INTERVIEW – Mayana Itoïz: « J’avais cette BD en tête depuis vingt ans »

Dessinatrice de la délicieuse série pour enfants « Le Loup en slip » (avec Wilfrid Lupano et Paul Cauuet, les auteurs des « Vieux Fourneaux »), Mayana Itoïz change totalement de registre avec le roman graphique « Léo en petits morceaux », qui vient de paraître chez Dargaud et qui marque ses début très réussis dans le monde de la bande dessinée. Ce récit d’une grande force, basé sur une histoire vraie, raconte l’histoire d’amour secrète vécue par sa grand-mère Léo avec un jeune soldat allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Il y a quelques jours, Mayana Itoïz était au BD Comic Strip Festival à Bruxelles pour défendre ce roman graphique intense, dont la plus grande qualité est de nous amener à changer de regard sur le bien et le mal durant la guerre, en laissant de côté nos réflexes manichéens.

Vous aviez besoin de vous évader par rapport au « Loup en slip »?

Non, pas du tout! Je vous rassure, je n’en ai pas du tout marre du « Loup en slip ». C’est un personnage que j’adore et qui va continuer à vivre sa vie. En réalité, l’idée de « Léo en petits morceaux » date d’avant la création du « Loup en slip ». C’est une histoire que j’avais en tête depuis pratiquement vingt ans. Mais elle a mis beaucoup de temps à se concrétiser parce que pendant très longtemps, je n’ai pas su comment la raconter.

Pourquoi ça?

Tout simplement parce que c’est une histoire personnelle, et qu’elle s’est avérée difficile à écrire. Je voulais raconter l’histoire de ma grand-mère, mais en même temps je voulais que ça reste intéressant pour tous les lecteurs. Je voulais que ça se passe au Pays basque, mais sans pour autant que ça s’adresse uniquement aux habitants de cette région. Je voulais que cette histoire parle à un maximum de gens de partout. Le problème, c’est qu’à la base, je ne suis pas scénariste. Bien sûr, j’ai écrit quelques albums jeunesse, mais ce n’est pas le même type d’écriture. Si j’ai finalement fini par y arriver, c’est parce que je voulais vraiment raconter cette histoire. Je n’aurais pas pu faire une autre première BD.

Si je comprends bien, c’était indispensable pour vous de raconter cette histoire?

Oui, absolument. Mais franchement, j’ai failli abandonner plusieurs fois, soit parce que je ne me sentais pas légitime soit parce que je ne trouvais pas le bon ton. Pendant longtemps, je ne savais pas comment intégrer les photos dans le récit, par exemple. Voilà pourquoi ce projet m’a pris tant de temps.

INTERVIEW – Mayana Itoïz: « J’avais cette BD en tête depuis vingt ans »

Justement, ces photos déchirées qui parsèment le récit sur du papier calque constituent l’une des forces de votre livre. Comment cette idée très originale vous est-elle venue?

Je ne m’en souviens pas exactement. Ce qui est sûr, c’est qu’on a beaucoup réfléchi et travaillé à la question avec mon éditrice. On a essayé plusieurs formules et différentes sortes de papiers, mais plus l’album prenait forme et plus l’idée de faire apparaître les photos sur des calques est apparue comme une évidence. Cette solution m’a permis de mettre les vraies photos des vraies personnes dans l’album, tout en n’allant pas jusqu’à afficher véritablement mon album de famille. J’ai trouvé ça plus pudique d’utiliser le calque. En plus d’être joli, il me semble que ce procédé suscite une vraie émotion, parce que cela donne l’impression que les personnes sur les photos sont un peu comme des fantômes qui reviennent. Cela collait aussi parfaitement avec ce que je voulais faire, à savoir une fiction, mais avec quand même beaucoup de réalité.  

Comment cela s’est-il passé avec les membres de votre famille? Est-ce qu’ils ont eu leur mot à dire par rapport à votre projet?

Non, parce que je leur ai dit dès le départ que je ne voulais rien leur montrer tant que le livre n’était pas fini. Mais il est vrai que la famille fait partie des facteurs qui m’ont ralentie. Pendant très longtemps, je me suis dit que je ne pouvais pas m’approprier cette histoire sans demander l’avis de tout le monde. Heureusement, cela m’a aidée d’avoir pu parler du projet à ma grand-mère avant son décès en 2001. Quand je lui avais expliqué que je voulais raconter son histoire dans un livre, elle avait été plutôt contente et fière, même si je pense qu’elle n’a pas cru que j’allais réellement le faire. Elle n’était certainement pas opposée au projet en tout cas, ce qui m’a donné la légitimité de me lancer. Au final, je pense que j’ai fait quelque chose qui respecte les gens de la famille, qui respecte la vérité et qui est très proche de ce qu’était ma grand-mère au niveau de son caractère et sa personnalité. 

Quelles ont été les réactions des membres de votre famille lorsqu’ils ont finalement lu le livre?

J’avoue que j’ai eu peur de leur lecture, mais tous ceux qui ont eu l’occasion de lire le livre m’ont dit avoir aimé, notamment mon père et sa soeur, qui étaient tout de même les premiers concernés étant donné que Léo était leur maman. Tous les gens de ma famille ont surtout été émus d’avoir eu l’impression de retrouver ma grand-mère pendant quelques pages.

Les gens dans votre famille considèrent-ils cette histoire comme honteuse?

Non, pas vraiment. En même temps, ce n’était pas non plus une histoire dont on parlait. Tout le monde savait ce qui s’était passé pendant la guerre, aussi bien dans ma famille que dans le village, mais après la guerre, je crois que tout le monde a décidé de passer à autre chose et de continuer sa vie. Les enfants, c’est-à-dire la génération de mes parents, ont surtout cherché à reconstruire, sans forcément reparler du passé. Ensuite, ce sont les petits-enfants qui ont commencé à poser des questions et à essayer de comprendre ce qui s’était réellement passé. Quand j’étais ado, j’adorais toutes les sagas romanesques avec des femmes résistantes et ça me faisait rêver de me dire que ma grand-mère avait dû être une résistante elle aussi. Et puis tout d’un coup, cette histoire de soldat allemand, dont on m’avait déjà parlé quand j’étais plus petite, me revenait à l’esprit. Je connaissais l’histoire par bribes. Je savais que la maison familiale avait été occupée par des Allemands et que ma grand-mère avait très peur des soldats qui dormaient là, mais je savais aussi qu’elle participait parfois à des petits bals clandestins où elle allait danser. Et à ces bals, il y avait des jeunes soldats allemands. 

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C’est ça qui est intéressant dans votre bande dessinée. Contrairement à d’autres récits sur la guerre, elle ne présente pas tous les Allemands comme des méchants, mais elle s’intéresse à un individu allemand en particulier…

Oui, c’est ça. Félix, le jeune soldat en question, est lui aussi un individu pris au piège dans une guerre qu’il n’a pas demandée. Quand on a 16 ans, qu’on vient de passer quatre ou cinq mois dans un campement et qu’on ne sait pas de quoi sera fait l’avenir, je crois qu’il y a forcément une barrière qui s’abaisse plus facilement quand on rencontre une autre jeune de 16 ans. J’ai moi-même un fils qui a cet âge-là aujourd’hui, donc ça m’a aidée à remettre en perspective l’âge qu’avaient ce jeune soldat allemand et ma grand-mère à l’époque. Du coup, ce qu’ils ont vécu me paraît encore plus dingue.

Dans la séquence d’introduction de votre livre, qui se déroule en 1967, un autre soldat allemand revient voir votre grand-mère et lui apprend la mort de Félix. Cela s’est vraiment passé comme ça?

Tout à fait, ce soldat est effectivement revenu dans le Pays basque après la guerre. Je ne sais pas si c’était vraiment le meilleur ami de Félix, comme je l’imagine dans le livre, mais ma grand-mère m’a bel et bien raconté que c’est lui qui lui a révélé que son amour de jeunesse était décédé sur le front russe quelques semaines à peine après l’avoir quittée. Quand elle me l’a raconté bien des années plus tard, alors qu’elle avait déjà plus de 70 ans, elle en a encore pleuré. Cela prouve que c’était une vraie histoire d’amour et pas un petit flirt d’adolescence. C’est ce genre d’éléments très émouvants qui m’ont donné l’envie de faire cette bande dessinée.

Maintenant que vous avez enfin réussi à finir cette BD, est-ce que vous le vivez comme une libération?

C’est plutôt une joie qu’une libération. Je suis surtout satisfaite d’avoir fait un album qui ressemble à ce que je voulais faire. J’ai mis du temps, il y a eu des moments de découragement, j’ai enlevé et remis des scènes, il y a eu beaucoup de relectures, Wilfrid Lupano m’a aidée pour les dialogues et pour le travail d’écriture, mon éditrice aussi m’a beaucoup aidée… On peut donc dire que ça a été un long cheminement mais au final, je suis contente et j’ai envie maintenant de faire d’autres albums.

Justement, c’est la question que j’allais vous poser. C’est quoi la suite pour vous?

Je crois que « Léo en petits morceaux » sera toujours un livre particulier parce que sa force est d’être une histoire vraie, mais j’ai plein d’autres idées d’histoires à raconter. Jusqu’à présent, je me suis empêchée de les approfondir parce que je voulais d’abord finir l’album sur Léo. A présent, je vais pouvoir faire d’autres choses. J’ai déjà des pistes pour d’autres romans graphiques en tant qu’autrice complète, mais je ne peux pas encore en dire plus car ce n’est pas du tout assez avancé pour le moment. Ce qui est sûr, c’est que j’ai pris le goût de la bande dessinée, comme j’avais pris le goût des albums jeunesse il y a quelques années. Je me sens libre. Et ça, c’est chouette!

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