Faire corps

Faire corps

En deux mots
Sandra suit ses amis Romain et Marc dans leur combat pour avoir un enfant. Jusqu’au jour où, après une série d’échecs, Romain lui propose d’être mère-porteuse. Elle va finir par accepter, sans imaginer les conséquences.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Femme, célibataire et mère.. porteuse

À travers l’histoire d’une quadragénaire qui accepte d’être mère-porteuse pour un couple d’amis homosexuels, Charlotte Pons explore un nouveau territoire, celui de la maternité. Un second roman qui vient confirmer son talent.

C’est d’abord avec curiosité que Sandra a observé Romain, son ami d’enfance, et son compagnon Marc dans leur parcours pour avoir leur enfant. Après avoir donné leur sperme, ils se sont tournés vers une mère-porteuse aux États-Unis. Après avoir choisi sur catalogue la future génitrice de leur enfant, ils ont attendu avec espoir et impatience, après l’annonce que l’insémination s’était bien déroulée. Après quatre mois, une fausse couche a ruiné leurs espoirs. Ils ont alors bien voulu retenter l’expérience, mais cette fois encore sans succès. La mère-porteuse a alors jeté l’éponge et les deux hommes, dont le budget n’était pas illimité, ont renoncé.
Puis c’est avec intérêt qu’elle a vu Romain s’entêter dans son désir de paternité, d’autant qu’elle même se persuadait qu’elle n’aurait jamais d’enfants. D’autant que sa vie amoureuse ne lui offrait pas la perspective stable. Même si sa liaison avec Martin commence à s’inscrire dans la durée, elle entend rester indépendante. Alors, inutile de dire que quand Romain lui propose de porter son enfant, elle refuse tout net. Sauf que l’idée finit par faire son chemin. Alors elle finit par accepter, tout en refusant de voir dans cet enfant qui bouscule son métabolisme autre chose qu’un contrat à remplir. Sauf que l’histoire semble ici de répéter, dictée par la physiologie. Comme à la puberté, quand son corps a commencé à se transformer, elle va découvrir avec la maternité combien le corps se transforme et combien cela influe sur son esprit.
Charlotte Pons aborde dans ce second roman un sujet sensible, à la fois très actuel sur la GPA et la marchandisation du corps et universel sur la maternité. Faire corps, c’est aussi sentir durant neuf mois la vie qui vient, la chair de sa chair, l’incroyable force qui croît et l’incroyable fragilité de l’enfant qui naît. Les questions que se posent Sandra prennent alors une dimension métaphysique que la romancière se garde bien de trancher, laissant au lecteur le soin de se faire sa propre opinion.
Après Parmi les miens, son premier roman qui confrontait mari et enfants à leur épouse et mère qui se retrouvait dans le coma à la suite d’un grave accident, c’est avec beaucoup de pudeur, mais sans rien cacher des tourments et des conflits intérieurs qui agitent Sandra, la romancière confirme ici son talent à fleur d’émotion.

Faire Corps
Charlotte Pons
Éditions Flammarion
Roman
240 p., 00 €
EAN 9782081486225
Paru le 24/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Et votre projet, c’en est où?» Voilà plusieurs années que Sandra observe Romain et son compagnon se confronter au parcours épineux de la GPA aux États-Unis. Ce désir d’enfant que rien ne semble faire vaciller l’intrigue, elle qui est catégorique depuis toujours: elle ne sera jamais mère. À bout, son ami va lui demander de porter son bébé. Commence alors un corps-à-corps avec un enfant qui ne sera pas le sien. Neuf mois de bouleversements physiques que la raison ne peut pas ignorer et qui font naître des sentiments d’une intensité insoupçonnée.
Dans ce deuxième roman à fleur de peau, Charlotte Pons met très subtilement en scène une femme qui consent, sans en mesurer toute la portée, à réparer le mal d’enfant de son ami. Jusqu’où son geste l’emportera-t-elle ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
MokaMag
Blog Les livres de Joëlle
Blog Fflo la Dilettante

Les premières pages du livre
Neuf mois et puis s’en vont. C’est ce que je m’étais dit : neuf mois et puis s’en vont. Sans conséquence aucune, si ce n’est le ventre qui fronce et la poitrine un peu plus affaissée – enfin, c’était inéluctable, de toute façon j’y étais déjà, au moins aurais-je connu un bonnet E.

Neuf mois et puis s’en vont. J’avais fini par y croire et la missive me cueille à la manière d’un uppercut.

« Dans cinq mois, vous allez être maman. »

Je titube, cherche une chaise à tâtons.

Je suis enceinte, je ne vais pas devenir mère. Je fais un enfant, je ne vais pas en avoir un ni ne l’attends ou alors seulement pour en être délivrée. Dans cinq mois, je vais accoucher, pas devenir maman.

Pour l’administration, je le suis. Je le serai toujours.
Même déchue de mon autorité parentale – tel est le plan – il restera des traces de ma grossesse. Des preuves. Et puisqu’on ne scinde pas grossesse et maternité, puisque ce que nous faisons est hors la loi, je serai mère ad vitam, telle est la réalité. Sur le papier.

Et dans ma tête ? Ma conscience, mon cœur.

Dans le reflet de la fenêtre, je surprends ma silhouette. Je ne me reconnais pas. C’était à peine un renflement, même pas de nausées, c’est devenu un petit ballon crâne. Du jour au lendemain, d’un instant à l’autre. Comme si, de mèche avec la caisse d’allocations familiales qui m’écrit, le ventre avait choisi ce moment pour saillir d’un coup.
L’air me manque. L’air me manque et ce ventre me pèse. Je suffoque. Un râle. Sous le coton du tee-shirt, j’empoigne mes seins lourds – de quoi ? –, les pétris avec vigueur, les pince, les tords, les griffe. Comme ça ne suffit pas, je martèle mon thorax. D’un poing, des deux. Lentement, plus fort. Je gémis. Comme ça ne suffit toujours pas, je tente d’empoigner mon ventre mais je n’ai pas de prise, la peau, déjà, est trop tendue. Je n’ai pas de prise sur mon propre corps. J’étouffe. De l’intérieur des poignets, j’écrase mes flancs, appuie, lamine, broie, malaxe, comprime. Avec mes ongles, j’écorche, gratte, érafle, laboure.

Dégage.
Ce n’est d’abord qu’un murmure.
Dégage.
Une injonction.
Dégage ! Dégage !
Un cri.
Dégaaaageeee !
Une vocifération.

Ensuite, c’est le sang qui m’arrête. Sous mes ongles, le sang. Et un peu de peau. Quelques lambeaux.
Qu’es-tu en train de faire ?

Je me lève, rouge aux joues, dépenaillée, meurtrie. Je me déshabille en prenant garde à ne plus croiser mon reflet, enfile un jogging, des baskets. Je dévale les escaliers d’un pas lourd, tentant d’amorcer un mécanisme d’expulsion à mon périnée.
Dégage.

Dans le parc des Buttes-Chaumont, une foulée après l’autre, le ventre de quatre mois tendu comme de la pierre.
Dégage.

À l’intérieur, « cela » ne sautille pas, « cela » pèse sur l’utérus. Et une fois sorti ? Sur mes épaules, ma conscience, mon cœur, mon avenir.

Je vois le lacet se dénouer, je ne ralentis pas la cadence. Je songe que ce pourrait être une solution, que c’est un signe. J’accélère la cadence. Je me laisse aller au poids du ventre qui me déstabilise, m’entraîne vers le sol.

Je chute.
— Qu’est-ce que t’as foutu ?
Il l’aboie plus qu’il ne le demande. Ce n’est pas dans ses habitudes mais c’est son droit, il est en droit, il a des droits sur moi. Je l’ai voulu, j’ai même exigé un contrat. Je lui ai donné le droit d’avoir des droits et d’abord celui que je file droit. Je ris. Romain écarquille les yeux, je lui fais peur. Moi-même… je m’effraie.
— Sandra, qu’est-ce que t’as foutu ? répète-t-il avec plus de douceur.
Je hausse les épaules.
— Un courrier de la CAF m’a gonflée, je suis allée m’aérer pour redescendre
Pour dégonfler. Paf, pffffft ! on n’en parle plus. Je ris de nouveau. Romain soupire, exaspéré. Debout devant le lit d’hôpital où les pompiers m’ont transportée, il me domine de tout son mètre quatre-vingts.
— Et il disait quoi, ce courrier, pour te mettre dans un tel état ?
Je singe, voix mielleuse.
— Dans cinq mois, vous allez être maman.
Il est fin, Romain, il comprend.
— Oh. Eh bien… eh bien je suppose que…
— Que quoi ? On a déclaré la grossesse ensemble, pourquoi ne s’adressent-ils qu’à moi ?
— Je ne demande pas mieux que de recevoir moi aussi ce genre de courrier, tu le sais.
Je le sais. Mais quant à toi, tu sais bien que ce n’est pas seulement cela dont il s’agit. Hein, tu le sais ? Alors je proteste – j’ai envie de protester, j’ai besoin de protester :
— Amber, on ne l’aurait pas fait chier avec ça.
Amber, sa surrogate, celle qui aurait dû porter son enfant. Moi je suis le plan B – et notre affaire tient du système D, même pas digne d’une série Z (je ris, il prend peur, j’enchaîne).
— Amber, Heather, Kimberly ou qui sais-je encore… Son rôle aurait été reconnu.
Ma voix est montée dans les aigus.
— Sandra, calme-toi.
Il jette des regards affolés autour de lui (dans la chambre, plusieurs lits et un va-et-vient permanent), il craint qu’on ne m’entende, il a peur qu’on ne comprenne.
— Moi je suis quoi ?
Inconsciente. La preuve, l’ecchymose est grosse comme une pastèque, ça m’en a fichu un coup quand le médecin l’a dit ainsi car il a ajouté, Plus grosse que le bébé. Je me suis sentie mal, pas loin de minable. Mais elle est sur le flanc de la cuisse. Vous avez eu un bon réflexe, bravo, un réflexe de mère déjà (là, il s’en est fallu d’un cheveu pour que j’arrache la perfusion et débarrasse le plancher).

Neuf mois et puis s’en vont. Nous n’en sommes qu’à quatre. Tic-tac (rires).
— Ce n’est pas un projet, Sandra.
Romain et moi nous étions retrouvés pour nager, la soirée déjà bien avancée. J’aimais ça, fendre l’eau d’un mouvement de brasse, m’y plonger et sentir la pression de la masse en mouvement, mes muscles chauffer et mon rythme cardiaque s’accélérer. L’épuisement qui en découlait, le décrassement. J’aimais ça et je passais outre le pédiluve, le chlore, les poils et les cheveux, quelques pansements de sang tachés qui dérivaient en apesanteur dans les profondeurs. Les autres, la proximité du corps des autres, certains complètement nus et se savonnant les orifices sans pudeur dans les douches. Je fermais les yeux et m’imaginais ailleurs, dans l’étang de mon enfance – les roseaux, le clapotis de l’eau, le vol piqué des canards, le bruissement de leurs ailes quand ils se posent et cette nonchalance bien particulière, cette façon qu’ils ont de glisser ensuite en propriétaires. L’odeur de vase, même, était préférable à celle de tous ces inconnus. Mais un coup de pied dans l’aine, la collision avec une épaule, le choc d’un crâne contre le mien me ramenaient toujours à la réalité.
Dans ce lieu-là et à cette heure-ci, je dus aussi passer outre les regards sans équivoque que les hommes échangeaient entre eux. La piscine du quartier était réputée basculer en lieu de drague gay passé une certaine heure. Nous y étions. Un instant, j’en voulus à Romain de m’avoir entraînée ici, lui prêtai des intentions lubriques. Il ne me racontait plus rien de sa vie sexuelle, je n’étais certainement pas demandeuse. Il était amoureux et, pour ce que j’en savais, monogame. Ce qui ne m’empêchait pas de fantasmer une autre sexualité que la mienne, a priori plus libérée. Enfin, le dit-on. Je n’étais pourtant pas une oie blanche, disons plutôt que l’indifférence des garçons alentour à mon égard quand la tension sexuelle était si palpable me vexait. Il en allait souvent ainsi quand je sortais avec Romain, je me sentais encombrée de ma féminité, pourtant peu marquée. On aurait pu aller nager ailleurs. Il me regarda, surpris. Cette piscine est à mi-chemin entre chez toi et chez moi, répliqua-t-il. Et puis divague pas, ce n’est pas Sodome et Gomorrhe.
Je savais qu’il n’était pas de ce bois-là, qu’il n’y aurait pas de mauvais plan, qu’il n’allait pas me laisser en plan. Et pour ce que je pus conclure, en observant un peu, je n’étais pas la seule hétéro. C’est peut-être toi qui vas emballer sous la douche, se moqua Romain. Je haussai les épaules mais regrettai de ne pas avoir choisi mon maillot avec plus de soin, celui-ci bâillait aux hanches, élimé par endroits.

Ils avaient baissé les lumières et nous avions enchaîné les longueurs sous les stroboscopes, au rythme des beats de house music. Désormais dos à la faïence, nous palmions de concert. Moulé dans son slip de bain en lycra, le sexe de Romain dépassait de l’eau dans un renflement prometteur. Quelque peu chauffée par l’ambiance, je fus tentée – et ce n’était pas coutume – de le prendre dans le creux de ma main, l’envelopper, le soupeser, le dérouler jusqu’à ce qu’il se dresse complètement. J’imaginai le poids du membre dans ma paume, le contact de la peau finement nervurée. Je n’étais pas la seule, semble-t-il. J’eus un gloussement, fermai brièvement les yeux pour chasser ces pensées et passai sur le ventre.
— Et votre projet, c’en est où ?
À peine avais-je posé la question, je sus que j’aurais mieux fait de me mordre la langue. Non pas que je ne voulais pas savoir, mais choisis tes mots bon sang, mesure tes propos. Cela ne loupa pas, Romain, à cran, répliqua :
— Ce n’est pas un projet, Sandra. L’achat d’un bien immobilier, l’organisation de vacances ou le désir de se remettre à un sport qu’on a abandonné il y a longtemps : ça, ce sont des projets.
Je plongeai sous l’eau ; je connaissais la chanson. Mais sa voix continuait à me parvenir.
— Avoir un enfant, essayer d’avoir un enfant, est d’un autre ordre, qui tient de l’instinct et du désir, du…
— Du désir instinctif, je sais.
J’émergeai dans un sourire. Il me jeta un regard noir que je n’arrivai pas à prendre au sérieux derrière ses lunettes de plongée. Je ne partageais pas cet instinct mais pour tout dire, j’étais d’accord avec lui. J’abhorrais tout ce qui tenait du « projet de vie », toute cette tendance à considérer sa personne et sa destinée comme une petite entreprise qu’il conviendrait de manager, certes dans la bienveillance, mais fermement. Moi, voilà longtemps que je ne tenais plus la barre. Mais quand on ne peut pas construire une famille comme on tire un coup, que le chemin est long, semé d’embûches, parfois illégal et sujet à l’anathème, on s’inquiète sérieusement du pourquoi de ses vœux, on se questionne, et c’est bien normal, sur ses motivations profondes. Et alors le désir devient projet. Reconnais-le, Romain.
Il haussa les épaules et repartit pour une série de longueurs.

Trois ans que Marc et lui avaient entamé les démarches à l’étranger. Outre-Atlantique, le circuit dit « éthique ». Aux États-Unis, dans une clinique de San Diego, ils avaient donné leur sperme et méticuleusement choisi la femme qui ferait don de ses ovocytes. Pour l’essentiel, elles étaient jeunes et portoricaines, manucurées et brushées à l’américaine. Ils avaient pris ça comme un jeu, Marc avait même téléchargé un logiciel de morphing qui leur permettait de voir à quoi ressemblerait un enfant né de l’union de l’un ou de l’autre avec chacune des candidates. Finalement ils avaient opté pour la plus européenne de toute, une New-Yorkaise, artiste peintre, qui comptait parmi ses aïeux un éminent scientifique et une cantatrice. Marc et Romain projetaient, qui ne l’aurait fait ? Pour mettre toutes les chances de leur côté, Romain tenait à ce que chacun donne de soi et « que le meilleur gagne ». Marc n’avait pas vraiment ri mais, quoique moins enthousiaste que mon ami à l’idée de se reproduire, il avait obtempéré et fait sa part.
Ensuite ils avaient remonté la côte Ouest à bord d’une Chevrolet Camaro, jusqu’à la frontière canadienne, en quête d’un utérus. Les États-Unis parce que la clinique était la meilleure, le Canada parce que les volontaires à la GPA ne monnayaient pas leur service, m’avait doctement expliqué Romain. Bien sûr, ils avaient pris un avocat. Dans leurs valises, des petits cadeaux made in France et les contrats que l’agence leur avait fait parvenir, validés par les deux parties. Resterait à en établir un troisième avec la mère porteuse qu’on allait leur présenter. Lisa, trente-six ans, mère de trois enfants nés d’un don – son mari était stérile, elle voulait rendre la pareille. Toutes les craintes que Romain nourrissait en se lançant dans l’aventure (ce terme, à défaut d’un autre) avaient été balayées en rencontrant la jeune femme. Autour d’un barbecue XXL, entretenu par son mari XXL et auquel elle avait convié sa famille et ses amis, Lisa leur avait joyeusement expliqué à quel point tout cela donnait sens à sa vie. « It means : I feel real. » Lorsque Marc lui avait demandé si elle n’avait pas peur de s’attacher, elle avait froncé les sourcils d’un air navré. M’attacher à quoi ? Il n’est pas question de créer un lien, avaient-ils traduit. Le lendemain, elle entamait le premier cycle d’examens. Romain, lui, créait un profil Instagram dédié.
Tout cela était clinique, rationnel, concret et contractuel. Avec juste ce qu’il faut d’exubérance et de sentimentalisme à l’américaine pour ne pas trouver ça complètement débandant. Sur place puis par téléphone, mail ou Skype, tous leurs échanges avec l’agence et Lisa dégoulinaient de wonderful, amazing, graceful, exciting… Les posts de Romain donnaient le sentiment qu’il se passait quelque chose, que l’histoire s’écrivait. Je likais consciencieusement. Mais ce n’était pas tant amazing que ça, loin de là. La première fois, Lisa avait fait une fausse couche. Quatre mois plus tard, l’insémination n’avait pas pris. La veille de la troisième, elle les avait lâchés. « It happens », avait dit l’agence, cette fois-ci laconique. Et de leur proposer, moyennant une nouvelle somme, de rencontrer une autre femme. L’offre étant moins importante que la demande, cela avait mis du temps. Parallèlement, leur contrat d’un an avec la clinique aux États-Unis allait se terminer. Il avait fallu rallonger là aussi pour pouvoir exploiter les trois embryons restants. À ce stade l’argent n’était pas encore un problème mais le sentiment d’être pris pour des vaches à lait le devenait. Celui d’échec surtout.
Ils se sentaient impuissants, avec intensité et violence. Romain éprouvait d’irrationnelles bouffées de colère contre son compagnon, contre le genre de son compagnon. Il lui en voulait de ne pas être une femme, se détestait d’aimer les hommes, d’en être un. Dans les dîners, le métro, sous la douche ou au boulot, il avait de grands moments d’absence. « Tu imagines, répétait-il sans cesse, tu imagines ces trois embryons qui sommeillent quelque part dans un laboratoire outre-Atlantique ? Les fossiles de mes potentiels bébés… » Trois petits fossiles, trois empreintes cryogénisées qui attendaient d’être réveillées et cela lui semblait insupportable qu’elles demeurent ainsi comme bloquées dans des limbes. Je n’imaginais pas vraiment, non.
À cette période, plutôt sombre, j’avais eu peur qu’il ne me demande mon aide – et, par aide, j’entends bien plus que de lui tendre une bière, un mouchoir ou une oreille pour l’écouter jusqu’à plus soif. Son désir d’enfant, la permanence de ce désir que ni le temps, ni les difficultés, ni encore moins l’opprobre n’arrivaient à mettre en échec, m’intriguaient. Si je savais tout ce que mon histoire personnelle a de singulier qui explique que je ne désirais pas être mère, la puissance des mécanismes à l’œuvre dans l’envie des autres ne m’en fascinait pas moins.
Et puis ça avait « matché » avec Amber. Cette fois-ci, Marc et Romain n’avaient pas fait le voyage pour la rencontrer. Une brune gironde au sourire franc avec qui ils avaient échangé par Skype une semaine durant, essayant tant bien que mal de se départir du sentiment de passer un test ou un entretien d’embauche. Après chaque communication, Romain se refaisait la scène, cherchant ce qui dans ses propos – son intonation, son regard, son attitude – aurait pu déplaire à Amber. Marc dédramatisait – « Bon Dieu, Romain, elle s’appelle Amber et ne s’épile pas les aisselles, qu’est-ce qui pourrait la gêner chez nous ? ». Romain ne voyait pas vraiment le rapport mais Marc faisait souvent ce genre de raccourcis, essentiellement s’agissant des femmes.
Un jour, elle avait posté une photo sur son compte Instagram, taguant celui de Romain : « Je serais heureuse de devenir votre mère porteuse ». Romain avait immédiatement reposté la photo, avant même – il n’en est pas fier, il en rougit encore – de prévenir Marc. C’était il y a huit mois et la première insémination n’avait pas pris. La deuxième, la dernière, avait donc eu lieu la veille.

— Voilà, on en est là. On attend. Le dernier examen de son endomètre était excellent, il n’y a pas de raison que ça ne prenne pas.
Je hochai la tête, tâchant d’avoir l’air inspiré. Je ne savais pas avec certitude ce qu’était un endomètre, quand bien même Romain en avait parlé à plusieurs reprises ces dernières années, quand bien même il en avait fait des posts. Mais je ne tenais pas à en savoir davantage sur le sujet. Je sortis de l’eau, prenant soin de rentrer le ventre, serrer les fesses et enlever mon bonnet de bain peu seyant.
— Non, il n’y a pas de raison.
Il avait commencé à neiger quand nous étions entrés à la piscine et les flocons tombaient dru quand nous en sortîmes. Tu veux aller manger quelque chose ? Non, il est tard, je rentre.
Une couche de neige fraîche recouvrait le bitume, la surface légère comme de la poudre, la première strate déjà tassée. Mes pas crissaient. Avant, songeai-je, avant je sentais la neige arriver. Je n’aurais su dire si cela tenait de la mythologie de l’enfance ou du réel mais, au village, l’air se chargeait d’une odeur bien particulière qui piquait le nez, glaçait les gencives. En ville, on ne sent rien. J’émis un claquement de langue, agacée à cette idée, celle que je n’étais pas complètement à ma place ici – mais où alors ? Il faudra bien songer à partir un jour, à quitter cet endroit qui pompait le peu de fric et d’énergie que j’avais. Songer à voir plus grand, en tout cas autrement. À proximité des Halles, quelques militaires effectuaient leur ronde, lourdement armés. Rien de neuf. Dans le halo orangé des lampadaires et la gangue feutrée du manteau neigeux ils semblaient pourtant superflus. L’ambiance était à la connivence, à la grâce de cette neige inopinée en ce tout début novembre, à la légèreté d’une bataille de boules de neige.
Je marchai jusqu’à la bouche de métro, la dépassai. Marcher me réconciliait avec tout, même en ville j’y trouvais mon compte. Je débouchai sur les quais de la Mégisserie, des siècles d’Histoire illuminés et la Seine qui se taillait la part belle, déflorant la capitale, se déversant entre les jambes massives des ponts qui rivalisaient d’opulence.
Le corps délié, je décidai de me rendre chez Martin, à quelques blocs de là. Je pouvais débarquer chez lui à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, c’était foutrement excitant. En composant le code de l’immeuble, je sentis monter le désir et un sentiment de puissance intensifié par l’endomorphine générée par le sport. J’aurais aimé avoir les clefs pour m’introduire furtivement chez lui et dans son lit, qu’il dorme, et le réveiller en le prenant dans ma bouche. Mais le soin jaloux avec lequel je préservais ma solitude avait un prix : mes relations ne me laissaient pas leurs clefs. Et quand bien même on me l’aurait proposé, j’aurais refusé. Je dus donc m’annoncer, préférant frapper plutôt que de faire résonner la sonnette. Peut-être, me dis-je soudain, peut-être n’est-il pas là. Et, étonnamment, j’en éprouvai un pincement au cœur – l’orgueil plus que l’attachement.
Martin et moi nous fréquentions depuis un peu plus de six mois et c’était plutôt chouette – mais une « fréquentation » que l’on peut qualifier de « chouette » correspond-elle vraiment à la définition d’une relation amoureuse ? Je sentais bien que cette histoire pas plus que les autres ne me mènerait quelque part. Jusque-là les quelques relations sérieuses que j’avais pu avoir s’étaient toutes heurtées à l’écueil de l’enfant. Je ne voulais pas d’enfant. À partir d’un certain âge, plus vite que je ne l’aurais cru, les hommes qui auraient pu compter avaient pris la fuite à cause de ça. Non pas qu’il en ait alors été question ni même qu’ils en aient désiré vraiment – « Pas forcément, pas maintenant en tout cas » –, mais le fait que moi je n’en désire pas paraissait suspect, voire monstrueux. Contre nature. Une insulte à leur ego et à leur appréhension du monde. Alors les mêmes qui auraient pris leurs jambes à leur cou si j’avais été demandeuse fuyaient justement parce que je ne l’étais pas et assurais que je ne le serais jamais. J’aurais bien essayé les vieux mais, jusque-là, aucun ne m’avait attirée. Je n’étais moi-même plus de toute jeunesse et si ce que l’on dit de l’appétence des hommes pour les jeunes filles est vrai de tous, il m’aurait bientôt fallu aller taper dans les nonagénaires. En fait, depuis dix ans et la rupture avec le seul garçon dont j’avais vraiment été amoureuse, j’enchaînais les coups d’un soir ou les hommes mariés. Ce n’est pas que j’étais de cette engeance, c’est que je les attirais. Quelque chose en moi devait dire « chacun pour soi ». Et c’est bien ce que cherchaient ces hommes : retrouver un peu de leur individualité qui se fondait dans le terreau du mariage. La dernière histoire en date, avant Martin, m’avait néanmoins laissé un goût amer et avait terminé de piétiner le peu d’estime que j’avais pour la manière dont je menais ma vie affective. L’homme marié m’avait installée dans un deux-pièces qu’il louait à mon nom, et de foncièrement indépendante j’étais devenue danseuse que l’on entretient. J’avais fini par mettre le holà, changer de rive et d’appartement. Chacun pour soi.

Martin ouvrit, complètement nu. Les épaules larges, un petit cul et des jambes de gazelle à faire pâlir d’envie toutes les filles. Chez le sexe mâle aussi il y a le seuil d’une décennie où ils sont particulièrement à point. Lui n’avait encore rien évoqué. Six mois de relation c’était trop tôt pour cela. Il m’avait proposé de partir avec lui pourtant. Une mission d’un an en Asie, on en profiterait pour voyager, tu vois, rien de trop engageant. La porte à peine refermée, il me déshabilla lentement. J’étais venue pour ça bien sûr mais j’aurais aimé la possibilité d’un autre tempo. Qu’il fasse au moins semblant – de m’offrir un verre, un morceau, de simplement me proposer de lire à ses côtés. J’étais venue pour ça mais le désir est chose si volatile que j’avais toujours peur qu’il ne m’abandonne et de devoir subir à défaut d’oser repousser.
Debout au milieu de la pièce, je me contractai un peu. Aucune grossesse n’avait fait son lit dans ma chair mais le temps, oui. Je venais d’avoir quarante ans et, en pleine lumière, je me sentais fragile. Je savais les sillons qui flétrissaient mon buste, l’affaissement des seins, les plis du ventre, le relâchement de l’épiderme et l’épaississement des hanches. Il m’allongea sur son canapé, plongea la main puis la tête entre mes jambes et je me félicitai d’avoir pris une douche en sortant de la piscine. Je demeurai sèche néanmoins, et il n’était pas certain que l’on puisse l’imputer aux résidus de chlore, pas seulement. La dextérité de Martin n’y changeait rien, l’envie s’était dispersée en suivant le fil de mes pensées, évaporée en achoppant à l’odeur vaguement écœurante de mousse à raser qui persistait sur sa joue. Il suffisait d’un petit rien pour que je me ferme. En l’occurrence l’effluve me rappelait mon grand-père – et la question de l’endomètre, tout de même, me taraudait.
Celles qui ne se posent pas de questions, celles pour qui cela va de soi, celles qui font congeler leurs ovocytes, celles qui se piquent, celles qui vont récupérer la capote dans la poubelle, celles qui attendent le bon, celles qui se font ligaturer les trompes, celles qui s’en remettent à la méthode Ogino, celles qui n’en veulent pas parce que dévorées d’une passion qui les occupe tout entière, celles qui vont à l’étranger, celles qui dealent avec un copain, celles qui s’inséminent seules, celles qui pensent que c’est une hérésie en termes d’écologie, celles qui le font dans le dos, celles qui regrettent devant l’abnégation que la maternité implique, celles qui renoncent, celles qui adoptent, celles qui avortent. »

À propos de l’auteur
Faire corps

Charlotte Pons © Photo Gaëlle-Magder-Atelier-Diptik

Charlotte Pons a été journaliste. Elle a créé en 2016 les ateliers d’écriture Engrenages & Fictions. Elle est l’autrice de Parmi les miens (2017) et de Faire corps (2021). (Source: Éditions Flammarion)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois