Pas de souci

Pas de souci

En deux mots
Chloé est une trentenaire sans trop de souci, mais elle décide tout de même d’aller consulter une psy. Cette dernière va affirmer que ses parents lui cachent sans doute quelque chose. En essayant de découvrir quel peut être ce lourd secret, elle va déclencher une machinerie infernale.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Vos parents vous cachent quelque chose»

Luc Blanvillain nous offre avec Pas de souci une comédie qui va virer au drame, menée par des protagonistes pleins de bonne volonté. À commencer par Chloé qui se dit que consulter une psy est peut-être une bonne idée.

Voilà Luc Blanvillain de retour et au meilleur de sa forme. Après avoir fait une époustouflante démonstration de sa plume allègre et joyeuse dans Le répondeur où il imaginait un auteur qui engageait un imitateur pour répondre à ses nombreuses sollicitations téléphoniques, voici donc Pas de souci. Un titre qui ne va pas tarder à révéler sa douce ironie. Car des soucis, tous les protagonistes de ce roman vont en avoir.
C’est d’ailleurs pour tenter de résoudre les siens que Chloé décide de consulter une psy. Dès la première séance la thérapeute va instiller le doute dans son esprit en lui affirmant que ses parents doivent sans doute lui cacher quelque chose. Mais lorsqu’elle débarque chez ses parents pour tenter d’en savoir un peu plus, Jean-Charles et Véronique ont beau chercher, faire de leur mieux pour aider leur fille, ils ne trouvent pas le début du commencement d’un secret.
Maxime, le confident de Chloé, veut aussi aider son amie. Il entend s’assurer qu’elle n’a pas affaire à une manipulatrice et décide de consulter à son tour la psy en question, persuadé qu’elle utilise la même recette vis-à-vis de tous ses patients. Il va pouvoir constater qu’il n’en est rien et se retrouve lui aussi pris d’un doute au sortir de sa consultation.
L’auteur choisit alors de nous conduire à Vinteuil-sur-Iton, village de Normandie d’où est originaire Chloé et sa famille. C’est là que Gérard fait la connaissance de Lucette, une vieille dame qui refuse de se soumettre au projet de ses brus et d’aller en finir sa vie en Ehpad. Le quinquagénaire va se révéler un soutien de poids pour sa nouvelle amie, n’hésitant pas à voler à son secours. Car ses visites lui apportent un peu de distraction dans une vie bien terne. Il est certes amoureux de Patricia, son aide-ménagère, mais cette dernière est loin d’être sensible à ses avances. Alors, il noie son spleen dans l’alcool.
Luc Blanvillain va faire converger ces deux histoires dans un final qui va réserver bien des surprises au lecteur, entre quête existentielle, mensonge aux lourdes conséquences et thriller psychologique de haute volée. Sans oublier bien sûr le côté loufoque de la comédie avec ces personnages pleins de bonne volonté, qui ne vont pas si mal, mais qui vont plonger pour un quiproquo, une parole mal interprétée, un geste déplacé dans le drame le plus noir. Il y a du Bertrand Blier ou de l’Albert Dupontel dans ce Blanvillain. Et comme chez les cinéastes, on adore se faire manipuler, se laisser berner jusqu’à cet épilogue machiavéliquement bien conçu.

Pas de souci
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
356 p., 22 €
EAN 9782374912783
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi en Normandie, à Vinteuil-sur-Iton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chloé n’a pas de souci. En tout cas, pas vraiment. Même si, bien sûr, elle aborde la trentaine et que la fin du monde approche.
Sauf à endosser des problèmes très généraux, trop génériques – absurdité universelle, incommunicabilité, dérèglements en tout genre –, elle ne s’explique pas son mal de vivre. Alors, quand sa thérapeute lui diagnostique un lourd secret dont elle n’avait pas conscience et qu’elle se persuade que ses parents, des retraités épanouis, lui cachent quelque chose, l’espoir de souffrir pour de bon la galvanise.
Ne reste plus qu’à enclencher la catastrophe.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Chloé n’était pas tout à fait dupe. La thérapeute avait une tête de fille sympa, d’âge intermédiaire, plus vieille qu’elle, mais nettement moins que sa mère. Une tête de grande sœur. De grande demi-sœur. Mais quand même sympa. Ce qui péchait, en revanche, c’était le décor. Chloé ne pouvait se défaire d’une excessive sensibilité à la symbolique des objets, aux intentions des harmonies chromatiques.
La déco du cabinet en faisait beaucoup trop. Trop baroque, trop ethnique, trop syncrétique. Il y avait de la tenture et de l’in-quarto, de la statuette, du poil de chat, du divan. Les rideaux brodés tamisaient en tremblotant la lumière du quatorz¬ième et les simples vitrages vibraient au passage du métro. C’était à deux pas d’Alésia, sur le chemin du boulot, détail qui avait finalement décidé Chloé à consulter cette praticienne plutôt qu’une autre, conseillée par Maxime. Il avait boudé. Le plaisir de contrarier Maxime avait aussi fait pencher la balance.
Sur sa vidéo YouTube, la thérapeute sympa présentait ses méthodes avec franchise et naturel. Elle jargonnait plutôt moins que ses consœurs. Épuisée par sa journée de travail, Chloé avait accordé au petit film une attention rêveuse, soustraite à la lecture simultanée d’un profil Tinder finalement décevant. En fait, elle aimait bien la voix de la thérapeute, même si le montant de ses honoraires – soixante-dix euros la séance – correspondait peu ou prou au salaire quotidien de Chloé.
— À quoi pensez-vous ?
La question surprit la jeune femme, qui avait parfois tendance à oublier que le temps continuait de passer pour les autres.
— Je suis audiodescriptrice, s’entendit-elle répondre.
La thérapeute acquiesça, d’un bref hochement de tête qui fit glisser sur son œil gauche une mèche brune. C’était peut-être la sophistication de ces mèches qui empêchait Chloé d’être tout à fait dupe du décorum. Une femme qui se proposait de stimuler vos cellules par le magnétisme se souciait-elle d’être si parfaitement coiffée ?
Chloé se raidit. Cette ironie-là n’était pas d’elle. Elle la tenait de son père. Cette ironie manifestait l’influence – la tyrannie, plutôt – que son père exerçait sur elle.
Pour se désenvoûter de son père, elle pensa très fort à Maxime.
Maxime jugeait l’ironie presque aussi fasciste que l’emploi de l’imparfait du subjonctif. Maxime était totalement actuel. C’en devenait flippant, par moments. Mais la question n’était pas là. La question était, comment dire, d’adhérer autant que possible à cette séance, de rentabiliser chaque minute. Chloé le sentait bien, elle résistait déjà, digressait, se perdait dans les détails.
— À la base (son père abominait cette expression), j’ai fait des études de lettres. Mais mon vrai but, c’était le cinéma. Le scénario. J’ai eu une opportunité dans une boîte d’audio¬description, vous savez, ça consiste à décrire très précisément les images des films, à l’intention des mal-voyants.
D’un haussement d’épaules, elle renonça à expliquer. Elle aurait souhaité préciser qu’elle ne travaillait pas toujours sur des productions de qualité, loin s’en fallait, des séries, plutôt, des feuilletons, des soaps pour mamies. Pour mamies aveugles.
— Vous souffrez, dit la thérapeute.
Le terme paraissait excessif. C’était juste que la vie était désespérante. Pas la sienne particulièrement, mais elle était née au mauvais moment, juste avant la fin du monde. Certains jours, ça plombait l’ambiance. À la base, elle aimait beaucoup le bonheur et l’avait longtemps envisagé comme une fin désirable. Ses parents, sa mère surtout, l’y encourageaient. À six ans, elle choisissait avec Maxime les prénoms de leurs futurs enfants. Ils s’attouchaient sans complexe, à l’heure de la sieste, tandis que les adultes jetaient des éclats de rire en finissant leurs verres de blanc, sous la tonnelle de la grande villa qu’ils avaient louée pour le week-end à Granville. Cette harmonie s’était rompue aux prémices de l’adolescence, quand ils s’étaient aperçus qu’ils n’étaient mutuellement pas du tout leur genre, en fait. Pour autant, elle n’avait retrouvé avec aucun ni aucune autre une telle intelligence érotique.
La thérapeute semblait examiner les ondes qui modulaient la physionomie de Chloé, au passage de ses pensées. Elle n’était pas impatiente. Forcément, pour soixante-dix balles de l’heure, n’importe qui supporterait de demeurer immobile et silencieux, les yeux légèrement plissés avec effets de chevelure et de bijoux sonores. Pourtant, la preuve paradoxale de sa compétence consistait sûrement dans l’espoir immense qui dilatait le cœur de Chloé, l’espoir que cette femme, malgré ses attributs folkloriques et la ringardise de son site – Maxime en avait frémi de consternation –, malgré son silence, pouvait quelque chose pour elle.
— Oui, en vrai, oui, je pense que je souffre un peu, eut-elle le temps d’avouer avant d’éclater en sanglots providentiels.
Ses larmes, en lui confirmant le bien-fondé de la consultation, la rassurèrent et lui permirent d’exprimer par saccades quelques-unes de ses difficultés existentielles. Non seulement elle ne trouvait pas le sens de sa vie mais, à presque trente ans, elle commençait à douter que la vie en eût un. Les mecs étaient des égoïstes et elle peinait à instaurer avec ses copines la fameuse sororité dont Maxime lui rebattait les oreilles. Oui, Maxime était un ami d’enfance, son âme-sœur, sans plus. Elle avait lu beaucoup de livres sur les sorcières mais se reconnaissait mal dans cette figure ésotérique et, de toute façon, la nature la déprimait un peu. Ses parents s’aimaient trop, depuis toujours, un couple de boomers satisfaits, elle aurait donné ses reins pour eux, quoique, boomer, ça ne voulait rien dire, ils n’étaient pas des boomers, non, ils profitaient de la vie, eux, de leur vie, de la retraite à taux plein.
Elle se tut, soulagée d’avoir fourni, dans le désordre requis, supposait-elle, par la cérémonie analytique, un honnête compen¬dium de ses amertumes.
— Ils vous cachent quelque chose, déclara la thérapeute.
Chloé se redressa dans son voltaire.
— Qui ?
— Vos parents.
Elle s’y était attendue, aux parents. Elle s’était attendue à tout, en fait, et cette psy paraissait résolue à lui en donner pour son argent, se conformant aux stéréotypes dont Maxime décelait partout la sournoise influence. Pourtant, il se passait un truc. Cela tenait peut-être à la voix de cette femme, à la brièveté de son verbe. Une vérité menaçante perçait sous les fanfreluches. Chloé, comme tout le monde, croyait savoir reconnaître la vérité, à la vibration qu’elle produisait quelque part dans son ventre, aux échos qu’elle éveillait.
— Mes parents me cachent quelque chose.
Ce n’était pas une question. La thérapeute ne répondit pas.
Rien de bien révolutionnaire là-dedans, raisonna Chloé. De misérables secrets moisissent un peu partout. Ils festonnent les silences. Ils les infestent. Nous grandissons dans ces cloaques conjugaux dont le mystère n’est jamais aussi passionnant que le prétendent les milliers de livres et de feuilletons pour Ehpad qui font leurs choux gras des cachotteries d’alcôve. Chloé ne comprenait pas la fascination qu’exerçaient ces prétendues énigmes originelles. Bien sûr, elle ne boudait pas son plaisir quand étaient portées à la connaissance du public les dévergondages de quelque idole médiatique. Elle humait avec délice la poussière des statues basculées. Mais elle rechignait à mettre son asthénie chronique sur le compte d’un non-dit traumatisant. Trop facile. Adolescente, elle l’avait espérée, cette invisible plaie qui expliquerait sa nullité en maths, cette lésion de la psyché qui eût avantageusement justifié sa flemme et les heures passées sur le canapé, à regarder le télé-achat. Elle avait même fouillé dans les affaires de ses parents, compulsé les vieux albums-photo, déplié des billets doux remisés dans des chemises poudreuses. Elle n’avait trouvé que de niais aveux, de mièvres confidences enrubannées de périphrases et qui dataient de l’époque où son père faisait à Évreux son service militaire. À tout prendre, elle le préférait caustique. Au surplus, Chloé avait eu droit souvent au récit circonstancié de l’épopée nuptiale. Elle voulait bien admettre que les légendes trop bien fourbies devaient être tenues pour suspectes, mais, même avec la meilleure volonté du monde, il était difficile de soupçonner ses géniteurs. C’était au point qu’elle leur en avait voulu, à une époque, de leur absence d’aspérités. Ses copines, pour se donner de l’épaisseur, puisaient sans vergogne dans les silences d’une mère, dans la perversité manifeste d’un père. Mais ses parents à elle n’avaient même pas divorcé. Son paternel courait tous les dimanches au bois de Vincennes avec celui de Maxime. Sa mère lisait les livres de la rentrée littéraire.
Bon. Mais alors pourquoi l’affirmation de la thérapeute l’avait-elle à ce point bouleversée ?
Elle s’était remise à pleurer, mais différemment. À bas bruit, sans larmes. Vos parents vous cachent quelque chose. Son âme s’était instantanément spasmée. C’était peut-être l’emploi du présent de l’indicatif. Il suggérait une insistance du forfait. Un crime chronique. Une dissimulation active, toujours recommencée.
— Je me doute qu’ils ne font pas souvent l’amour, tenta-t-elle. Ma mère…
La thérapeute secoua la tête. Un instant dispersées, ses mèches reprirent leur place.
— Vous essayez de franchir un obstacle invisible, explicita la psy. C’est ce qui vous épuise.
Chloé rumina la métaphore.
— Un obstacle invisible mais bien réel ?
— Ils vous cachent quelque chose, confirma son interlocutrice. Je vous propose de nous revoir la semaine prochaine. Même heure.

Souffrait-elle vraiment ? Le lundi suivant, il lui sembla que non. Son espace de travail était franchement agréable. En six ans de carrière, elle avait connu deux autres postes. Le triste studio de Levallois, spécialisé dans les archives parlementaires, et une boîte de prod alternative à Pantin, qui débitait de l’animé pédagogique low-cost. Recrutée grâce au piston d’un pote de Maxime par une chaîne d’envergure dont le logo apparaissait souvent au générique de films sarcastiques et arty, elle appréciait la différence. Le latte bio, les parquets poncés, les moulures inspirantes. Oubliés les standards totalitaires des années 2010. Le harcèlement moral et les délires bureaucratiques se paraient d’atours moins voyants. On subissait un mépris feutré, intelligent. Les cadres dynamisaient leurs visuels en les truffant de capsules vidéo, façon Brut, et pratiquaient une insolence servile héritée des chaînes câblées.
Chloé, là non plus, n’était pas dupe. Peut-être tout son malheur – si malheur il y avait – provenait-il de sa difficulté à être dupe, à suspendre l’incrédulité. Maxime, lui, était un ingénu joyeux. Progressiste et libéral. Sincèrement convaincu des bienfaits de la Main Invisible. Je suis un imbécile heureux, souriait-il. Il avait raison.
Ce lundi-là, Chloé travaillait sans allant sur une scène charnelle poussive de la série estampillée 16+, sexe, nudité qui l’occu¬pait depuis près d’un mois. Elle était à la bourre. Un couple de trentenaires désabusés, après s’être tourné autour du pot pendant quatre épisodes dans divers restaurants barcelonais, venait enfin de s’accorder un consentement mutuel et se livrait en conséquence à un interminable apéritif bucco-génital dans les coussins design du garçon. Le souvenir de sa première séance avec la thérapeute s’offrait sans relâche à l’œil intérieur de Chloé, et elle avait sincèrement tenté d’en rire. Ils vous cachent quelque chose. Mais oui. Mais bien sûr. Cette femme, comme tout le monde, se gorgeait probablement de fictions tièdes, nordiques peut-être, dont le ressort flasque consistait précisément dans l’existence d’un lourd secret.
Et toi, toi, s’interrogeait-elle. Qu’est-ce que tu en penses ?
Marco introduit sa tête entre les cuisses ouvertes de Claudia et lui mange le sexe, écrivit-elle avant de couper le son de la vidéo et d’ôter son casque high-tech, les oreilles cuites par les feulements du tandem. Elle se demanda si le verbe introduire pouvait se construire avec la préposition entre ou s’il était obligatoirement suivi de dans. Les dictionnaires en ligne demeuraient évasifs. On pouvait éventuellement être introduit auprès, mais dans un contexte mondain sans rapport avec celui des ébats qui se poursuivaient en silence, dans les scintillements de l’écran. Elle se frotta les yeux. Un début de migraine empêtrait son vocabulaire. Voilà pourquoi elle était toujours en retard. Ce souci des mots. Marco glisse sa tête entre les cuisses ouvertes de Claudia, corrigea-t-elle à contre-cœur. Il ne la glissait pas, il l’introduisait. Elle n’était pas fière de mentir à des spectateurs en situation de handicap, mais la grammaire française n’avait pas assez anticipé les subtilités de la fiction télévisuelle.
Elle sursauta quand Corentin – son boss, mettons, mais pas tout à fait – lui posa la main sur l’épaule. Elle avait envisagé une aventure avec lui pour des raisons physiques, c’était un assez beau garçon mais son pif et son cul symétriquement excessifs avaient fini par devenir rédhibitoires. Quoique érotiques aussi. Il contemplait, fasciné, les lèvres de l’actrice luisant de sueur dans un éclairage mauve. C’était le seul inconvénient de cette boîte, l’espace était organisé pour permettre aux boss de se matérialiser facilement dans votre dos.
— Donc, je me demandais, dit-il, comme s’il reprenait le fil d’une conversation permanente avec Chloé, si on se voyait ce soir, finalement.
La jeune femme fronça les sourcils. Apparemment, elle n’avait pas su faire comprendre assez clairement à Corentin, qu’il avait basculé dans la colonne des Non. Elle désigna d’un mouvement de visage les amants qui se tortillaient.
— Je suis complètement sous l’eau, soupira-t-elle.
— Quel épisode ?
— Le cinq, grimaça-t-elle.
— Ah oui, merde.
Il s’éloigna sans insister. Si elle ne tenait pas les délais, il se ferait taper sur les doigts et cette perspective l’aidait à oublier celle d’un tête-à-tête avec Chloé. Corentin avait fait HEC. Dès qu’il fut parti, l’image de la thérapeute réapparut, se superposant harmonieusement à celle du couple. Les décos des deux appartements offraient d’ailleurs quelques similitudes.
Ils vous cachent quelque chose.
À bien y réfléchir, le ridicule du décor, les mèches, le kitsch, tout ce qui aurait dû ruiner l’autorité de la psychologue conférait une certaine vraisemblance à sa sentence. Voilà ce qui donnait la migraine à Chloé. Elle aurait préféré un monde logique, avec des causes et des effets. À son tour, Ludivine apparut dans son dos. Ludivine était sous-titreuse. Elles travaillaient souvent ensemble et s’accordaient généralement. Elles étaient amies, grosso modo, bien que cette amitié ne fût en rien comparable à celle qui unissait aux siens les parents de Maxime. Trente-cinq années de fréquentation loyale, de vacances communes, de cérémonies dithyrambiques – les événements heureux devant être célébrés, les malheureux aussi, dès qu’ils avaient pris fin. On voyait mal ce qui, dans ce contexte, aurait pu échapper à la vigilance de quiconque.
Il était peu probable, en tout cas, que son amitié – comment fallait-il dire ? – avec Ludivine dure trente-cinq ans. Qu’est-ce qui, d’ailleurs, de nos jours, durait trente-cinq ans ? Non que Chloé eût quoi que ce fût à lui reprocher, mais Ludivine semblait manquer de la consistance nécessaire aux sentiments solides. Elle professait une sorte de panthéisme confus, respectueux de tout, sans doctrine, mais nourri par les podcasts qu’elle écoutait en continu. Sa préférence allait aux choses insolites, et il se trouvait sur le Net quantité de récits, de témoignages, de reportages, de paroles libérées dont elle se sustentait pour en redistribuer généreusement la substance à la moindre pause-café.
— Il y a une fille, annonça-t-elle sans préambule à Chloé, qui communique avec Jim Morrison.
Comme Chloé, visiblement mal préparée à accueillir cette information, affichait une expression déconcertée, Ludivine indiqua sa propre oreille d’où pendait un fil qui la reliait à son IPhone. Elle écoutait ses podcasts au boulot, Corentin était OK tant qu’elle s’acquittait correctement du taf.
— Il s’adresse à elle la nuit, précisa Ludivine, et elle note. Il lui dit des poèmes, la plupart du temps. Le plus fou, c’est qu’elle ne parle pas un mot d’anglais. Elle transcrit en phonétique.
— J’imagine que Morrison avait encore beaucoup à dire, abonda Chloé.
— Il est mort tellement trop jeune.
Elles parlèrent un peu du club des 27. Brian Jones, Janis Joplin. Rimbaud ? Elles vérifièrent. Non, pas Rimbaud du tout. Ludivine ôta son écouteur.
— Corentin t’a parlé ? s’enquit-elle avec un mouvement latéral de pupille.
— Je l’ai boulé.
— Il est lourd, approuva Ludivine.
Chloé se demanda si elle devait lui révéler l’existence, dans sa biographie, d’un potentiel secret, non moins lourd. C’eût peut-être été l’occasion de tempérer l’unilatéralisme qui régissait, dans ses échanges avec Ludivine, le flux des révélations sensationnelles (Chloé n’avait à son actif, pour l’instant, que le projet aussitôt avorté de l’adoption d’un chaton). Mais non, celle-ci était trop importante. Elle en réserverait la primeur à Maxime, et pas plus tard que le soir même. Et pas autrement que les yeux dans les yeux. Aucun texto préparatoire, nul teasing. Ce serait abrupt, fracassant et on verrait bien. Ils dînaient ensemble tous les lundis soir. Chez elle et chez lui en alternance. Aujourd’hui ce serait chez lui, dix mètres carrés supplémentaires, sushis plus raffinés, Père-Lachaise, il gagnait bien, ayant hérité, sans doute en raison d’implacables mécanismes, des aptitudes scientifiques de leurs deux pères.
— Alors ? demanda soudain Ludivine en affectant une impatience de collégienne.
— Alors quoi ?
— Ta thérapie ?
C’était vrai. Chloé lui en avait parlé. Une erreur, sûrement.
— Pour l’instant, ça commence juste.
Ludivine parut très déçue. Elle peinait à dissimuler ses déceptions.
— Mais j’ai pleuré ! se rattrapa Chloé.
Le visage de Ludivine s’illumina. Elle posa une main compassionnelle sur l’avant-bras de Chloé, qu’elle secoua un peu pour signaler qu’on reprendrait cet échange plus tard. Chloé la regarda s’éloigner.
Ludivine traverse l’open space. Elle distribue à droite et à gauche sourires et hochements de tête. Discrètement, elle glisse une main dans la poche de son jean où se trouve son téléphone, et relance le podcast. »

Extrait
« Gérard était encore complètement à poil. Ça devenait lassant.
— Allez, Gérard, soupira Patricia en accrochant son manteau à la patère, habillez-vous. Je suis là.
— Je le sais bien que vous êtes là, maugréa-t-il.
Elle ne répondit pas. L’exhibitionnisme désespéré du bonhomme permettait au moins à Patricia de procéder à un rapide examen de son anatomie. Depuis treize ans qu’elle le connaissait, son état général ne s’était pas trop dégradé, malgré l’alcool, malgré la nourriture industrielle, malgré tout. Et un peu grâce à elle.
— Il fait glacial, souligna-t-elle.
Elle avait déjà enfilé ses gants et son tablier. Elle s’accroupit pour fouiller dans le petit placard, sous l’évier.
— Je vous avais demandé de racheter de la Javel, Gérard, et du produit pour laver par terre.
Il soupira, frissonna, puis, découragé, finit par s’envelopper dans une vieille robe de chambre.
— Qu’est-ce qui ne vous plaît pas, chez moi, Patricia ? Vous savez que j’ai été mannequin, dans le temps.
Elle avait du mal à le croire, même s’il le lui répétait chaque fois. Mannequin pour les catalogues de la Redoute et des Trois Suisses, dans les années quatre-vingt. Ce n’était pas complètement invraisemblable, quoiqu’aucun témoignage ne corroborait ces allégations. Patricia n’avait pas tout à fait compris non plus comment Gérard s’était retrouvé à Vinteuil-sur-Iton. Les versions fournies par l’intéressé variaient souvent. Selon l’une d’elles, il aurait bénéficié d’un programme de protection des témoins après que toute sa famille avait été tuée par une organisation sur laquelle il était préférable que Patricia en sache le moins possible. Ce dont elle était certaine, c’est qu’on l’avait mis sous curatelle à cause de son penchant pour les spiritueux, qu’il consacrait le plus clair de son temps à salir ce qu’elle avait lavé, et qu’il était amoureux d’elle. »

À propos de l’auteur
Pas de souciLuc Blanvillain © Photo DR – Quidam éditeur

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée. Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020) et Pas de souci (2022). (Source: Quidam éditeur)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois