Les jours de Saveli

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Saveli aurait bien aimé rester dans le ventre douillet de sa mère, d’autant que ses premiers pas de chat ne l’encouragent guère à l’optimisme. Mais fort heureusement, il va être adopté par une famille. Une première étape heureuse dans une vie qui a va être très mouvementée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Toutes les vies de Saveli, chien moscovite

Premier roman de Grigori Sloujitel, quadragénaire russe, Les jours de Saveli racontent à travers ses yeux, le quotidien d’un chat à Moscou. Une perspective qui nous permet d’en apprendre beaucoup sur l’évolution de la société sous Poutine.

Une portée de chatons, nés «dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza», va devoir apprendre à survivre. Sorti de la boîte en carton nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov, Saveli, qui n’est pas le plus beau d’entre eux, est pourtant embarqué par Vitia pour divertir sa famille qui se serre dans un appartement vétuste. Une nouvelle vie qui lui convient plutôt bien, ayant le gîte et le couvert et l’affection des habitants dont il tente de décrypter le fonctionnement. Il pressent alors ce que pourrait être «l’étrange accord entre chat et homme». Une sorte de privilège, «quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire.»
Mais l’idylle est de courte durée, car il faut faire place nette. Et chercher un nouveau refuge. La chance va lui sourire à nouveau puisque Galia l’adopte à son tour. «Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu.» Le problème cette fois, c’est qu’il n’est pas le seul pensionnaire. Un perroquet le rend fou, tant et si bien qu’il met fin à ses jours avant de s’enfuir.
En galère, il croit bien voir sa dernière heure venue lorsqu’il est raflé dans le cadre d’une opération «rue propre». Mais une fois encore, le destin va lui être favorable. On a besoin de chat au Tretiakov, car des rats ont fait leur apparition dans le musée. Avec toute une troupe, il est chargé de les chasser. Une tâche dont il s’acquitte honorablement avant de repartir pour de nouvelles aventures qui le verront successivement battu presque à mort par un vieillard, recueilli par des émigrés kirghizes, retrouver Ludwig, son voisin du dessus, tomber amoureux de Greta, découvrir le «BARACHATS» avant de boucler la boucle en retrouvant l’immeuble en ruines de la ruelle Chelapoutine
C’est avec finesse et subtilité que Grigori Sloujitel dépeint la vie à Moscou. Sans jamais en dénoncer frontalement les travers, il donne à voir les difficultés à se loger, à se nourrir, à se chauffer. On perçoit parfaitement la dichotomie entre les aspirations à davantage de liberté, à un modèle occidental et le poids des conservateurs, la chape de plomb qui au fil des années devient de plus en plus difficilement supportable. La corruption est loin d’avoir disparue, les petits trafics prospèrent, les prébendes ont toujours cours. Et la ville en constante extension s’asphyxie dans les transports, se heurte à des chantiers qui s’ouvrent un peu partout sans que jamais ils prennent fin. Et comme les chats, les habitants se débrouillent. Soit ils profitent du système, soit ils le contournent. En attendant des jours meilleurs.

Les jours de Saveli
Grigori Sloujitel
Éditions des Syrtes
Roman
Traduit du russe par Maud Mabillard
304 p., 22 €
EAN 9782940701339
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé à Moscou.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les Jours de Saveli est un petit traité de survie, écrit de manière très originale de la perspective d’un chat. Ce bijou de roman est un mélange de tendresse, d’humour, de tristesse et de résignation, véritable métaphore de la vie humaine.
Le chat Saveli nait dans une cour d’immeuble délabré́ et ouvre les yeux dès l’instant où il vient au monde. Doté d’une curiosité́ insatiable, Saveli met son museau dans chaque recoin, attentif à tout et attiré par des lieux inconnus.
Du jour où Vitia le prend chez lui, les aventures s’enchainent: il devient notamment colocataire d’un perroquet fou, employé́ officiel de la galerie Tretiakov, protégé́ d’une bande d’émigrés kirghizes, leader d’une commune de chats et pensionnaire d’un bar à chats.
En même temps qu’une pseudo-biographie écrite le sourire en coin, Les Jours de Saveli est une fresque de Moscou d’hier et d’aujourd’hui, élégante, pleine de charme et libre d’esprit, autant que de ses habitants innombrables.
En inventant Saveli, Grigori Sloujitel se place en digne héritier de la littérature classique russe, abordant avec fraicheur ses thématiques récurrentes tout en les adaptant à la Russie d’aujourd’hui.

Les critiques
Babelio

Lecteurs.com

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Blog temps de lecture

Les premières pages du livre
EVGUENI VODOLAZKINE
Les Jours de Grigori
En découvrant dans ma boîte aux lettres un texte intitulé Les Jours de Saveli, j’essayai, comme c’est mon habitude, de deviner de quoi il parlait. Le titre m’envoyait dans deux directions: la veine historique et la veine campagnarde. Si l’on pense aux Jours des Tourbine1 , c’était plus probablement l’historique. Le roman parlait d’un chat. Je parcourus les premiers paragraphes, et déjà je ne pouvais plus m’arrêter. Non pas à cause du chat (j’aime infiniment les chats), mais des qualités du texte. L’auteur évitait tous les pièges des débutants: on entendait la voix tranquille et puissante d’un Maître. Cette voix appartient à Grigori Sloujitel, acteur du Studio d’art théâtral. Quand, par la suite, j’émis l’hypothèse que ce n’était sans doute pas son premier roman, il me répondit que si: le premier. Un cas étonnant du domaine de l’art théâtral. Je ne sais pas comment c’est possible. Cela dit, il ne s’agit pas seulement d’un studio: c’est le théâtre de Jenovatch. On y a une oreille particulière pour la littérature, car la majeure partie des spectacles de Sergueï Jenovatch sont des mises en scène de textes littéraires. Je ne suis pas sûr que demain toute la troupe de ce théâtre entrera dans la littérature russe, mais le fait que l’auteur des Jours de Saveli vient de là est symptomatique. Les acteurs et les écrivains se ressemblent beaucoup: les uns comme les autres jouent des vies. Différemment, mais ils jouent. Les écrivains se mettent dans la peau d’un soldat, d’un coiffeur, d’un président – et pour un temps deviennent l’un, l’autre, le troisième. Dans toute écriture de texte, il faut incarner absolument tous les rôles. Le jeu ne prend fin qu’avec le point final. Pour les acteurs, au contraire, c’est à ce moment qu’il commence. Les écrivains sont des créatures empesées, avec des voix ronflantes et mal placées. Leur gestuelle ne vaut rien. Conscients de cet état de fait, ils ne lisent pas volontiers leurs textes en présence d’acteurs. Par des moyens scéniques d’une grande sobriété (un regard baissé, un sourcil levé), les acteurs font comprendre aux écrivains ce qu’ils pensent de leurs capacités d’interprétation. En même temps, écrire un texte est, parmi les acteurs, une chose peu courante. Les acteurs savent que, dans de tels cas, les écrivains, malgré le peu de moyens à leur disposition, sauront toujours afficher une douce tristesse. Une séparation nette des sphères d’activité respectives est à la base de la symbiose entre écrivains et comédiens. Mais il arrive qu’un comédien talentueux et un écrivain talentueux s’unissent en une seule et même personne. Et dans ce cas, les deux talents commencent à agir l’un sur l’autre, se renforçant et s’entretenant mutuellement. C’est ce qui s’est passé avec Grigori Sloujitel. En tant que spécialiste de la littérature, je m’obstine à essayer d’expliquer la naissance d’un écrivain dans sa pleine maturité créative. Je pourrais supposer que l’énonciation, sur scène, de bons textes, forme une personne au style – peu importe si elle écrit ou non. Mais je pense surtout (pas en tant que spécialiste de la littérature) qu’un vrai don, en fin de compte, n’a pas d’explication. Les chats ne sont pas un thème nouveau en littérature. Je ne vais pas faire la liste de tous ceux qui ont écrit sur ces animaux archaïques et intouchables, même si je les recense mentalement. Je ne vais pas non plus parler du fait que, derrière les chats, on devine chaque fois des gens, et je ne vais même pas mentionner la distanciation selon Chklovski. Je me contenterai de dire que les personnages de Sloujitel – quels qu’ils soient, chats ou hommes – sont vrais. Solitaires et souffrant, riant et aimant. Il faut parler à part de l’amour dans ce roman. Il est – par la force des choses – platonique. La plus haute forme d’amour.
En lisant Les Jours de Saveli, je me prenais à penser que, dans ce roman, l’auteur est devenu un chat à part entière. C’est une occupation inhabituelle, on peut dire exotique, pour un habitant de la capitale, mais ô combien importante pour un écrivain. Par son roman, il a prouvé qu’il pouvait désormais se changer en n’importe qui, pendant que nous, assis au parterre, assistions le souffle coupé à ses transformations. En passant du rire aux larmes. Et en nous réjouissant qu’un tel Saveli soit apparu dans notre littérature. Et aussi un tel Grigori, bien sûr.

1. Les Jours des Tourbine: célèbre pièce de Mikhaïl Boulgakov tirée de son roman historique La Garde blanche, qui évoque Kiev au temps de la guerre civile. Quand Vodolazkine parle d’un « Maître » quelques lignes plus bas, on ne peut s’empêcher de penser au Maître et Marguerite du même Boulgakov. (Sauf indication contraire, toutes les notes sont de la traductrice.)

Te souviendras-tu de nos jours lumineux? Te souviendras-tu comme chaque matin nous regardions le soleil paraître sur la Iaouza, comme nous le suivions sur la Bolchaïa Polianka? Te souviendras-tu de nos promenades à pas tranquilles sur la Baumanskaïa?
Te souviendras-tu comme nous descendions la Basmannaïa, dodelinant nos queues à l’unisson?
Souriras-tu, comme à cette heure où le premier rayon tombait sur la coupole dorée de Nikita-le-Martyre, éblouissant tes yeux d’émeraude?
Et la Pokrovka, la Solianka, la Khokhlovka, dis, t’en souviendras-tu?
Seigneur, où tout cela est-il passé?
Où tout cela est-il?

L’HÔTEL PARTICULIER

Je dois reconnaître que, dès le début, je me singularisai par une capacité rare chez mes congénères: je pus observer une petite parcelle du monde avant même d’y être venu. Plus précisément, ce n’était pas le monde, mais les appartements temporaires que l’on a coutume de nommer entrailles maternelles. Comment les décrire? C’était… c’était comme de se trouver à l’intérieur d’une orange tiède, au battement régulier. Au travers des parois troubles en mica, je pouvais discerner les silhouettes de mes frère et sœurs. Mais je n’étais alors pas certain qu’ils n’étaient pas moi. Parce qu’il n’y avait pas encore de « moi ». Quant à vous dire en quoi consistait ce « même pas-moi », j’en serais incapable.
Quelque part, au loin, s’élevait une rumeur. Cette rumeur me semblait hostile. Parfois, j’essayais même de me boucher les oreilles avec mes pattes. Ou plutôt, de boucher ce qui me tenait lieu d’oreilles avec ce qui me tenait lieu de pattes.

Je dois dire qu’alors mes pattes se distinguaient fort peu de mes oreilles, qui elles-mêmes se distinguaient fort peu de ma queue. D’ailleurs, rien ne se distinguait vraiment de quelque chose, à ce moment. Tout était uni et tiède. Tout était tout. Merveilleuse indifférenciation. Rien ne se connaissait et rien n’avait de nom.
Bien entendu, je ne comprenais pas que je grandissais. Au lieu de cela, je me disais que mon havre était en train de rétrécir. Je passais le temps très agréablement et, si l’on m’avait donné le choix, j’aurais sans doute préféré rester là-bas. Cela étant dit, j’eus souvent l’impression, après ma naissance, que je n’avais jamais quitté mon enveloppe originelle. Dans tous les cas, Il avait eu besoin, on ne sait trop pourquoi, que ce sol fût foulé par quatre pattes supplémentaires, que ce monde fût observé par une paire d’yeux supplémentaire (lesquels s’étaient ouverts, comme on l’a déjà dit, avant le terme établi), et que, pour la trillion-et-unième fois, l’écheveau certes réduit, mais combien efficace, d’un cerveau félin, s’efforçât d’ordonner tout cela en pensées.
Mais il semble que j’anticipe un peu 1 . Permettez-moi de décrire les circonstances qui entourèrent les premières semaines, l’aube de ma vie.
Ainsi donc, ma douce mère donna naissance à moi-même, mon frère et mes deux sœurs en juin. L’accouchement fut facile et rapide: ayant senti que « ça venait », elle se glissa sous une Zaporojets couverte d’une bâche et se mit à attendre. La Zaporojets n’avait pas bougé de cet emplacement depuis de longues années, l’asphalte s’était un peu affaissé sous ses roues, la bâche était élimée par endroits. La voiture n’avait plus ni volant, ni sièges, ni phares, ni cendrier, ni manivelles pour lever ou abaisser les vitres, ni aucun autre organe interne. Elle restait là, toute rongée et rognée, comme le cadavre d’une bête sauvage au fond d’un bois. Où était son propriétaire, à présent? Telles étaient les pensées de ma douce mère tandis qu’elle attendait le début des couches. Une petite pluie gouttait doucement, et, avant qu’elle eût cessé, nous étions nés.
Le monde ne tressaillit pas à mon apparition, les cloches de la voûte céleste ne sonnèrent pas. D’ailleurs, à propos de voûte céleste. Cet été-là, les tourbières étaient en feu autour de Moscou, et le ciel était caché sous un smog jaune. Mais je ne connaissais pas d’autre ciel, et celui-ci me semblait magnifique. À travers la brume, j’aperçus les traits du museau de maman.
Ma douce mère portait le beau nom de Gloria. Elle était toute jeune. Elle avait une fourrure rase et lisse, gris foncé. Dans chacun de ses yeux bleus, il y avait une tache qui s’agrandissait et noircissait dans les instants de colère ou de danger. Au-dessus de son sourcil droit courait une ligne blanche oblique qui donnait à tout son être une expression tragique. Ses moustaches étaient longues, bien lustrées: maman prenait toujours soin de sa personne, même dans les moments les plus difficiles. Elle nous renifla et nous lécha consciencieusement. Puis elle enleva le liquide de l’accouchement et nous déposa l’un après l’autre dans un vieux carton à bananes préparé à cet effet. Nous ressemblions à des bonbons Montpensier multicolores et un peu collants, poussions de petits miaulements et nous exposions voluptueusement au soleil. Ô, mon carton ! Mon berceau capitonné de coton de peuplier, qui sentait les bananes Chiquita un peu pourries. Lieu de mes rêves d’enfant, de mes espoirs fervents, de mes peurs, et cætera, et cætera. Profitant de l’avantage de la vue, je pris les devants sur les autres chatons: je choisis ma mamelle préférée (la gauche de la deuxième rangée) et m’y collai immédiatement. Ma mère m’écarta doucement avec sa patte arrière, et me demanda:

— Est-ce bien vrai, tu me vois, mon fils? Tu me vois?
— Oui, maman ! Je ne mentirais pas, je te vois très bien. Je dirais même, parfaitement ! répondis-je, avant de me remettre à téter plus goulûment encore.
Ma douce mère devint pensive.
— Ça n’arrive jamais chez les chats. J’avalai encore un peu de lait, essuyai mes lèvres contre le duvet de ma mère, et répliquai:
— Oui, maman, tu as tout à fait raison ! Ça n’arrive jamais chez les chats ! Je crois que la nature a fait en sorte que cette exception toute particulière ne serve qu’à confirmer la règle commune à tous les chats !
— En es-tu sûr, mon fils?
— Non, maman, absolument pas. Repu, je me couchai sur le flanc et me mis à méditer. Il ne convenait point qu’un chat, même âgé de quelques heures à peine, n’eût pas de nom.
— Maman, quel est mon nom?
Elle réfléchit et dit que je m’appelais Saveli. Pourquoi m’a-t-elle appelé ainsi? Je l’ignore. Sans doute en l’honneur de Savvouchka 2, son fromage blanc préféré à trois pour cent de matière grasse, dont elle s’était nourrie tout au long de sa grossesse. Ce fromage blanc, la caissière Zina le déposait derrière le magasin ABK, et maman disait qu’il nous avait permis de ne pas mourir de faim. En témoignage de reconnaissance envers notre bienfaitrice, elle donna à l’une de mes sœurs le nom de Zina, et à l’autre celui d’ABK. Mon frère, lui, n’eut pas le temps de recevoir un nom, parce que… Bref, il n’eut même pas le temps de comprendre qu’il était né. Et sans doute que, de son point de vue (s’il en avait un), c’était pour le mieux. Parce que quand vous êtes encore si près d’une extrémité du néant, son autre extrémité n’est pas si effrayante. En effet, la peur n’étant que le pressentiment d’une perte, celui qui ne possède rien n’a par conséquent rien à craindre. Je pense que maman comprenait cela, et c’est pourquoi la mort de son fils n’a pas été une tragédie pour elle. Elle s’adressa à l’équipe funéraire des taupes, qui mirent mon frère en terre dans le jardin sous le grand peuplier. Brève est l’existence féline. Le destin nous caresse toujours à rebrousse-poil.

Ma vie commença dans le vieux quartier marchand de la Taganka, au fond de la ruelle Chelapoutine, sur la rive haute de la Iaouza. Notre boîte en carton était nichée devant le vieil hôtel particulier des Morozov. Oui, mon célèbre homonyme – Savva Morozov, négociant, homme de théâtre et suicidé – était issu de cette dynastie. À son entrée dans le nouveau millénaire, le bâtiment du XIXe siècle était considérablement délabré et déguenillé. Un filet d’échafaudage en loques pendait sur sa façade, ses fenêtres étaient noires de suie, conséquence de nombreux incendies. Un couple de corbeaux freux avait élu domicile dans le grenier. Deux cupidons potelés soutenaient avec soin, de chaque côté, la fenêtre ronde du fronton, et, quand les freux sortaient leur bec à l’extérieur, on croyait voir un médaillon de famille. Sur les bas-reliefs existants encore çà et là, une volée de nymphes s’ébattait en sautillant. Deux satyres débridés les poursuivaient sans jamais les rattraper. L’un des satyres était depuis longtemps sans tête et sans syrinx, et l’une des nymphes avait égaré un pied et un genou dans sa course. Le motif folâtre et badin de ce bas-relief contrastait quelque peu avec la fonction du bâtiment: du temps des Morozov, un hospice pour toutes les classes de la société, et, à l’époque soviétique, la maternité Clara-Zetkin. L’hôtel particulier était entouré d’une enceinte ventrue, en fonte ; des chênes tendaient leurs branches à travers les barreaux, comme des prisonniers affamés devant une écuelle de brouet.
L’hôtel particulier conservait de nombreuses histoires. Par exemple, les taupes racontaient que, dans les années 1980, le bâtiment abandonné recevait régulièrement la visite d’un jeune étudiant de l’école d’art Sourikov, un certain Belakvine (l’école était située tout près, ruelle Tovarichtch). L’étudiant posait ses ustensiles liés à son métier – trépied, chevalet, palette – et, pendant une demi-journée, transposait ses impressions des ruines pittoresques sur la toile. Il aurait été difficile de dire à quel point sa carrière de dessinateur avait été réussie, mais, à la fin des années 2000, déjà âgé, épaissi, pourvu d’une barbe hirsute, il avait décidé d’élire domicile dans les vestiges de la maternité. Quelque chose l’attirait là. Irrésistiblement. Quoi donc? Avec les années, j’ai compris: tôt ou tard, nous nous mettons à ressembler à ce que nous aimons.
Ainsi, le jeune artiste fasciné par le dépérissement avait décidé de changer sa propre vie en ruines. Les taupes ajoutaient qu’il avait trouvé son dernier repos quelque part en ces murs. Cela dit, personne n’avait vu sa dépouille mortelle, raison pour laquelle les taupes n’avaient pu l’enterrer.
Donc, la boîte à secrets était ouverte. Et c’était l’époque heureuse des premières collectes. Petits cailloux, herbes fines, allumettes, éclats de soleil et de notes, de rêves et de demi-sommeil, poussière, coton de peuplier, ombres et lumières. Tout cela était soigneusement rassemblé, amassé, sédimentait dans le fond limoneux de ma conscience pour me monnayer, me distinguer, me consolider. Mon trésor futile, ma richesse illusoire. Et que m’importait si, avec le temps, il ne resterait de mes espoirs que des feux à demi éteints sur les collines. Tout cela viendrait plus tard, plus tard.
Dans l’intervalle… Oui, dans l’intervalle le monde m’accueillait avec bienveillance, et, comme pour le confirmer, les laveuses de vitres saluaient ma présence en faisant de larges gestes avec leurs bras. Une phrase musicale nous parvenait du balcon de la fenêtre d’en face. Plus précisément, l’allegro du concerto L’Amoroso d’Antonio Vivaldi. L’occupant du quatrième étage, Denis Alexeïevitch, veuf et misanthrope, écoutait ce concerto du matin au soir. Il me semble qu’il n’avait pas une très haute opinion du monde dans lequel il avait fait son apparition soixante-quatre ans plus tôt. Oui, il ne donnait pas la moindre chance à notre Terre. Mais il aimait la musique. Il avait installé un vieux tourne-disque Vega-117 sur le balcon et orienté les haut-parleurs vers la rue. La musique retentissait dans tout le quartier ; Denis Alexeïevitch se disait avec raison qu’elle anoblissait au moins un peu les âmes irrécupérables des Chelapoutiniens. Elle fut, sans nul doute, l’hymne de ma prime enfance ! Mais que dis-je? Écoutez plutôt vous-mêmes. Un tout petit peu, le commencement.

Admirable, n’est-ce pas? Comme j’aimais cette musique ! J’ai construit ma vie selon les proportions de L’Amoroso. Pendant mes repas, j’appuyais l’une après l’autre mes pattes, droite puis gauche, contre la poitrine de maman sur un rythme allegro: le lait entrait dans mon gosier tantôt en un legato lent et traînant, tantôt en brèves portions staccato. À heures déterminées, je tournais sur moi-même en poursuivant ma queue au rythme du concerto. Je sautais au-dessus des fissures dans l’asphalte, essayant de retomber sur les temps forts ! Quand j’eus un peu grandi, j’appris à m’approcher tout seul de la fenêtre de Denis Alexeïevitch pour mieux entendre la musique, et j’avais l’impression que même les pigeons s’étaient posés sur les fils électriques dans l’ordre des notes de mon opus préféré.

Ma douce mère désapprouvait cette tendance à m’éloigner. Certes, les transports publics contournaient respectueusement notre ruelle, et les voitures y passaient rarement, mais leur apparition soudaine n’en était que plus dangereuse. Ma douce mère courait vers moi, m’attrapait par la peau du cou et me ramenait dans la boîte en carton. Pendant qu’elle me portait, je tanguais, suspendu en l’air: ciel bleu – sol herbeux, ciel bleu – sol herbeux. Une roulade, et j’atterrissais dans la boîte.
J’appris bientôt à transformer cette punition en jeu. Me retrouvant une fois de plus dans le carton, je fermai bien les battants du haut, fis de nombreuses ouvertures dans les parois et me mis à observer le monde extérieur. Les rayons du soleil transperçaient de quatre côtés mon refuge obscur. Je prenais un plaisir inexprimable à tout à la fois être et ne pas être. Un petit air frais à l’odeur de banane montait des coins. Je mettais mon museau sous les rayons chauds et j’éternuais. Par les trous, je voyais mes petites sœurs flâner paisiblement sur la pelouse ; des adolescents mettre le feu aux sillons formés par le coton blanc des peupliers le long des trottoirs. Le monde actif me réjouissait, m’apaisait, et promettait de m’accepter selon les conditions que je poserais moi-même. Je me disais: Cette joie de vivre n’est-elle pas une sorte d’avant-goût, une promesse de récompense ultérieure? Ou de châtiment ultérieur? Les deux, au fond, reviennent au même, quand ce qui est en jeu, c’est la question: Y aura-t-il quelque chose, y aura-t-il ce grand après 3*? Quant à savoir de quoi il sera fait, quelle importance?
— Savva ! Les chats sont des créatures faibles et sans défense, me disait ma mère. Nos griffes et nos crocs nous donnent un avantage seulement sur les créatures plus faibles que nous. Face aux véhicules mécanisés, nous ne sommes rien. Ne défie pas le destin. Tu n’as absolument pas neuf vies ! Ne compte pas combien tu en as déjà dépensé. Savva, sois audacieux, mais prudent et judicieux !
— Ma chère mère ! Je voudrais ajouter à cela que non seulement on n’a qu’une vie, mais que même, telle qu’elle est, elle s’amoindrit de jour en jour, comme l’eau baisse dans un baquet troué. Car nous ne commençons pas notre vie chaque jour. Nous continuons à résonner, obéissant au doigt qui appuie sur une touche de piano. Puis, lentement, le son que nous rendons s’éteint. Combien de temps durera mon point d’orgue? Combien de temps?
J’adressais cette question au vide, car ma douce mère s’était éloignée, et personne ne m’écoutait plus…

Ah, ces points de suspension ! Époque bénie, celle des écrivains du temps jadis, qui parsemaient de ces points les pages de leurs récits, tandis que le lecteur se demandait, perplexe, si c’était une erreur des imprimeurs, la censure, ou si l’auteur avait tout simplement oublié ce qu’il voulait dire. …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………… …………………………………………………………… …………………………………………………………… ……………………………………………………………
Et la nuit venue, épuisé par mes activités physiques et mes exercices mentaux, me serrant dans mon berceau contre le ventre de ma mère, mordillant la queue de ma sœur, je me disais: Quel bonheur d’avoir une famille, même monoparentale !
(La question de la paternité, chez nous, comme dans la plupart des familles chat, n’était bien sûr jamais évoquée.) Avoir une maman et deux petites sœurs étourdies, mais adorables. Avoir un toit, même s’il fuit. Des murs, même s’ils sont en carton – des murs à nous ! Des murs qui sentent la banane Chiquita un peu pourrie. Une simple écuelle de fromage blanc. Une jatte d’eau fraîche. Combien ont eu moins de chance que nous ! Et alors, je pensais à ceux qui protégeaient nos vies fragiles. Ceux qui nous sustentaient s’occupaient de nous. Car, pareil à l’étoile morte depuis longtemps, mais dont la lumière nous parvient encore, l’hôtel particulier à l’abandon continuait de remplir ses fonctions de maternité/hospice. Ainsi, nous, qui étions nés justement ici, recevions les soins d’un effectif réduit mais dévoué de collaborateurs.
Par exemple, le balayeur Abdoulloh, citoyen de la République du Tadjikistan, natif du village de Partchassoï, où il avait à sa charge une famille de dix individus, dont huit étaient ses enfants, un était son épouse et un, sa grand-mère. La municipalité lui avait attribué le territoire de l’hôtel particulier. Chaque matin, Abdoulloh, rasé de près, commençait sa journée de travail en s’asseyant sur la marche à l’arrière de l’édifice, et jouait aux dés avec lui-même. Parfois, il balayait. À coups réguliers, il enlevait des sentiers le coton de peuplier, les feuilles, les coléoptères morts, ainsi que ces inflorescences que l’on nomme chatons, tombées des arbres, et de petits déchets d’origine inconnue. Tout cela s’élevait dans les airs et volait, volait.
Bientôt, Abdoulloh remarqua notre carton. Il jeta un œil à l’intérieur et dit: « Aïe, quels chatons petits et fort jolis ! » Puis il passa à ABK, en sortit avec une bouteille d’eau et un gros paquet de nourriture pour chat. Il répandit la gelée sur un journal. Je me mis immédiatement à manger, tout en m’informant de la situation politique du pays et des prix mondiaux des hydrocarbures. Puis je me couchai dans les buissons pour me reposer. Le balayeur gratta mon ventre du doigt, tandis que, grâce à ce que l’on appelle la vision périphérique, je captais la moindre ondulation du réséda, de l’aubépine, du cerisier aux fruits presque mûrs 4 , du noisetier.
Notre jardin était étonnamment large d’esprit, tolérant la flore la plus diverse: le fusain compagnonnait avec la reine-des-prés, la balsamine ne faisait aucun mal au rosier des chiens, et, croyez-le ou non, les amélanchiers partageaient paisiblement le sol avec le pied-de-chat. Les orties poussaient en un anneau touffu autour du jardin. Abdoulloh répartissait sans se presser les feuilles défraîchies en petits tas. Quand une ombre de barbe apparaissait sur ses joues, cela signifiait que sa journée de travail touchait à sa fin. Il rangeait ses dés dans un sac de velours et il s’éloignait, son balai jeté pittoresquement sur l’épaule. De sa main libre, il battait sur un tambour invisible la mesure d’une mélodie que lui seul entendait. Abdoulloh nous nourrissait scrupuleusement tous les matins à huit heures.
Mais il n’était pas le seul à aider notre famille dans la mesure de ses moyens. Vers midi, entendant un appel, nous abandonnions nos jeux. Nous nous rassemblions autour de maman et la suivions de l’autre côté de la rue, à l’angle du 45, bâtiment 2. Nous voyions arriver Mitia Pliasskine, ami des chats et colleur d’affiches publicitaires par la grâce de Dieu. Ses grands pieds se déplaçaient dans des baskets à trois bandes velcro. Sa tête prématurément dégarnie était coiffée d’une casquette en tissu avec une visière en plastique levée vers le haut ; son nez, invariablement chaussé de grosses lunettes démodées aux branches incurvées. Il portait un pantalon gris à pattes d’éléphant, un gilet en tricot sur une chemise toujours jaune.
Une sangle, passée à son épaule, se terminait par une vieille sacoche en cuir qui pendait à son flanc. Les mains de Mitia étaient toujours jointes sur sa poitrine, comme pour prier ; ses doigts se touchaient comme s’il réfléchissait à un plan machiavélique – la bouche entrouverte, ses yeux exprimant une légère surprise.
Mitia collait des annonces de location et de vente sur les poteaux et les murs. La façon dont il les collait mérite d’être racontée. D’abord, il mesurait longuement du regard la future zone de travail: il inclinait la tête d’un côté, puis de l’autre, faisait un cadre avec ses doigts. Puis il passait à la phase pratique. Il grattait consciencieusement la surface avec sa spatule, la nettoyant de tous les débris d’anciennes publicités, puis alors seulement y mettait la colle, en X et, avec précaution, s’aidant d’un rouleau, il collait la feuille. Pas la moindre bulle, le moindre pli. Et pour finir: avec ses ciseaux, en suivant scrupuleusement les lignes pointillées, il incisait le bas des annonces. Longtemps après, les annonces effrangées de numéros de téléphone continuaient à onduler au vent. Elles ondulaient jusqu’au moment où elles se transformaient en ces débris que Mitia nettoyait avec soin pour coller de nouvelles annonces. Mais, allez savoir pourquoi, les appartements de notre quartier n’avaient pas beaucoup de succès, et le travail de Mitia était, dans une certaine mesure, dénué de sens.
« Chatons ! Mes petits chatons ! », s’exclamait joyeusement Mitia, tapant ses poignets l’un contre l’autre. Il soulevait successivement tous les membres de la famille, y compris ma douce mère, nous embrassait par trois fois sur nos moustaches et nous caressait le front. Puis il pressait sa paume contre sa joue d’un air compatissant et disait: « Mais vous avez faim ! » Nous confirmions bruyamment l’assertion de Mitia. Alors, avec de grands gestes des bras, il se précipitait à l’ABK. La porte vitrée du magasin n’avait pas fini de se balancer qu’il ressortait déjà en courant, apportant un fromage blanc Savvouchka à trois pour cent de matière grasse et un paquet de gelée pour chat.
Et, bien sûr, je dois encore une fois mentionner la caissière Zina. Outre les vivres qu’elle assura à ma douce mère au temps de sa grossesse et dans les premiers mois, les plus ardus, de notre jeune vie, c’est elle qui nous avait procuré la boîte en carton des bananes Chiquita. À titre gracieux. Elle était allée dans la réserve, en avait rapporté la boîte vide. Et cela, en dépit de grandes difficultés dans le secteur immobilier à Moscou. Si vous saviez comme c’est difficile.
C’étaient donc eux, nos trois bienfaiteurs principaux !
Nos déjeuners (tout comme nos petits déjeuners, nos quatre-heures et nos dîners) se déroulaient dans le cercle familial restreint. À table, nous échangions nos impressions de la journée, discutions de nos projets pour le soir, pour le lendemain matin: où nous promener, où assister au coucher du soleil. Mais, quelle que fût notre décision les autres jours de la semaine, le dimanche, nous allions dans le quartier de l’écluse Syromiatnitcheski, où vivait la sœur de notre douce mère, notre tante Madeleine. La veille, je m’appliquais à me coucher de bonne heure, pour que le matin tant désiré arrivât plus vite. À peine maman m’avait-elle léché le front que je m’endormais immédiatement, plein d’une langueur mystérieuse et d’attente de la promenade du lendemain. J’aimais beaucoup la tante Madeleine. Et je dois avouer que, plus encore que ma tante, j’aimais le trajet que nous empruntions pour aller chez elle.
Tôt, alors que la brume recouvrait encore le sol derrière l’hôtel particulier, alors que le bruit sourd des cloches de Saint-Martin-le-Confesseur vibrait encore dans l’air, nous sortions déjà de la maison. Après avoir poursuivi notre queue en tournant d’un côté, puis de l’autre, nous avions abandonné nos exercices physiques pour prendre notre petit déjeuner. Puis nous nous étions assis silencieusement une minute, avant de nous mettre en route 5 .
En tête de détachement allait maman, d’un pas énergique, derrière elle clopinait ABK, encore tout ensommeillée, suivie de près par Zina, et je fermais la procession. La route jusqu’à l’écluse, avec des arrêts pour se reposer, prenait environ une heure. Le chemin le plus court passait par la pente juste derrière l’hôtel particulier, mais maman, estimant fort à propos que ses enfants pouvaient glisser sur les feuilles mortes et culbuter jusqu’à la chaussée, préférait faire un détour.
Nous arrivâmes devant le sous-sol qui abritait l’atelier de réparation Chez tonton Kolia. L’enseigne représentait une pomme dans laquelle on avait mordu, et une main qui recousait le morceau manquant sur la pomme. Au-dessus de la pomme, un ruban aux boucles artistiques se terminait aux deux extrémités par une pointe bifide. Sur le ruban, on lisait cette affirmation: Vous avez cassé, nous saurons réparer ! Malheureusement, l’atelier ne réparait pas grand-chose. À croire que les Chelapoutiniens étaient particulièrement soigneux, ou qu’ils préféraient se voir pour discuter – le fait est qu’ils n’apportaient presque jamais de téléphones en panne. L’atelier périclitait: à travers la grille en éventail, nous pouvions voir tonton Kolia faire des patiences à l’ordinateur du matin au soir. Un calendrier défraîchi représentant saint Nicolas le Thaumaturge pendait au mur. Quels miracles tonton Kolia 1 attendait-il de son saint homonyme? Sans doute que les gadgets des gens du quartier se cassassent aussi souvent que possible, que les écrans se fendissent, que les cordons s’usassent et que les accumulateurs s’épuisassent.
Sur la Nikoloïamskaïa, les paroissiens allaient au service divin dans les églises respectives de saint Alexis, de saint Serge de Radonège et de Martin le Confesseur. Les habitants du quartier se distinguaient par leur piété, raison pour laquelle, sur un petit territoire d’un kilomètre carré, on avait mis à leur disposition pas moins de trois églises pour leurs besoins spirituels.
Les premières décharges d’électricité couraient déjà dans les caténaires du trolleybus ; le crâne chauve du mendiant unijambiste Gocha brillait joyeusement au soleil, tandis qu’il clopinait sur ses béquilles vers le parvis de Saint-Serge-de-Radonège, peut-être pour prier Dieu de lui rendre sa jambe gauche, ou au moins de lui conserver la droite. Accompagnée de son neveu, Glafira Egorovna avançait dignement dans son fauteuil roulant, dirigée sans hâte vers le lieu de son sermon hebdomadaire. En dépit de la saison estivale, sa tête était emmitouflée dans un châle de laine tissée, et ses pieds étaient chaussés de bottes en feutre du modèle « adieu, jeunesse ». Les mains paisiblement croisées sur le ventre, la tête penchée, elle semblait dormir. En réalité, elle répétait mentalement les thèses du discours qu’elle était sur le point de tenir. Tous les dimanches matin, son neveu la conduisait devant Saint-Martin-le-Confesseur et la laissait à la jonction des rues Soljenitsyne et Stanislavski, juste en face de l’église. Là, Glafira Egorovna passait quelques heures à faire partager aux passants ses considérations sur la faiblesse d’âme et le manque de caractère d’Adam qui avait cédé aux caprices d’Ève ; analysait la situation de Jonas, qui avait dû passer trois jours et trois nuits dans le ventre de la baleine ; elle se languissait avec lui et se réjouissait de son sauvetage inespéré ; encourageait le repentir du fils prodigue, condamnait d’une voix forte la trahison de Pierre, et cætera, et cætera.
Pendant ce temps, nous avions dépassé la vieille tour des pompiers dont le sommet était couronné d’une multitude de ballons colorés. Il faut expliquer comment ils s’étaient retrouvés là. C’est que, en ces temps de récession mondiale, des banques, magasins ou salons de beauté apparaissaient soudainement dans le quartier, pour disparaître tout aussi vite. Par exemple, un magasin était remplacé par une nouvelle pharmacie. Il va sans dire que la cérémonie d’ouverture ne se concevait pas sans un lâcher de ballons. Sous les applaudissements et les sifflements des Chelapoutiniens, une grappe de ballons, mettons, blanche et bleue, s’élevait dans les airs. Mais le vent la rabattait immédiatement vers la tour des pompiers: les ballons s’accrochaient à son sommet, s’y emmêlaient, et y restaient. Quelques mois plus tard, un salon de tatouage ouvrait à la place de la pharmacie ruinée. Les ballons, rouges et noirs cette fois, rejoignaient le sommet de la tour. Puis des jaunes et verts, des violets, et cætera, tant et si bien que la tour des pompiers, de loin, ressemblait à la chevelure multicolore d’un clown. Oui, le temps, en ces lieux, était plutôt venteux, et la situation économique du pays, peu stable. Nous atteignîmes la maison des marchands Vichniakov. Depuis peu, on y avait ouvert un local d’aide aux sans-abri, qui se massaient désormais devant l’entrée, attendant la distribution de nourriture. Nous en profitions souvent. Si les chiens du quartier n’avaient pas eu le temps de tout dévorer, nous pouvions (comme cette fois-ci) joyeusement faire main basse sur un tendron de mouton ou des restes de brouet de carotte et de chou. Cette collation nous tenait lieu, pour ainsi dire, de deuxième petit déjeuner.
Sur la place Andronik, les voitures qui nous croisaient nous adressèrent des saluts respectueux, klaxonnant et s’arrêtant dans un hurlement de freins, leurs pneus dessinant d’élégantes ondulations. Ayant reçu de maman nos premières leçons d’étiquette, nous nous inclinâmes à notre tour et sourîmes avec courtoisie. Le tramway n° 20 nous enthousiasmait tout particulièrement. Notre douce mère était partie un peu en avant, et nous nous attardâmes sur les rails, conquis par le charme désuet de l’engin. Lent et brinquebalant, avec un trapèze absurde sur son toit, il arrosa la chaussée d’étincelles, puis s’immobilisa dans un grincement de ferraille, ses grilles-moustaches nous surplombant. Il reprenait lourdement son souffle. Il se laissa admirer, puis vrombit de toutes ses forces, faisant violemment hurler sa sonnerie. Nous poussâmes des cris perçants et courûmes vers maman. Et, bien sûr, fûmes accueillis par des réprimandes et des coups de patte.
L’hôtel particulier des Morozov avait depuis longtemps disparu de notre vue. La boîte à bananes désertée était derrière nous. Je ne m’étais encore jamais aventuré aussi loin de la maison. À droite s’élevait le monastère Saint-Andronik, en bas coulait la Iaouza, tandis qu’à gauche, émergeant de la brume matinale, l’ensemble discordant des gratte-ciel de Moscow City dominait la ville. En métal réfractaire et résistantes au feu, les tours en écailles de serpent étincelaient, s’enroulaient en spirale d’ADN ou montaient vers le ciel tels des tubes gigantesques. Elles avaient quelque chose de monstrueux. De monstrueux, d’angoissant et d’effrayant. Quelque chose qui suscitait l’effroi, mais dont on ne pouvait détourner le regard, comme devant un ouragan.
Un gentleman se tenait devant le parapet de la berge. Il était vêtu d’un imperméable, d’un chapeau, une canne pendait à son poignet. Il jetait des miettes de pain dans la rivière, et les canards, en se disputant bruyamment et en se poussant, les attrapaient. Le gentleman nourrissait les oiseaux en récitant des vers d’une voix nasillarde. Semble-t-il, « Et longtemps je resterai cher à mon peuple 7 … ». Un train de banlieue passa avec fracas sur le pont. On apercevait les silhouettes sombres de gens se rendant à leur datcha, de travailleurs immigrés, de policiers, de retraités et de simples habitants des villes-satellites, tourmentés par la gueule de bois et l’odeur insupportable des tourbières en feu. Les passagers avaient le regard fixé sur leur téléphone, jouaient aux serpents, à Tetris, au mini-poker, se souvenaient des quantités d’alcool ingurgitées la veille, souriaient en se répétant des blagues du show télévisé d’Ivan Ourgant, calculaient pour estimer si leurs maigres économies leur permettraient de partir en vacances avec leur famille à l’automne.
Coincé sur une banquette entre sa mère et sa grand-mère, Vitioucha Passetchnik regardait tristement par la fenêtre, rêvant à Ioulia, sa camarade de classe dont il était amoureux. Vitioucha allait plus tard jouer un rôle dans mon destin. Le train s’élança hors de Moscou, poursuivi par des aboiements de calibres variés. »

1. De manière générale, ce récit pèche aussi bien par de fréquents bonds en avant que par, à l’inverse, des retours en arrière intempestifs, larmoyants et nostalgiques, au détriment de l’intrigue et du bon sens. (N.d.A.)
2. Savva, Savvouchka sont les diminutifs de Saveli.
3. Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte
4. Oui, chez nous les cerisiers avaient quelques mois d’avance sur ceux des autres quartiers de Moscou. (N.d.A.)
5. Coutume russe consistant à s’asseoir avant un voyage.
6. Kolia est le diminutif de Nikolaï (Nicolas).
7. Célèbres vers de Pouchkine (« Je me suis érigé un monument »)

Extraits
« Bien que Mitia Pliasskine, Abdoulloh et la vendeuse Zina m’eussent souvent pris dans leurs bras, ce n’est qu’à ce moment, en sentant sur moi cette menotte d’enfant, que je ressentis, ou plutôt, pressentis, ce que pourrait être, dans mon avenir, l’étrange accord entre chat et homme. Quand on cesse de s’appartenir; quand on soumet sa volonté à cet être bizarre. Quand le besoin d’affection de l’homme rencontre l’instinct de survie du chat. Quand, finalement, le chat se résout à lui faire confiance, et que l’homme, comme je l’ai entendu dire, le pare de capacités mystiques, d’une aptitude à guérir, à voir les mauvais esprits dans la maison. Quand le maître tire plaisir des soins qu’il prodigue, donnant à boire et à manger au chat, et que le chat, infiniment reconnaissant, désireux de montrer son dévouement, s’applique de toutes ses forces à ne rien faire. » p. 38

« Quand je me réveillai, j’étais déjà à la maison, à Chelapoutine. On m’avait mis une drôle de collerette et j’avais affreusement mal aux testicules. Je passai deux jours dans un état second. Au troisième jour, je pus me promener dans l’appartement sans assistance. Au cinquième, on m’enleva le stupide jabot, et je compris ce qui s’était passé. J’avais l’impression d’avoir maigri de cinq kilos, même si, à la dernière pesée, mon poids n’était que de 3,4 kg. Il me semblait m’être déchargé d’un pesant fardeau, aussi lourd qu’une boule de démolition en fonte. Puis mon sentiment de soulagement fit place à la panique. Quoi, c’était fini? Jamais? Avec personne? Pas le moindre chaton ne serait conçu derrière les fagots? L’instinct paternel, qu’entre nous soit dit je n’avais jamais soupçonné en moi, poussa un dernier cri plaintif avant de disparaître. Ô mes testicules! Mes petits œufs de velours! Mes donateurs laineux! Mon capital inutilisé, hélas, était perdu à jamais. » p. 84

« Ma nouvelle maîtresse me donna à boire, à manger, et me nomma Kay. Elle louait un appartement dans un grand immeuble de la Bolchaïa Polianka et s’appelait Galia. La jeunesse s’éteignait lentement dans ses fenêtres avec des scintillements d’adieu. » p. 91

À propos de l’auteur

Grigori Sloujitel © Photo DR

Grigori Sloujitel est né en 1983 à Moscou. Il est diplômé de l’École internationale de cinéma de Moscou et de la filière «mise en scène» de l’Académie russe des arts du théâtre (GITIS). Il travaille comme comédien au Studio d’art théâtral (STI) de Moscou, il a joué dans de nombreux films et pièces de théâtre. Il chante également au sein du groupe O’Casey. Les Jours de Saveli, paru en 2018, est son premier roman. En 2019, il a remporté les prix littéraires Iasnaïa Poliana dans la catégorie «Choix des lecteurs» et Bolchaïa Kniga. (Source: Éditions des Syrtes)



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