis, il la tripote !
— Il ne la tripote pas, il lui fait faire les touches, proteste Violette en roulant les yeux.
— Elle a raison, rigole Sybille. Qu’est-ce que tu veux qu’il tripote, exactement ? S’il était obsédé, il choisirait une vraie meuf, enfin avec des formes, toi, moi, ou même n’importe qui, mais pas Thelma. Faire ça à Thelma, ça prouve que ce n’est pas un obsédé !
En proclamant le statut hors norme de Thelma, Sybille offre à l’Entraîneur une distinction publique. Que la reconnaissance provienne d’une fille léthargique qui ne ferme pas un 38 amoindrit à peine le compliment. Pourtant, le flash de satisfaction qui traverse Thelma ne dure pas. Elle ne se réjouit pas à l’unisson de l’Entraîneur, une part d’elle est déconfite, vaguement humiliée. Elle enfile ses ballerines sans lever la tête et ne voit pas qui persifle :
— Les pédophiles, ça aime aussi les petits garçons.
— Vos gueules, conclut Violette, on est à la bourre pour l’anglais.

Violette et Thelma traversent ensemble la cour du lycée pour rejoindre les laboratoires de langue.
— Décérébrées, les trois, laisse tomber, murmure Violette.
Thelma hausse les épaules.
— Comme s’il risquait de choisir Sybille, ajoute Violette, tout à coup hargneuse. Tu crois qu’il a envie de se péter le dos à chaque match, Faroy ?
Les filles de la classe manifestent toutes, à des degrés divers, une animosité latente à l’égard de Thelma. Violette est le pont qui lui permet de ne pas se retrouver totalement isolée ; un pont n’a pas à entreprendre d’action suicide.
— Ne va pas leur dire ça, clarifie Thelma au cas où.
— T’inquiète.

Dans le cours qui suit la séance de rugby, l’ambiance est habituellement calme, les muscles au repos. Aujourd’hui pourtant, une agitation parcourt les tables du fond, un papier circule de main en main accompagné de rires étouffés.
— Surely the whole class would love to know what’s so funny. Thomas, would you please read it aloud for the rest of us ?
Thomas lève des yeux affolés sur Big Bern.
— Was my request unclear ?
Thelma hésite entre compassion et curiosité. Justin aurait-il fait circuler les Péripéties de la seconde C en plein cours ? Chaque nouvel épisode est attendu comme le dernier Sex Éducation sur Netflix. Toute la classe fait mine d’adorer être mise en scène dans ces chroniques humoristiques, quand bien même les rôles les plus avantageux sont réservés aux potes de l’auteur et les autres relégués à la figuration. Mais l’expression de Justin, assis à la rangée derrière Thelma, une table sur la droite, ne trahit pas de culpabilité particulière. Il semble tout au plus un peu anxieux, au même titre que ses voisins, dans l’attente du dénouement.
Big Bern réitère sa demande de lecture publique. Les visages atterrés autour de Thomas qui persiste dans son refus muet laissent présager un contenu accablant. La prof tend la main, paume ouverte. Un silence d’interro surprise règne dans la classe. Big Bern finit par dégager le papier d’un coup sec.
— Mais il s’agit d’une œuvre collective ! Qui sont vos co-auteurs, Thomas ?
L’emploi du français par Mrs Bernard atteste de la gravité de la situation. Thomas baisse le nez sur la table et bafouille I’m sorry, it was a joke, I don’t remember who has participated.
— A joke, I see. Apportez donc votre liste à monsieur Charpentier, qu’il rie un bon coup. Je vous verrai dans son bureau à la fin du cours. Violette, je vous prie, escortez notre comique chez le proviseur.

À l’interclasse, il n’est question que de la Liste. Charlie crache le morceau, mi-ennuyé, mi-fanfaron : « Pas la peine de s’exciter, c’était pour rigoler… On vous a classées “pour coucher” ». Il bat l’air de ses longs bras : « Mais si ça vous vexe, faites pareil, les meufs, on ne demande pas mieux, ça sera instructif. »
Inès rit très fort et réclame que l’on divulgue le trio de tête. Violette traite Charlie de puceau à petite bite.
— Pourquoi ça t’énerve autant ? s’étonne Thelma. Il t’a montré la Liste ?
Violette acquiesce lentement.
— Et donc ? poursuit Thelma.
— Arrête, on s’en balek !
— C’est toi qui as l’air de trouver ça important.
— Pas du tout.
— À quoi tu joues ? Allez, c’est bon, dis rien.
Violette rattrape Thelma avant qu’elle ait atteint la barrière en bois où elles s’asseyent souvent pour dominer la situation.
Hors classement.
Thelma est d’abord décontenancée. Hors classement, aux côtés de Marina, qui a fait son coming-out à la rentrée.
— Ce con m’a dit : « Ta pote, on aurait peur de la casser », accouche finalement Violette, l’air désolé.
Thelma est sonnée. L’Entraîneur, exaucé au-delà de ses espérances. Il a façonné une créature asexuée.
— Il a dit aussi : « C’est dommage, avec le visage qu’elle a. » Même « le beau visage », je crois.
— Et toi ?
— Quoi, moi ?
— C’est quoi, ton rang ?
— Mais t’es grave, ma parole, on s’en fout !
On s’en fout peut-être, mais Violette termine troisième, juste derrière cette pouffe d’Inès et Sybille qui a des seins depuis le CM1.
La casser.
Sans jamais discuter ni crier grâce, elle se soumet aux exigences toujours plus sévères de l’Entraîneur. Y en a-t-il seulement un, parmi cette bande de glands, qui réussirait à s’astreindre à la même discipline ?
La casser ! Et quoi encore ?
La résistance de Thelma les confondrait.
À la fin de la fable, c’est le roseau qui triomphe, pas le chêne fat et boursouflé. Le chemin reste long. Elle continuera à travailler.

Home sweet home
Thelma laisse choir son sac à dos dans l’entrée, s’engouffre dans sa chambre et ferme la porte. Elle se cale contre le bord du lit, allonge les jambes sur les bouclettes de la moquette et éjecte ses ballerines d’un frottement de la pointe du pied contre le talon. Normalement, elle s’abstient de toute activité physique le vendredi soir, le rugby l’épuise suffisamment pour que l’Entraîneur lui octroie une pause, mais aujourd’hui elle est trop perturbée pour rester immobile. Elle passe une brassière de sport et un legging noir. Lorsqu’elle redescend dans le salon, Billie se lamente :
— On devait jouer à la console !
— Je n’en ai pas pour longtemps, on jouera après.
— Je t’accompagne à vélo alors.
La sœur de Thelma peut s’accrocher comme une lente.
— Non.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ! La nuit va tomber et c’est trop pentu !
— T’auras qu’à me pousser dans la montée.
— Je suis trop fatiguée.
Miracle, Billie capitule. Thelma lace ses baskets, branche des écouteurs sur son téléphone et lance Runtastic.
Hors classement.
À qui doit-elle l’élégance de ne pas finir quinzième ? Qui a pensé à créer, pour Marina et elle, un statut à part ?

Toutes les discussions des semaines suivantes porteront sur le détail des délibérations. Justin se fera un plaisir de raconter le duel entre Thomas et Big Bern dans le prochain épisode de sa série. Chacun saura que Thelma Gardel appartient à la catégorie rare des êtres asexués.
Les lampadaires de la rue s’allument alors qu’elle quitte le lotissement sous le regard de Billie, qui s’est avancée jusqu’au portail dans ses chaussons.
Peu de garçons commentent l’apparence physique de Thelma. Si peu qu’elle s’est parfois demandé s’ils s’étaient rendu compte de quoi que ce soit. Si c’était de la diplomatie, ces imbéciles se sont bien rattrapés. Alors qu’elle commence à aller mieux, ils l’enferment à contretemps dans ce statut de malade dont ils semblaient jusqu’ici ne pas avoir conscience ; ils lui tiennent la tête sous l’eau au moment où elle cherche à reprendre de l’air. Est-ce qu’ils ne sont pas fichus de repérer les signes d’une amélioration ? Elle ne parle jamais de ce qu’elle traverse. Que savent ses camarades ? Que voudrait-elle qu’ils sachent ?
Une voiture approche, plein phares. Elle détourne les yeux vers le talus à droite pour ne pas être éblouie, le véhicule passe très près. Heureusement que Billie n’est pas venue. C’est vrai qu’elle lui avait promis de jouer à la Switch.
Rien à tripoter… Un petit garçon.
Elle accélère dans la pente. En haut de la côte, elle consulte son téléphone. Cinquante-cinq minutes qu’elle est partie. Au moins trente, encore, pour le retour.
Elle ne peut pas laisser cette histoire l’atteindre. Elle doit tendre vers un seul but.
Que faire pour qu’on lui renvoie l’image dont elle a besoin pour guérir ? Est-ce qu’il faut qu’elle annonce, platement : « Je vais mieux » ? Elle le dit déjà. Elle ne dit que ça en réalité, même si c’est de manière subliminale, sans mots, ce je vais mieux, elle le répète tout le temps – pour convaincre les autres, valider dans leurs yeux le chemin parcouru, pour prendre de l’élan, les obliger à desserrer les pinces qui la retiennent en arrière.
Elle termine sa course épuisée, mais pas encore apaisée. Le jardin est éclairé. Son père, en manteau dans la véranda, porte le dessous-de-plat en bouchons de liège. Cécilia se tient à côté de lui, juste devant la baie vitrée, bras croisés, et la double ride verticale qu’elle déteste prolonge son nez jusqu’à la racine des cheveux.
— Billie nous a dit que tu étais sortie à dix-sept heures quarante-cinq, dit Thierry quand Thelma pénètre dans la pièce. Ça fait une heure et demie que tu cours ?
Ils ne s’écartent pas et elle en est réduite à les contourner. Derrière eux, la table est dressée pour le dîner. Sa mère crie dans son dos :
— Et tu as eu rugby ce matin ! Ma parole, tu cherches vraiment à te tuer ?
Ce ton, cette question, c’est trop. Trop de provocations pour une seule journée, trop d’hostilité à son égard, jusque dans sa propre famille, de la part de ceux dont elle est en droit d’espérer autre chose. Du réconfort, par exemple. Est-ce que c’est trop demander ? Ni son père ni sa mère ne cherchent à savoir pourquoi elle est partie courir – ils sont si sûrs de connaître la réponse ! Depuis un an, on ne permet à Thelma aucun autre problème que Le Problème.
Elle s’effondre exactement comme il ne faudrait pas et sanglote à la manière d’une gamine prise en faute, d’un gros bébé. Pas la force d’expliquer. Qu’y a-t-il à expliquer, de toute façon ?
— On t’attendait pour passer à table.
Thelma est atterrée. Ils savent parfaitement qu’elle ne peut pas aborder un repas dans cet état : agitée, sale, transpirante, sans le plus petit sas de préparation mentale, pas prête ! Entre deux hoquets, elle quémande un délai, cinq minutes, une douche.
On ne lui accorde même pas ça.
Elle prend place devant son assiette. Son désarroi n’est pas feint. Il lui est physiologiquement impossible d’avaler quoi que ce soit, au risque de s’étrangler. Son père multiplie les allers-retours vers la cuisine. Sa mère oriente ostensiblement le buste en direction de Billie, qui rit à des blagues de Toto ou d’Astrapi sans qu’on puisse déterminer si elle est étanche à l’humeur générale ou si elle cherche à alléger l’atmosphère.
Tous les autres ont terminé leur assiette depuis de longues minutes quand l’ordre fuse :
— Ça suffit. Sors de table.
L’injonction de Cécilia contient une telle agressivité que Thelma en est ébranlée. Son père essaie de la retenir, mais c’est trop tard, ils ne se sont pas consultés, l’autorisation a été accordée, et Thelma se retranche dans la salle de bains. Au loin, le babillage de Billie s’interrompt. Des couverts sont déplacés avec brusquerie. Une porte claque.
Thelma défait sa queue de cheval, démêle du bout des doigts la masse brune mi-longue qui s’en échappe et scrute son image dans la glace. Les joues creusées sous les pommettes saillantes, le front large, le nez court et sans défaut, le menton pointu. Rougis par les larmes, ses yeux jaillissent de son visage. Thelma aime leur permanence. Alors que tout en elle se transforme sous l’effet de forces malveillantes, eux n’ont payé aucun tribut à la puberté ni à la résistance. Le pourtour doré de la pupille se fond dans un vert mousse contenu par un épais trait noir. « Ça sera ton plus bel atout », avait décrété sa mère autrefois – remarque que Thelma, cinq ou six ans à l’époque, avait stockée pour plus tard. Mon petit lémurien, disait parfois Thierry.
De profil, avant d’entrer dans la douche, elle vérifie le parfait alignement de son torse et de son abdomen sur un axe vertical. L’Entraîneur la félicite : deux heures de rugby, seize kilomètres de footing, une crise de larmes et un dîner sauté, rien à redire pour aujourd’hui.

Au petit déjeuner, Cécilia Gardel apparaît d’excellente humeur. La mère de Thelma porte une robe plissée sur des bottes de cuir beige et de longues boucles d’oreilles colorées. Elle détaille à son mari ses ambitions de développement pour Chemins de Campagne, sa boutique de meubles de jardin qu’elle voudrait repositionner sur le très haut de gamme, teck et métal uniquement, pour ne plus courir après le volume. Thierry Gardel sirote son café en hochant la tête et propose son aide pour le business plan. Thelma remplit de Frosties le ramequin de Billie et se sert du thé.
— Tu travailles ce matin, Thelma, ou tu accompagnes maman au magasin ? demande son père.
— Violette vient préparer le DS de maths.
— Ah ! très bien. Elle s’en sort comment, en ce moment ?
Thelma hausse les épaules. Violette s’en sort mal, pas la peine de s’étaler sur le sujet. Ses parents ont divorcé l’an dernier, juste après le déménagement de Lucas en Bretagne. En un trimestre, la vie de Violette n’a plus ressemblé à rien : une famille désintégrée, plus de mec. Le travail scolaire a été rétrogradé assez loin dans ses priorités.
Elle propose de s’occuper du pain pour midi.
— N’achète que deux baguettes, croit bon de préciser sa mère, tu en prends toujours trop, le congélateur déborde. Au fait, un couple passera peut-être en fin de matinée pour repérer les amphores, ne mettez pas de bazar dehors, hein ?

— Ça ne va pas ? interroge Violette, à peine arrivée.
— Mes parents, marmonne Thelma en refermant la porte.
— Y a autre chose.
— Non non.
— Arrête. C’est pas cette histoire de classement, au moins ?
Thelma soupire :
— C’est vraiment chiant.
— Je ne vois pas pourquoi, décrète Violette avec une mauvaise foi qui frise l’œuvre d’art. T’avais l’intention de sortir avec Thomas ?
— Ha ha.
— Un de ses potes ?
— Mais non !
— Donc c’est ce que je dis : on s’en fout.
Thelma apprécie les efforts de Violette pour dédramatiser. Elle aimerait réussir à expliquer que son exclusion de la Liste-des-bonnes-meufs-avec-qui-coucher entérine une victoire et un échec, mais elle ne sait pas comment formuler les choses, comment dire que ce que crie cette liste c’est Ma pauvre fille, n’essaie même pas, c’est perdu d’avance. Leur amitié comporte une étiquette qui proscrit l’usage de certains mots, au premier rang desquels redoublement et anorexie.
— Thelmouille, tu ne vas pas chialer ?
Violette l’enserre dans ses bras et Thelma réussit à ravaler le gros de ses larmes. Elles restent un moment l’une contre l’autre, puis Thelma se dégage.
— Je vais chercher le livre de maths.
— Je peux savoir pourquoi tu te venges sur moi, gémit Violette en cachant mal son soulagement.
Thelma sort une trousse, un cahier de brouillon et le manuel qu’elle ouvre à la page du cours sur le sens de variation des fonctions de référence. Elle accorde à Violette cinq minutes pour se rafraîchir la mémoire sur le Je retiens.
— Tu vas comparer (-1,3)2 et (-5,2)2.
Violette sélectionne un stylo-bille à pointe rose et garde la languette du capuchon entre les dents pour mordiller le plastique. Thelma réfléchit à une consigne plus difficile, avec une fonction inverse, mais pas trop compliquée non plus. D’abord, valider que la base est maîtrisée. Violette note l’intervalle de comparaison et relève la tête :
— Tu sais que le petit trou au bout du bouchon c’est pour que les gens qui l’avalent ne s’étouffent pas ?
Thelma lui lance un regard éloquent. Violette replonge dans la contemplation de l’énoncé.
Tout à coup, Thelma prend conscience que son amie agite le cahier de brouillon devant ses yeux.
— Eh oh, j’ai fini ! Tu pensais à quoi ?
— Je vais coucher avec un mec.
Violette rit.
— Ça te prend comme ça ?
— C’est la seule solution.
— Mais t’es sérieuse, en fait ? C’est pas un peu extrême, comme représailles ?
— C’est toi qui dis ça ?
— Quoi, moi ? Hein, mais ça n’a rien à voir ! Lucas et moi, on était ensemble. Excuse-moi mais c’est bizarre de décréter ça comme ça. Ça ressemble à une question de fierté.
— Ce n’est pas de la fierté.
Devant la moue sceptique de Violette, Thelma tente une approche différente. Est-ce que Violette se rappelle quand la prof de maths a rendu les copies, la semaine dernière, qu’elle lui a tendu son six sans commenter, sans lui demander si elle avait eu un souci, comme si tout était normal ?
Oui, Violette se rappelle, et une insulte tombe à l’endroit des pratiques sexuelles de la mère de la prof. Thelma poursuit :
— C’est autoréalisateur et criminel.
Elle n’est pas certaine de ses adjectifs, mais Violette semble saisir sa pensée.
— Pour moi, c’est pareil, Vio : tant qu’on me regardera comme quelqu’un de malade, je ne m’en sortirai pas.
Jamais elles n’abordent ces thèmes aussi frontalement. Violette a l’air émue aussi.
— Je vais me chercher un verre d’eau, dit Thelma, pour s’éviter un autre épanchement. Tu veux un truc ?
Quand elle revient de la cuisine, un gobelet dans chaque main, le livre de maths a disparu, Violette a les deux paumes à plat sur la table et une expression résolue.
— Ça ne sera pas quelqu’un de la classe. On ne va pas mendier ces dégénérés. Laisse-moi le week-end. Lundi matin, j’aurai un nom.

Extrait
« Certes, il ne connaît pas grand-chose à la pathologie de Thelma. Mais à en juger par la démarche de ses parents, ceux qui s’y connaissent ne parviennent pas à régler le problème. Est-ce qu’on est venu le chercher, oui ou non? Ce ne serait pas la première fois qu’une approche originale réussirait là où échouent les thérapies classiques. Il a lu que la question de la confiance en soi est centrale dans l’anorexie. Quel meilleur traitement que le sport en compétition pour gagner en assurance? En toute humilité, Guillaume est assez sûr de son coup. » p. 140

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ThelmaCaroline Bouffault © Photo DR

Caroline Bouffault a grandi près de Grenoble et vit actuellement à Paris. Thelma est son premier roman. (Source: Éditions Fugue)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois