45 ans après, JeanLouis Tripp reprend son petit frère par la main

45 ans après, JeanLouis Tripp reprend son petit frère par la main

Le petit frère (JeanLouis Tripp – Editions Casterman)

« On ne meurt pas en pleines vacances d’été quand on a onze ans et demi ». Et pourtant, c’est bel et bien ce qui arrive au pauvre Gilles le 5 août 1976. En une fraction de seconde, sa vie et celle de tous ses proches bascule irrémédiablement, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce soir-là, JeanLouis Tripp, qui a alors 18 ans, et son petit frère Gilles sont assis sur la plateforme d’une des deux roulottes qu’ils ont louées pour les vacances d’été. Ils avancent tranquillement sur une petite route départementale du Finistère, à mi-chemin entre Loqueffret et Saint-Herbot. C’est une joyeuse bande: en plus de JeanLouis et Gilles, il y a leur frère Dominique, 14 ans, leur maman Monique, sa soeur Jacotte et son mari Jean-Claude, de même que Michèle, la soeur de ce dernier, et son fiancé Michel. Sans oublier Caroline, la petite amie de JeanLouis. Tous ont passé une excellente journée, pleine d’insouciance, durant laquelle ils ont joué au chairball, un jeu de leur invention qui mêle chaises pliantes et ballon de plage, visité un dolmen et mangé des mûres énormes ramassées au bord du chemin. Normal, du coup, que Gilles soit tellement heureux et qu’il casse les oreilles de tout le monde en chantant à tue-tête « Le printemps » de Michel Fugain. Mais au moment où le jeune garçon se penche du côté de la route pour rejoindre sa mère qui fait du vélo derrière la roulotte, un événement aussi soudain que violent change l’ambiance du tout au tout. Gilles est percuté de plein fouet par une voiture qui dépasse la roulotte à vive allure. Après avoir volé dans les airs, son corps retombe inerte sur la chaussée, tandis qu’une tache de sang s’agrandit autour de lui. Pour ne rien arranger, le chauffard qui l’a heurté commet un délit de fuite, alors qu’en s’arrêtant, il aurait au moins pu transporter Gilles plus rapidement à l’hôpital pour essayer de le sauver. Or, en 1976, il n’y a évidemment pas de téléphone portable pour prévenir les secours. Du coup, quand le petit frère de JeanLouis arrive finalement à l’hôpital de Morlaix, c’est trop tard: il succombe à ses blessures quelques heures plus tard…

45 ans après, JeanLouis Tripp reprend son petit frère par la main

« Le petit frère » n’est pas une bande dessinée que JeanLouis Tripp avait prévu de faire. Mais en 2019, le projet s’impose à lui comme une évidence lorsqu’il entend à la radio que deux enfants ont été renversés en Bretagne par un chauffard ayant pris la fuite puis lorsque, peu après, une de ses amies perd brutalement son frère de 29 ans. L’auteur de « Magasin Général » décide alors de laisser tomber ses autres projets en cours pour partager sa propre expérience du deuil. « Je crois que personne n’est préparé à la mort violente d’un proche qui n’est pas en âge de mourir. C’est une expérience qu’on ne peut pas comprendre si on ne l’a pas vécue », dit-il. « J’ai eu besoin de témoigner de cette expérience, de partager cette douleur, de rendre compte des déflagrations à plus ou moins long terme provoquées par cette bombe inattendue. » Comme d’autres membres de sa famille, JeanLouis a longtemps enfoui au plus profond de lui ce soir d’été tragique, mais l’image du corps de Gilles sur la chaussée continue de le hanter. Il y a aussi et surtout cette terrible image du moment où il lâche la main de son petit frère, qui revient comme un leitmotiv dans le livre. En s’appuyant sur ses propres souvenirs, sur le témoignage de sa mère, mais aussi sur les photos, les rapports de police et les décisions du tribunal de l’époque, l’auteur retrace méthodiquement tout ce qui s’est passé avant et après l’accident. Il retraverse chaque moment du drame avec franchise et sensibilité, sans lyrisme ni pathos mais en racontant simplement les faits, notamment lors de la très longue séquence (en grande partie muette) consacrée à la veillée funèbre et à l’enterrement. Si l’histoire du petit Gilles est tellement forte, bouleversante même, c’est parce qu’elle est à la fois très intime et terriblement universelle. JeanLouis Tripp parvient à trouver un ton extraordinairement juste pour raconter par les mots et surtout par le dessin la perte tragique d’un petit frère de 11 ans, en montrant comment chacun réagit différemment pour surmonter sa douleur. « Le petit frère » est à coup sûr l’un des albums les plus forts de l’année 2022. Ce ne serait d’ailleurs pas étonnant qu’il rafle pas mal de récompenses dans les mois à venir.


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