Les fêlures

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Garance découvre sa sœur Roxane et son conjoint Martin inanimés dans leur lit après une tentative de suicide. Les secours parviendront à la sauver et constateront le décès de Martin. Pour Odile, sa belle-mère, Roxane est coupable. Et si la police conclut à un non-lieu après l’autopsie, le poison du doute s’est instillé et n’a pas fini de faire des dégâts.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le temps des soupçons

Barbara Abel revient avec un nouveau roman, aussi formidable que les précédents. Après une double tentative de suicide, il décrit les dégâts que va provoquer le doute qui ronge les protagonistes, tous sûrs de détenir la vérité.

Quand Garance reçoit l’appel à l’aide de sa sœur, il est déjà trop tard. Elle découvre Roxane aux côtés de Martin, inanimés dans leur lit. Malgré le choc, elle trouve le moyen d’appeler les secours avant de s’effondrer. A-t-elle vraiment compris l’ambulancier quand il a affirmé sentir un pouls?
Finalement Roxane sera sauvée et la double tentative de suicide par injection de morphine prend une tout autre dimension, car désormais c’est aux questions de la police qu’il va falloir répondre. Car avant même le résultat de l’autopsie la mère de Martin porte plainte pour homicide, persuadée que son fils n’avait aucune intention de mettre fin à ses jours.
En fait, autant les deux familles que la police se voient confrontées à des questions auxquelles il est bien difficile de répondre, d’autant que Roxane, qui pourrait éclaircir certains points, reste prostrée et muette. Alors Blache et Cherel, le duo chargé de l’enquête, se concentrent sur la famille et l’entourage, cherchent la raison de cette double tentative de suicide ou le mobile de cet homicide déguisé. Une hypothèse qui révolte Garance, elle qui croyait si bien connaître sa sœur avec laquelle elle a traversé bien des épreuves. Après le départ de leur père, elles se sont retrouvées face à une mère tyrannique, alcoolique et diabétique qui mourra après s’être injecté une trop forte dose d’insuline. Suicide, accident, homicide? On découvrira plus tard ce qu’il en est réellement.
«Roxane avait quatorze ans à l’époque, et ça ne se passait pas bien entre elles deux. Elles se disputaient à longueur de temps, se reprochaient tout et n’importe quoi, c’était insupportable. Mais quand maman est morte, c’est Roxane qui en a été le plus touchée. D’autant que c’est elle qui l’a découverte, sans vie, sur son lit.»
Pour Martin Jouanneaux, c’est un peu la même histoire, mais davantage policée. Lui a perdu son père, grand chef d’entreprise, emporté par la maladie. Son épouse a alors pris les rênes avec l’ambition de voir son aîné lui succéder. Mais à la suite d’une erreur qui verra un gros contrat leur échapper, elle décide de l’évincer au profit de Martin. S’il entend faire de son mieux, il constate toutefois qu’il n’est pas à l’aise avec le milieu des affaires et préférerait son consacrer à l’écriture.
Roxane, qui voulait être danseuse et a dû renoncer à ce rêve après une mauvaise chute dans laquelle sa mère l’a entraînée après une énième dispute a choisi de poursuivre des études de médecine. La jeune fille sait toutefois qu’il s’agit d’un choix par défaut. Les deux amoureux se persuadent alors que leur bonheur passe par une nouvelle vie.
Le scénario imaginé par Barbara Abel nous permet de suivre en parallèle la rencontre et l’histoire du couple Martin et Roxane, la cohabitation entre Garance et sa sœur après sa sortie de l’hôpital, les séances chez la psychologue qui suit les deux filles et la vie d’Odile. Passant d’une temporalité à l’autre, on comprend très bien comment la psychologie des personnages s’est construite et comment le poison du soupçon s’est instillé petit à petit jusqu’à causer des dégâts irrémédiables. Une fois encore, Barbara Abel réussit à nous embarquer dans cette sombre histoire où tout le monde est coupable, même si leurs intentions sont louables, où l’on découvre comment l’amour peut être toxique et comment un petit grain de sable peut remettre en cause bien des certitudes. Comme dans Je sais pas ou Je t’aime les personnages sont admirablement bien campés et, dès les pemières pages – très fortes – on se laisse happer. Comme le bon vin, Barbara Abel se bonifie avec le temps !

Les fêlures
Barbara Abel
Éditions Plon
Roman
422 p., 20 €
EAN 9782259307628
Paru le 31/03/2022

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Qui est le véritable meurtrier d’un être qui se suicide ?
Lui, sans doute.
Et puis tous les autres, aussi.
Quand Roxane ouvre les yeux, elle sait que les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Martin et elle formaient un couple fusionnel. Et puis, un matin, on les a retrouvés dans leur lit, suicidés. Si Roxane s’est réveillée, Martin, lui, n’a pas eu sa chance… ou sa malchance. Comment expliquer la folie de leur geste ? Comment justifier la terrible décision qu’ils ont prise ?
Roxane va devoir s’expliquer devant ses proches, ceux de Martin, et bientôt devant la police, car ce suicide en partie raté ne serait-il pas en réalité un meurtre parfait ? Que savons-nous réellement de ce qui se passe au sein d’un couple ? Au sein d’une famille ? Que savons-nous des fêlures de chacun ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
EmOtionS blog littéraire (Yvan Fauth)
RTBF (Sous couverture)
Blog Aude bouquine
Blog L’œil de Luciole

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Certains réveils sont plus pénibles que d’autres.
Au moment où Roxane ouvre les yeux, malgré le chaos qui règne dans sa tête, elle comprend que les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Les souvenirs peinent à refaire surface, ils se désordonnent à mesure qu’ils apparaissent, comme on joue à cache-cache dans l’obscurité. Ce sont des formes confuses, des ébauches d’impressions, ils se dérobent à peine décelés, ils s’échappent sitôt saisis. Sa conscience en profite pour occuper le terrain : sans perdre de temps, elle découvre des crocs redoutables qu’elle plante sans pitié dans sa raison. C’est fulgurant, la jeune femme essuie un premier assaut, dont la violence la laisse pantelante. Elle tente de rassembler ses idées, d’organiser la bouillie qui lui sert de mémoire, de dompter la souffrance qui, déjà, lui ronge l’âme. Peine perdue. Elle n’a pas encore retrouvé son calme qu’elle doit affronter une meute de spectres grimaçants, dont elle devine qu’ils ne lui accorderont aucun répit.
À la douleur de l’esprit succède celle du corps. Comme pour se mettre au diapason, c’est la tête qui endure le premier supplice. Elle explose sous la charge d’une pression féroce, brutale, qui arrache à Roxane une plainte rauque. Elle tousse, et chaque quinte lui écorche les voies respiratoires. Elle tente de se redresser pour atténuer le mal, le mouvement réveille son estomac qui se tord instantanément et propulse dans tout l’abdomen de virulentes pointes aiguës, lesquelles la forcent à se recoucher.
— Ne bouge pas, ma petite souris. Je suis là. Tout va bien.
Cette voix, Roxane l’identifie à la seconde : c’est celle de Garance, sa sœur. Celle-ci se penche sur elle, sa respiration lui effleure le front. Cela apaise Roxane durant quelques secondes, juste avant que ses démons repartent à l’assaut. Elle veut parler, savoir ce qui se passe, où elle se trouve, pourquoi, comment ?
— N’essaie pas de parler, on a dû t’intuber.
En croisant le regard de Garance, Roxane lit l’angoisse tapie au fond des yeux de sa sœur, la peur rétrospective dont elle est l’otage, une charge émotionnelle difficile à dompter. Elle devine enfin la pointe de reproche que Garance ne parvient pas à dissimuler tout à fait. Des images commencent alors à émerger, se révélant à son esprit par petites touches, une silhouette d’abord, dont elle discerne les contours, et, avec elle, le souvenir éprouvant des derniers instants, juste avant que la morphine se rue dans son organisme et prenne d’assaut une à une ses fonctions vitales.
Martin.
Roxane sonde aussitôt la pièce dans laquelle elle se trouve, à sa recherche.
— Tu veux quelque chose ? lui demande Garance avec douceur.
La peur de savoir lui tord le cœur, mais, très vite, l’ignorance l’effraie plus encore.
Posant sur sa sœur un regard inquisiteur, entre terreur et détermination, Roxane attend.
Il faut quelques instants à Garance pour déceler ce que cherche sa cadette. Alors, elle s’assombrit et la considère avec gravité. Le temps s’arrête. Les secondes s’étirent dans l’immobilité du silence, les deux femmes se contemplent, l’une en demande, à l’affût du moindre indice, l’autre en retrait, épouvantée par la réponse qu’elle doit formuler. Alors, prenant le parti de contourner l’impossible épreuve, Garance se contente de secouer lentement la tête.
Non.
Ce qui se passe ensuite restera gravé dans la mémoire de Garance. Les traits de Roxane se figent un court instant, voilés d’une obscurité minérale, presque tombale, avant de se décomposer en une grimace déchirante. Terrassée, la jeune femme se recroqueville, on dirait qu’elle se dessèche, se vide, se décolore, soudain diaphane, transparente, presque un fantôme. Elle s’abîme dans un interminable sanglot qui met une éternité à émerger, à expulser le hoquet de peine, celui qui donnera le coup de feu du départ, la permission d’exprimer sans retenue son chagrin et sa douleur.
Garance se tient pétrifiée à côté d’elle. Elle assiste, impuissante, à la déliquescence de Roxane, à sa déchéance, à sa mise à mort. Et lorsque sa sœur plonge dans les flots de sa détresse, lorsqu’elle donne libre cours à ses larmes, lorsque les plaintes emplissent l’espace, déchirées et déchirantes, Garance la prend enfin dans ses bras et la serre contre elle.
Les deux jeunes femmes pleurent longuement, agrippées l’une à l’autre.
— Pourquoi ? demande Garance.
Roxane frémit. Elle s’extirpe de l’étreinte et reste figée. D’une immobilité parfaite, elle tente pourtant de contenir le tumulte qui malmène ses pensées, son cœur, ses muscles, ses tripes.
Pourquoi ?
Comment répondre à cette question ?
Comment raconter, comment expliquer ?
Comment traduire en mots la folie de ce geste ? Roxane tressaille en songeant que son premier juge est là, devant elle, Garance, son âme sœur, et que rien, à ses yeux, ne justifiera la dérive de leurs illusions.
Elle tente d’endiguer les souvenirs qui l’assaillent et ne peut réprimer un frisson d’angoisse. À mesure que la situation se dévoile, à mesure que se révèlent à sa conscience celles et ceux qui lui demanderont des comptes, elle voit se creuser sous ses pas un abîme sans fond dans lequel la tentation est grande de se laisser sombrer. Disparaître, s’évanouir, se désagréger. S’ajoute un sentiment de solitude terrifiant, un étau qui lui enserre la poitrine au point d’entraver sa respiration. Enfin, il y a cette voix qui ricane sous son crâne, la persécute et l’accuse, vomissant une déferlante de reproches, tu croyais quoi, pauvre idiote ? Les mots ricochent dans sa conscience, elle voudrait les chasser, mais comment ? La voix poursuit sa diatribe, implacable. Tu pensais vraiment que ce serait aussi facile, que tu allais t’en sortir comme ça ? Roxane secoue la tête, non, promis, elle ne pensait rien, elle mesure son arrogance, elle comprend son erreur. Elle demande pardon, pitié, elle sait maintenant que tout cela était vain, qu’ils avaient tort, bercés d’illusions.
Elle sait surtout qu’elle ne maîtrise rien et qu’elle doit affronter son destin. Seule.

Jamais démenti
La première fois que Garance et Roxane se sont vues, les choses ont mal commencé. En même temps, tout allait mal à cette époque, pourquoi aurait-ce été différent ?
Pour commencer, il était prévu qu’elles se rencontrent dans la matinée, c’est en tout cas ce qu’on avait dit à Garance. Au lieu de ça, Roxane était arrivée en fin d’après-midi. Garance avait passé la journée le nez à la fenêtre, les nerfs à fleur de peau. Elle avait tenté de négocier avec son impatience, consciente malgré ses quatre ans que cette journée serait déterminante et que, rien, jamais, ne serait plus comme avant.
Elle ne s’était pas trompée.
Lorsque Roxane est arrivée – enfin ! –, Garance était dans un tel état de tension qu’elle a mis plusieurs minutes avant de venir l’accueillir. Elle avait tourné en rond dans sa chambre, ravalant sa rancœur et cherchant au fond d’elle-même un reste de cette fébrilité qui l’animait ce matin encore. Les bruits du salon lui parvenaient par bribes étouffées, la voix de Judith, sa mère, impatiente et agacée, celle de Jean, son père, déjà à cran. Elle se demandait pourquoi ces deux-là prenaient encore la peine de se parler, le moindre mot entre eux dégénérait invariablement, quelle que soit l’heure de la journée, quel que soit le sujet abordé, tournant à l’aigre dans le meilleur des cas, virant au pugilat dans le pire.
Seule dans sa chambre, Garance percevait la tension, une nervosité ambiante qu’elle connaissait par cœur, elle pouvait en prévoir chaque étape. En entendant ses parents se chamailler dès le retour de sa mère, avant même qu’elle n’ait pris le temps de se poser, sans même s’inquiéter d’elle, Garance avait éprouvé une amertume chargée de dépit.
Qu’allait penser Roxane ?
Elle s’était donc résolue à rejoindre le salon, sans grand espoir d’apaiser la dispute qui se cristallisait sous les mots accablants et les paroles blessantes.
Quand elle était apparue, sa mère l’avait gratifiée d’un simple « Ah, tu es là, toi ? » avant de reporter son attention sur son mari à qui elle reprochait l’état de l’appartement, tu as vu le bordel, franchement, tu ne pouvais pas faire un effort, au moins pour mon retour ? Jean s’était retranché derrière son emploi du temps surchargé, tu crois que j’ai eu le temps, sans oublier qu’il a fallu s’occuper de Garance, lui préparer ses repas, la conduire à l’école et aller la rechercher, putain, tu n’es pas là depuis dix minutes que tu fais déjà chier !
Roxane s’était mise à pleurer.
Blotti dans son couffin, le nouveau-né s’agitait dans l’indifférence générale.
La querelle des parents prenait de l’ampleur, mais leurs mots se noyaient dans les pleurs du bébé. Garance s’était avancée, en apnée, navrée pour cet enfant, ça n’a pas l’air terrible comme ça, mais tu verras, il y a parfois de bons moments.
À mesure qu’elle se rapprochait de Roxane, la cacophonie familiale s’était estompée dans les battements de son cœur. Elle avait dû grimper sur la chaise, car le couffin était posé sur la table et elle ne distinguait rien de ce qu’il y avait à l’intérieur. Le temps avait alors endigué sa course, comme s’il lui donnait la possibilité de faire marche arrière, de retourner dans sa chambre comme si de rien n’était, après tout elle n’avait rien demandé à personne…
Bien sûr, Garance n’avait pas hésité.
Elle s’était penchée au-dessus du couffin et avait découvert sa petite sœur.
Le coup de foudre avait été immédiat.
Et réciproque.
Était-ce cette présence au-dessus d’elle, cette odeur d’enfance, cette douceur sucrée, ce regard à la fois étonné et déjà fasciné, cette menotte qui s’était approchée et avait effleuré sa joue ?
Au contact de la fillette, Roxane s’était tue, aux aguets.
Les yeux froncés, encore fermés au monde qui l’entourait, le teint laiteux, la peau plissée et duveteuse, elle s’était aussitôt apaisée tandis que Garance lui murmurait de jolis sons, une berceuse improvisée dans les replis de ses espoirs.
C’est ainsi que les deux sœurs avaient fait connaissance. Roxane ne se rappelle pas, bien sûr, mais Garance lui a tant de fois raconté cette première rencontre qu’elle a la sensation de se souvenir de chaque seconde.
Vingt ans plus tard, cet amour ne s’est jamais démenti.

Chapitre 2
Garance sort de la chambre et se presse vers les ascenseurs. Elle a besoin d’air, elle a envie de fumer, elle doit passer un coup de fil, prévenir son père que Roxane est réveillée.
Tandis que les portes se referment sur elle, Garance découvre son reflet dans le miroir. Ses traits sont creusés, son teint est gris, elle semble à peine plus vaillante que Roxane. Elle prend une grande inspiration et se pince les joues pour en raviver les couleurs. Le résultat est décevant mais elle s’en contentera.
Dehors, elle tire une cigarette de son paquet, l’allume et aspire longuement la fumée qu’elle garde quelques secondes dans ses poumons. Elle attend de l’avoir recrachée pour s’emparer de son smartphone. Quatre appels en absence, tous de son père, dont deux avec message qu’elle n’écoute pas. À la place, elle compose directement son numéro.
La discussion est éprouvante. Il lui reproche d’emblée tout un tas de choses, de ne pas l’avoir prévenu plus tôt, et d’ailleurs de ne pas répondre au téléphone, de ne rien savoir de plus, de ne pas avoir vu le médecin. Il tourne en rond depuis des heures, il devient fou, vouloir mourir à vingt ans, ça n’a pas de sens ! Garance lui fait remarquer qu’elle est dans le même état que lui, qu’elle se pose les mêmes questions, ce n’est pas la peine de passer ses nerfs sur elle. Jean soupire, il s’excuse, oui, désolé, il est à cran. Garance se justifie comme d’habitude, et, comme d’habitude, son père ne l’écoute pas. Il l’informe qu’il n’a pas pu annuler la répétition de cet après-midi, mais qu’il a trouvé un vol dans la soirée et qu’il sera là demain matin, au plus tard à 10 heures. La discussion s’achève, tendue, Garance raccroche, et soudain la fatigue s’abat sur elle, une fatigue extrême qui la laisse sans force, le cœur vide. Elle devrait rentrer chez elle, se reposer quelques heures, mais la hantise d’être seule sans personne pour détourner ses pensées la décourage. Elle sait que cet instant viendra, forcément, et que les événements éprouvants des dernières vingt-quatre heures la hanteront jusqu’au petit matin. Comme pour confirmer ses craintes, le souvenir de la chambre de Roxane et Martin envahit son esprit, ce moment étrange où elle pressent le drame, l’obscurité à cette heure matinale, les deux silhouettes couchées dans le lit, le silence malgré ses appels et ses questions, il y a quelqu’un, Roxane, Martin, vous êtes là ?
Et puis…
Et puis l’horreur, le cauchemar, glaçant, indescriptible. Elle les voit tous les deux, ils sont là, allongés sur le lit, immobiles et muets. Elle s’approche, ne comprend pas pourquoi ils ne l’entendent pas, pourquoi ils ne bougent pas. Elle se penche sur eux, elle tend la main pour réveiller sa sœur, Roxane, c’est moi, c’est Garance. Elle allume la lampe de chevet…
Alors seulement elle découvre son visage figé, son regard déjà absent, ses lèvres trop pâles, son teint cireux. Garance se glace, son cœur dégringole dans son estomac. Elle pousse un cri d’épouvante, se jette sur sa sœur, l’appelle, la secoue, la supplie. Elle panique, se tourne vers Martin pour lui demander son aide… L’effroi lui agrippe les tripes, il est plus livide encore. Elle se précipite hors de la chambre, court jusqu’au salon où elle a laissé son sac, y plonge la main, y fouille avec frénésie à la recherche de son téléphone. Elle appelle les secours dans un état second, bafouille de pauvres mots dépourvus de sens. Elle invective la voix à l’autre bout du fil, l’implore de venir tout de suite, d’être déjà là, ne comprend rien à ce qu’on lui demande. L’adresse ? Elle hurle le nom de la rue, le numéro de l’immeuble, hystérique, doit recommencer, la voix ne saisit pas le numéro, trente et un, merde, c’est pas compliqué !
L’attente débute, longue, lente, interminable. On lui a assuré que les secours étaient en route, mais Garance ne voit rien, n’entend rien. Le silence s’abat sur elle avec une violence qui la laisse étourdie. Elle se morfond, hébétée, puis regagne la chambre, se précipite vers le lit, empoigne sa sœur par les épaules, la redresse de force tout en la stimulant, tiens bon, Roxane, l’ambulance va arriver, je t’en supplie, tiens le coup ! Elle parvient à la stabiliser et la retient dans un semblant de posture assise. Roxane ressemble à une poupée à taille humaine, repliée sur elle-même, dont la tête tombe lourdement sur la poitrine. Ses longs cheveux blonds lui mangent la figure. Garance ne distingue pas ses traits. Elle la presse contre elle et la frictionne, c’est idiot, elle ne sait pas pourquoi, il semble que c’est ce qu’elle doit faire, conserver la chaleur du corps, solliciter chaque parcelle de sa peau, chaque cellule, chaque nerf. Elle voudrait sentir sa sœur bouger, percevoir une résistance dans ses muscles, une énergie, un mouvement… Mais dès qu’elle lâche la jeune femme, celle-ci manque de s’affaisser d’un côté ou de l’autre. Garance la retient avec plus de détermination encore, à tel point qu’elle ne sait plus très bien qui maintient qui à la verticale, laquelle empêche l’autre de tomber.
Alors qu’elle sombre dans l’intensité de l’étreinte, tout entière absorbée par cette communion rédemptrice, son attention est attirée par une enveloppe posée sur la table de nuit, juste à côté de Roxane. Une alerte hurle dans son cerveau. Elle reconnaît tout de suite l’écriture de sa sœur. « Garance ». Elle tourne instinctivement la tête vers la table de nuit du côté de Martin… Une enveloppe y est également posée.
Quelque chose se brise en elle, comme un verre éclatant sur le sol, fracassé en mille morceaux. Elle sait, elle a compris. Les mots que renferment ces enveloppes seront difficiles à lire, impossibles à accepter. Ils engendreront des interrogations, des remises en question, des jours noirs et des nuits blanches. Elle tend malgré tout la main vers la lettre de Roxane, c’est plus fort qu’elle, la saisit et la ramène vers elle.
« Pourquoi ? », murmure-t-elle en enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme.
Elle presse sa sœur contre elle, et ce corps glacé la brûle, la consume, lui ronge le cœur et l’âme. Elle se sent aspirée vers des fonds dérobés, des rivages parallèles auxquels seuls ceux qui souffrent accostent, et dont certains ne reviennent jamais. Déchirée par une insupportable douleur, elle lâche prise, se dit tant pis, à quoi bon, s’enfonce peu à peu…
Dehors, le lointain écho de l’ambulance la ramène brutalement dans la chambre.
Garance sursaute et prend une grande bouffée d’air. Elle repose Roxane à l’horizontale et se précipite dans l’entrée. Elle sort de l’appartement, dévale les deux étages qui la séparent du hall de l’immeuble et déboule sur le trottoir, hors d’haleine, échevelée, au bord de l’hystérie. Les gyrophares des véhicules tournoient dans la nuit, donnant à la rue des allures de scène de tragédie. Les secouristes n’ont pas le temps de descendre de l’ambulance qu’elle les apostrophe déjà puis les guide jusqu’à la chambre.
Ensuite, l’éternité s’installe. Des gens envahissent les lieux, parmi lesquels des policiers. On lui demande de rester à l’écart pour ne pas entraver le bon déroulement des opérations. Au sinistre silence du trépas succède le tourbillon des urgentistes. Garance se retranche dans la cuisine, perdue, éperdue, impuissante. Elle entend des bruits de machine, des sons, des mots, sans parvenir à en retirer une information concrète. Elle trépigne, tourne en rond, se sent de trop, pas à sa place, elle devrait être auprès de sa sœur, Roxane a besoin d’elle, elle le devine, elle le sait. Alors elle avance dans le couloir en direction de la chambre, c’est plus fort qu’elle, elle se dévisse le cou pour voir, pour savoir… La cohue générale se mêle au chaos de son esprit, les gens s’agitent autour du lit, certains lancent des ordres, d’autres y répondent.
Un homme annonce que c’est fini.
Les boyaux de Garance se soulèvent, elle expulse un cri de détresse et bondit vers le lit. Un infirmier la retient de justesse et l’empêche d’avancer, tente de la contenir, de la raisonner. Garance n’entend rien, elle se débat, rugit, elle veut voir sa sœur, le répète sans cesse dans une litanie sourde. L’infirmier l’entrave, cherche à attirer son attention sur autre chose, sur lui, sur ses mots, laissez-nous la sauver, madame, nous faisons le maximum, nous…
« On a un pouls ! »
La phrase a jailli dans un cri au-delà du tumulte. Chacun se tend une demi-seconde avant de replonger dans la fièvre du sauvetage. On ne lâche rien. Garance se fige, en apnée, tous les sens aux aguets. L’infirmier sollicite son regard, lui promet qu’ils vont la sauver, mais que, pour ça, il faut les laisser faire. OK ? Vous avez compris ? Vous entendez ce que je dis ? Madame ?
Garance sursaute. Elle braque les yeux sur lui, tout étonnée de le trouver là, si près. Elle le dévisage tandis que les mots parviennent à sa conscience. Alors seulement elle hoche la tête, elle comprend, oui, bien sûr…
Ensuite tout se mélange dans son esprit. Elle sait juste que les choses sont allées très vite, ils ont chargé Roxane sur une civière avant de filer vers l’entrée, les escaliers, la rue, l’ambulance. Elle leur a emboîté le pas, cavalant à côté de sa sœur, la sommant de ne pas lâcher, lui défendant de mourir, tu entends, je te l’interdis !
— Tiens bon, ma petite souris ! a-t-elle hurlé dans un sanglot déchiré.
Au moment où elle a voulu sortir de l’immeuble, un policier l’a alpaguée, lui demandant de le suivre pour répondre à des questions. Garance l’a regardé comme s’il était fou, sans comprendre ce qu’on lui voulait, elle s’est défendue, impérieuse, laissez-moi passer, je dois rester avec ma sœur… Il a insisté, mais elle s’est dégagée.
— Si vous voulez me poser des questions, rejoignez-moi à l’hôpital !
Puis elle a suivi le mouvement sans ralentir sa course, sans quitter Roxane des yeux, s’accrochant à la certitude que, tant qu’elle sera près d’elle, sa sœur aura une chance de s’en sortir.
Parce qu’elle n’osera jamais mourir devant elle.

Chapitre 3
De retour dans l’ascenseur, Garance se ressaisit. Roxane est à présent hors de danger, c’est tout ce qui compte. Le reste est dérisoire, elle peut tout affronter, faire face à toutes les vérités, même les plus éprouvantes. Elle espère recevoir les résultats des analyses sanguines, avoir un début de réponse et, sinon comprendre, du moins en apprendre plus sur la façon dont les choses se sont déroulées. La seringue trouvée à côté des corps et envoyée au laboratoire de la police scientifique pour examen va bientôt révéler ses secrets.
En débouchant dans le couloir du quatrième étage, la jeune femme ralentit le pas. À hauteur de la chambre de sa sœur, deux hommes discutent avec le docteur Moreau, qui s’occupe de Roxane depuis son admission. Elle se hâte de les rejoindre et, tandis qu’elle approche, reconnaît le policier qui voulait l’interroger sur les lieux du drame.
Garance étouffe un juron : elle l’avait oublié, celui-là. Elle a lu la lettre laissée par sa sœur, sans parvenir à associer les mots qui y figurent ni à en dégager tous les détails qu’elle recèle. Les larmes, l’émotion et la douleur l’ont empêchée de mettre du sens dans tout ça. Elle sait juste que les deux jeunes gens ont cherché à mettre fin à leurs jours pour des raisons qui lui échappent encore. Roxane parle de décision réfléchie, de choix commun, elle supplie sa sœur de ne pas lui en vouloir, s’excuse mille fois du chagrin qu’elle va lui causer. Elle la charge de toute une série de messages pour les uns et les autres, leur père et quelques-uns de ses amis. Elle lui dit adieu et s’excuse encore. Elle lui dit qu’elle l’aime.
Garance ignore tout du contenu de la lettre de Martin. Elle la présume pareille à celle de Roxane, avec quelques nuances concernant les messages personnels adressés à ses proches. Elle frissonne en songeant que, si sa sœur a pu être sauvée, Martin n’a pas eu cette chance. Ou cette malchance, c’est selon. La réaction de Roxane à son réveil l’a bouleversée, son désespoir était palpable, celui de n’être pas partie avec son compagnon. Sans doute aussi celui de devoir maintenant affronter la vie sans lui. Leur geste demeure inexpliqué, Garance a beau chercher une raison, elle ne comprend pas ce qui les a poussés à une telle extrémité. Elle n’ose imaginer la détresse de la famille de Martin, tout en éprouvant le soulagement infini de ne pas être à leur place.
Ses sentiments à leur égard sont complexes : sans vraiment se connaître, le courant n’est jamais passé entre eux. En vérité, tout les oppose, à commencer par leur milieu social, dont la différence, du côté de la famille de Martin Jouanneaux du moins, semble poser un problème : ils sont riches, terriblement protecteurs de leurs privilèges que – ils en sont persuadés – le monde entier leur envie, et nourrissent une méfiance maladive envers Roxane, convaincus qu’elle n’aime Martin que pour sa fortune et sa position sociale. La mère surtout, Odile Jouanneaux, a toujours marqué le fossé qui les sépare, acceptant avec difficulté que son fils cadet s’amourache d’une fille d’artistes, des bohèmes, des saltimbanques. Les rares occasions au cours desquelles les deux familles se sont réunies ont été empreintes d’une froide courtoisie, à peine plus cordiale qu’un repas d’affaires. Et d’affaires, il était chaque fois question, Odile Jouanneaux ne manquant jamais de rappeler tous les avantages de Martin, dont Roxane n’était pas la dernière à profiter : un appartement dans le centre historique, que Martin occupait et dans lequel Roxane s’était installée quelques mois auparavant, une villa en Espagne, une autre en Provence, un confort matériel indéniable, une sécurité pour l’avenir. Si elle a commencé par s’opposer à cette union, elle a dû peu à peu accepter la présence de Roxane au sein de la famille. D’après celle-ci, les rapports s’étaient améliorés avec le temps, il lui arrivait même parfois de partager une certaine complicité avec la mère de Martin. Après tout, cela faisait maintenant un peu plus d’un an que les deux tourtereaux étaient ensemble.
Garance arrive au niveau de la porte de la chambre de Roxane. Le docteur Moreau l’aperçoit et lui sourit avec complaisance. Il s’adresse alors aux enquêteurs :
— Justement, voici Mlle Leprince, la sœur de Roxane Leprince.
Les deux policiers se tournent vers elle, et l’un d’eux l’aborde aussitôt en lui tendant la main :
— Capitaine Cherel, en charge de l’enquête sur le décès de Martin Jouanneaux. Nous nous sommes vus sur les lieux du drame. Et voici le lieutenant Blache.
Garance les salue d’un bref signe de tête. Elle veut demander au médecin s’il a reçu les résultats des analyses, mais le capitaine ne lui en laisse pas le temps.
— Nous avons des questions à vous poser, l’informe-t-il sur un ton qui, à présent, ne souffre pas la discussion. Si vous voulez bien nous suivre…
Garance masque son trouble et suit les deux policiers jusque dans une chambre inoccupée.
Maintenant seule avec eux, elle tente de se ressaisir. Leur présence l’oppresse. Elle se sent mal à l’aise, comme fautive par défaut. Elle est toujours sous le choc de sa macabre découverte, pas encore remise de la terrible perspective d’avoir pu perdre sa sœur, bouleversée par ce qui les attend, Roxane et elle.
— Nous avons besoin d’établir la chronologie des faits, commence le capitaine Cherel avec pragmatisme.
— Je ne sais pas grand-chose, remarque Garance.
— C’est vous qui avez découvert les corps ? demande-t-il sans plus de détours.
Garance opine du menton en fermant brièvement les yeux.
— Pouvez-vous nous dire tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous êtes entrée dans l’appartement ?
Garance tente de mettre de l’ordre dans ses idées avant d’entamer un récit qui suit la progression des événements tels qu’elle les a encore à l’esprit. Le capitaine Cherel l’écoute avec attention pendant que le lieutenant Blache prend des notes.
— Avez-vous une idée de la raison qui les a poussés à vouloir se donner la mort ?
— Non, se contente-t-elle de répondre.
Les deux enquêteurs attendent une suite qui ne vient pas.
— Votre sœur a-t-elle des antécédents suicidaires, un suivi psychiatrique ?
— Non ! Pas du tout !
— A-t-elle un état général dépressif ?
— Non, répète Garance en secouant la tête.
— Et Martin Jouanneaux ?
— Je le connais moins, mais il ne m’a pas semblé…
— Vous n’avez rien remarqué d’inhabituel dans le comportement de votre sœur ces derniers temps ? insiste Blache.
— Rien de significatif…
Une fois de plus, elle choisit de ne pas s’étendre. Cherel décide alors d’aborder le sujet sous un autre angle.
— Que faisiez-vous au domicile de votre sœur si tôt le matin ?
Garance soupire.
— Roxane m’a envoyé un message en me demandant de venir le plus vite possible. Il était 7 h 30, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas.
— Elle vous a dit pourquoi ?
— Non, dit-elle d’une voix tendue. Juste de la rejoindre rapidement. J’ai essayé de l’appeler, mais elle n’a pas décroché. Je lui ai alors renvoyé un texto pour savoir si tout allait bien… Rien.
— Vous étiez inquiète ?
— Bien sûr que j’étais inquiète ! Quand on vous envoie un message à 7 h 30 en vous demandant de venir de toute urgence, c’est inquiétant, non ? Et puis, c’est ma sœur. Dès qu’elle appelle, j’accours. C’est comme ça depuis qu’elle est toute petite.
— OK, concède Cherel. Mais, hormis l’heure matinale et vos codes relationnels, aviez-vous des raisons d’être inquiète ?
Cette fois, Garance met un peu plus de temps pour répondre. Lorsqu’elle se décide enfin, sa voix n’est plus qu’un filet à peine audible.
— Pas à proprement parler. J’avais l’impression que Roxane allait bien. C’est juste que…
Elle s’interrompt, cherche ses mots, hésite…
— Oui ? la presse Cherel.
— Nous nous sommes moins vues ces derniers temps. Ma sœur et moi sommes très proches, nous ne restons jamais très longtemps sans nous voir ou sans nous appeler. Mais, dernièrement, Roxane était moins disponible.
— Depuis quand ? demande le lieutenant Blache.
— Quatre ou cinq mois, environ.
— Il y avait une raison à ça ?
Garance secoue la tête.
— Pas précisément. La vie. Elle est en première année de médecine, ça lui prenait pas mal de temps. Je n’ai pas fait attention, j’étais moi-même surchargée de boulot. On a eu du mal à trouver des moments pour se voir.
Ses yeux se remplissent de larmes, qu’elle peine à refouler.
— J’aurais dû être plus vigilante, ajoute-t-elle dans un sanglot contenu.
Le lieutenant Blache enchaîne aussitôt :
— Comment êtes-vous entrée dans l’appartement ?
— J’ai un double des clefs, répond Garance en se ressaisissant.
Les deux enquêteurs se consultent d’un bref coup d’œil qui n’échappe pas à la jeune femme.
— Nous avons chacune un double des clefs de l’autre, se justifie-t-elle. J’ai sonné à l’interphone mais personne n’a répondu. Du coup, je me suis permis d’entrer.
Cherel hoche la tête, songeur.
— Quels étaient les rapports entre votre sœur et son compagnon ?
Garance laisse de nouveau échapper un profond soupir gonflé de détresse.
— Ils étaient très amoureux l’un de l’autre. Vraiment. Peut-être même un peu trop…
— C’est-à-dire ? demande Blache.
Garance se mordille l’intérieur des joues avant de répondre.
— Roxane et Martin, c’était le couple fusionnel par excellence. Le genre qui ne laisse pas beaucoup de place aux autres. Quand on fait partie de l’entourage proche, c’est parfois difficile à gérer.
— Depuis combien de temps se connaissent-ils ?
— Un peu plus d’un an.
Elle réfléchit avant d’ajouter :
— Je n’arrête pas de me demander si je ne suis pas passée à côté de quelque chose. C’est vrai que je trouvais que Martin prenait beaucoup de place dans la vie de Roxane. Parfois trop, à mon goût. En même temps, elle était heureuse comme elle ne l’a jamais été.
Elle marque une courte pause avant de continuer :
— Bien sûr, il pouvait y avoir des tensions entre eux, comme dans tous les couples. Mais, chaque fois, c’était pour des raisons secondaires, un malentendu, un manque de dialogue, une incompréhension. Ça ne durait jamais. Ils étaient incapables de rester fâchés très longtemps.
Elle réprime un frisson.
— Je ne sais pas comment elle va faire pour vivre sans lui…
Cherel l’observe avec attention avant de passer à la question suivante.
— Savez-vous s’ils fréquentaient une secte ou des groupes religieux ?
— Ça m’étonnerait ! Ce n’est pas du tout le genre de Roxane, et je vois mal Martin dans ce genre de délire…
— Leur connaissez-vous des ennemis, des gens qui leur veulent du mal ?
La question surprend Garance. Elle dévisage le capitaine, pas certaine de comprendre.
— Pourquoi quelqu’un leur voudrait-il du mal ? C’est… C’est une tentative de suicide, non ?
— Ça reste à démontrer…, se contente de répondre Cherel.
Un silence s’installe durant lequel Garance prend la mesure de cette affirmation.
— Alors ? insiste le policier. Des ennemis ?
— Non, répond aussitôt Garance, déconcertée. Pas que je sache, en tout cas.
— Votre sœur est étudiante en médecine, c’est bien ça ? enchaîne Blache.
Garance acquiesce d’un hochement de tête.
— On a retrouvé un flacon de morphine à côté de la seringue. On ne sait pas encore si c’est en effet le produit qu’elle contenait, on attend les résultats du labo, mais est-il possible que votre sœur ait pu se procurer de la morphine par le biais de la faculté ?
Garance fronce les sourcils.
— Aucune idée. Roxane est en première année, je ne pense pas qu’elle ait déjà des stages ou ce genre de chose. Les cours sont plutôt théoriques à ce stade. Donc a priori, non.
— Et M. Jouanneaux ? poursuit le capitaine Cherel. Quel était son secteur d’activité ?
— La finance. Destiné à diriger la société familiale. Une voie en or, un chemin tout tracé.
L’ironie de son ton n’échappe pas aux enquêteurs.
— OK. Une dernière chose : pouvez-vous nous montrer le message de votre sœur, celui qu’elle vous a envoyé ce matin en vous demandant de venir de toute urgence ?
Garance masque son trouble en hochant vigoureusement la tête.
— Oui, bien sûr…, répond-elle en fouillant dans sa poche.
Elle en sort son smartphone et recherche la conversation entre sa sœur et elle, qu’elle tend ensuite aux policiers. Cherel s’en saisit et parcourt l’échange avec attention.
— Ce sera tout pour l’instant, merci, lui dit-il en lui rendant l’appareil. Nous vous prions de rester à notre disposition dans les jours qui viennent et de ne pas quitter le territoire.
Cette injonction glace le sang de Garance malgré elle.
— Je n’ai pas l’intention de quitter le territoire, capitaine, rétorque-t-elle froidement. Ma sœur a besoin de moi ici.
Puis, considérant les policiers avec une attention plus soutenue :
— Vous… Vous ne croyez pas à la thèse du suicide ?
— Disons que nous n’excluons aucun scénario et que, jusqu’à preuve du contraire, tout le monde est suspect, se contente-t-il de répondre en la scrutant avec insistance.
Le regard que lui lance Cherel jette Garance dans un profond désarroi. Elle se sent mise sur la sellette, comme s’il l’accusait d’être plus impliquée dans cette affaire que ce qu’elle prétend.
— Vous… Vous pensez que les choses ne se sont pas passées comme je vous l’ai dit ? balbutie-t-elle, incrédule.
— Nous n’excluons aucun scénario, répète-t-il sans la quitter des yeux.
Un souffle d’amour
Des cris dans le noir.
Si Garance devait décrire l’enfer en quelques mots, ce serait cela : des cris dans le noir.
Elle a huit ans, elle vient de perdre une dent. Bien que la petite souris ne soit jamais passée pour elle, elle l’a mise sous son oreiller. Non pas qu’elle croie à son existence, elle n’y a jamais cru, pas plus qu’au Père Noël ou aux cloches de Pâques. Ses parents n’ont pas entretenu ces croyances enfantines qu’ils qualifient de mensonges inutiles. Non, ce qu’elle espère, ce qu’elle attend, c’est que l’un d’eux vienne échanger sa dent contre une pièce d’un euro. Qu’il pénètre à pas de loup dans sa chambre, le souffle retenu, à l’affût du moindre mouvement. Qu’il glisse sa main sous l’oreiller pour subtiliser la dent et la remplacer par le sou. Qu’il prenne mille précautions pour ne pas la réveiller. Et peut-être même que, pendant quelques instants, il la regarde dormir et veille sur son sommeil.
La chose est mal engagée. Dans la cuisine, ni son père ni sa mère ne se préparent à troquer la dent par un sou, trop occupés à se reprocher jusqu’à leur présence dans la même pièce. La voix de sa mère ressemble à des clameurs aiguës au rythme chaotique, un insupportable déluge de notes stridentes. Par-dessus, son père expectore des paroles de mépris et d’agacement. La fillette ne perçoit pas les syllabes exactes des maux qu’ils échangent, mais, à l’évidence, le combat est âpre et les guerriers ne se font pas de quartier. Dans l’obscurité de sa chambre, ces mots assassins, ces cris de douleur, ces attaques, ces ripostes, ces dégoûts prennent l’ampleur d’un conflit sanglant.
Garance veut bien renoncer aux contes de fées pour peu qu’on ne la plonge pas dans l’horreur des faits divers.
Allongée dans son lit, les yeux grands ouverts, elle suit l’évolution des assauts. Sa mère paraît s’épuiser à brailler sans discontinuer, lançant ses flèches à l’aveugle, sans ordre ni méthode, un cri, une injure, un crachat. Son père est plus organisé, il économise ses forces, profère des propos meurtriers avec une certaine réflexion, alterne insultes et menaces, semble faire mouche si l’on en croit les hurlements d’animal blessé que pousse sa mère.
Garance ferme les yeux et se recroqueville. L’écho des explosions d’obus résonne dans son cœur et, avec lui, le regret de n’être pas plus importante que la guerre qui fait rage dans la cuisine. À l’évidence, aucun des belligérants ne pense à elle, à sa dent, à la pièce. Les attaques redoublent de part et d’autre, les offensives succèdent aux assauts, on se heurte, on se blesse, on se déchire. Garance le sait, l’un des deux va bientôt réclamer la fin des hostilités. En général, c’est sa mère, même s’il est déjà arrivé que son père dépose les armes.
Pas cette fois.
Comme à son habitude, Judith finit par agiter le drapeau blanc : elle éclate en sanglots, et Garance l’imagine se voûter, secouée de pleurs convulsifs, le visage caché dans ses mains. La fillette n’éprouve que du mépris pour cette façon de capituler, sans fierté, sans panache, dévoiler sa faiblesse pour demander pitié, pire, l’exposer, l’afficher comme un infirme exhibe son moignon pour inspirer la compassion des passants et leur soutirer une pièce. Cette pièce, justement, qu’elle ferait mieux de venir glisser sous l’oreiller de sa fille avant de passer quelques instants à la regarder dormir.
Maintenant son père a l’air d’un con avec son sourire victorieux qui déjà se fige, s’étiole et s’efface. La suite n’est pas plus originale, il y a ce silence qui succède au vacarme, quelques minutes suspendues dans le souffle d’une reddition, la trêve annoncée, juste avant que les gémissements de sa mère s’élèvent dans les airs, bientôt scandés par les halètements de son père. Les murmures lascifs prennent de l’ampleur, deviennent éclats de plaisir, ils s’entraînent l’un l’autre dans l’expression de leur volupté, cris et grognements se mêlent dans une mélopée qui remplace le fracas des attaques et des offenses.
Garance se bouche les oreilles. L’armistice la révulse plus encore que la guerre.
C’est foutu pour la petite souris et sa pièce.
Une boule d’amertume se forme dans sa gorge, elle les hait, s’ils savaient, elle se promet de ne jamais oublier chacun de leurs manquements, chacune de leurs trahisons, de leurs absences, de leurs négligences. Elle les accumule dans sa mémoire, toutes leurs incuries, elle les range, elle les trie, elle les ressasse. Ils paieront un jour, elle s’en fait le serment. Ils le regretteront. Ils lui demanderont pardon, pour tout ce qu’ils ont dit ou fait, pour tout ce qu’ils ont raté ou méprisé. Ils essaieront de se disculper en invoquant le manque de temps, le manque d’argent, elle ne leur accordera aucune circonstance atténuante. Ils expieront. Ils souffriront autant qu’elle souffre en ce moment.
À présent, les sanglots de Garance se mêlent aux soupirs de sa mère. La fillette tente de les réprimer, mais c’est plus fort qu’elle, ils se pressent dans sa gorge, forcent le barrage de sa colère et déboulent en vrac sur ses joues. Ses hoquets de chagrin l’étouffent tandis qu’ils nourrissent sa rancœur de mille vengeances qu’elle assouvira un jour, elle le promet, à elle, à Dieu, au diable.
Un mouvement la fait se figer dans le noir et suspend ses larmes un bref instant. Bientôt, un petit corps grimpe sur son lit, une menotte fouille l’obscurité à la recherche de son visage, le trouve, le caresse avec cette maladresse propre aux enfants, si douce, une gaucherie veloutée, une délicatesse malhabile.
— Pleure pas, Garou, murmure Roxane en bécotant les joues mouillées de sa sœur.
— Je ne pleure pas, sanglote Garance dans un déluge de larmes.
La fillette se pelotonne contre le corps recroquevillé de son aînée, elle l’enlace de ses bras trop courts, elle l’étreint d’un amour cristallin, puisant en elle la force d’une adoration absolue, sans réserve ni condition. Garance feint le détachement, une indifférence dont Roxane ne fait aucun cas. Au contraire, elle s’abandonne à sa tâche, celle de tarir les sanglots de sa sœur, la consoler, la rassurer. Elle fait comme celle-ci lui a appris, elle absorbe sa douleur, elle la pétrit et l’émiette, elle la réchauffe, elle la fond.
Garance se laisse peu à peu aller.
Bientôt, la férocité de son tourment s’apaise. Le feu qui consume son cœur et sa gorge d’une rancœur incandescente s’éteint lentement sous le baume des câlins enfantins. Elle ouvre alors les yeux et dévisage sa sœur avec tendresse.
— Ma petite souris, murmure-t-elle dans un souffle d’amour.

Chapitre 4
Odile Jouanneaux ramène contre elle les pans de son gilet, comme on appose une compresse sur un corps mutilé. Elle frissonne pourtant, consciente du caractère dérisoire de ces gestes que l’on accomplit sans y penser, des garde-fous auxquels on s’accroche pour ne pas réveiller la souffrance tapie dans un coin de l’âme.
Faire semblant. De vivre, de bouger, de respirer. Feindre l’impact, simuler l’agonie. En vérité, elle ne ressent rien. Elle est au-delà de ça. À l’annonce de la mort de Martin, son esprit a mis en place un système de défense dont la perfection n’a d’égal que l’efficience. Il a plongé ses émotions dans le coma, il a paralysé toute velléité de riposte nerveuse, il a assommé sa conscience. Elle sait que le monde vient de s’écrouler autour d’elle, mais ce n’est pour l’instant qu’une simple constatation.
Depuis tout à l’heure, elle tourne en rond dans une salle d’attente de l’hôpital, sans comprendre ce qu’elle fait là. On lui a dit que, quelque part dans le bâtiment, le légiste procédait à l’autopsie de son fils et qu’il ne servait à rien de rester. Les informations demeurent abstraites, elle saisit les phrases dans leur ensemble sans parvenir à les rattacher à une réalité tangible.
— Vous serez prévenue dès que le rapport sera rédigé, l’a avertie un infirmier. Rentrez chez vous.
Pourtant, elle n’a pas bougé. Depuis combien de temps est-elle là ? Elle n’en a aucune idée. Rentrer chez elle lui paraît absurde, elle se contente donc de faire les cent pas, les bras croisés sur son gilet, mimant comme elle peut l’attitude d’une mère qui vient de perdre son enfant.
Un bruit de pas la fait sursauter, des chaussures qui claquent sur le linoléum du couloir, qui se pressent et scandent une hâte teintée de détresse. En tournant la tête, Odile découvre, dans l’encadrement de la porte, la silhouette d’Adrien, son fils aîné, qui la rejoint, hagard.
— Maman !
Il fond sur elle puis la serre contre lui avant de s’effondrer, on ne sait pas très bien s’il vient pour soutenir ou être soutenu, sans doute l’ignore-t-il lui-même. Odile ouvre les bras et accueille l’étreinte, à la fois protectrice et absente. Il n’en faut pas plus à Adrien pour éclater en sanglots et prendre à son compte toute la souffrance de la terrible nouvelle. La douleur est intense, il vibre de mille blessures, il ondoie sous des volutes de détresse, il incarne le chagrin qui fait défaut à Odile.
— Dis-moi que ce n’est pas vrai, hoquette-t-il dans un pauvre gargouillis à peine audible.
Odile reste là, dans ses bras, incapable de la moindre parole. Elle observe son tourment avec envie, pourquoi ne parvient-elle pas à pleurer, elle aussi, à gémir, à faire sortir d’elle l’ampleur de la douleur qui devrait normalement la submerger ? Elle maudit ce besoin maladif de toujours tout contrôler, ce cœur dont on lui a si souvent reproché la sécheresse.
— On sait ce qui s’est passé ? s’enquiert ensuite Adrien en mettant fin à l’étreinte.
— Martin et Roxane se sont injecté un produit dans les veines, répond-elle gravement. La police a parlé de suicide, je n’ai pas tout compris. Le légiste est en train de faire l’autopsie de Martin. On en saura plus après.
Le silence qui suit les plonge tous les deux dans une hébétude maladroite. Aucun mot pour combler le vide que Martin leur impose. Les gestes, les regards, les soupirs, les sanglots sont les seuls moyens de communication qui demeurent.
— On fait quoi, maintenant ? demande Adrien au bout d’un long moment.
— On attend.
C’est la seule réponse qui vient à l’esprit d’Odile. Parce que, en effet, c’est ce qu’elle fait : elle attend. Que l’émotion la gagne enfin, que son esprit démantèle les barricades qui protègent sa raison. D’être assiégée par le tsunami qui menace de submerger depuis trop longtemps sa sensibilité, de le laisser enfin s’abattre sur elle.
— On attend quoi ? insiste Adrien.
Odile a envie de lui dire qu’ils attendent Martin, mais elle sait que cette réponse n’est pas la bonne, qu’elle déclencherait l’inquiétude et les commentaires de son fils.
— On attend qu’ils aient terminé l’autopsie.
Ces mots lui arrachent la langue, mais elle n’en montre rien. Elle gère son attitude seconde après seconde. Tant que les questions sont simples, elle y répond avec une patience sincère, soulagée de ne pas être confrontée à des demandes plus complexes. Elle fuit le jugement de son fils, persuadée que celui-ci s’étonne déjà de son manque de réaction, prêt à dégainer les remarques et les critiques. Elle est tentée de vérifier si, comme elle le suppose, Adrien est en train de l’observer…
Leurs yeux se croisent, et dans ceux d’Adrien se reflète le ballet des questions qu’il souhaite encore poser sans oser les formuler.
— Tu es là depuis longtemps ? s’enquiert-il enfin.
— Aucune idée.
— Tu… Tu veux quelque chose, maman ? Un verre d’eau, un café ?
— Non merci.
— OK, murmure-t-il comme si c’était la réponse qu’il espérait.
Odile se dit que c’est bon, tout est sous contrôle, ils vont s’asseoir tous les deux sur un siège et attendre, ça lui laissera un peu de répit, l’occasion de se concentrer sur cette saloperie d’émotion qui la nargue de son absence.
— Et Roxane ? demande soudain Adrien, comme s’il se souvenait d’un détail, ce genre de vétilles qui, en vérité, changent tout.
— Elle est en réanimation.
— Elle… Elle n’est pas morte ?
— Non, ils sont parvenus à la sauver.
Les yeux d’Adrien s’arrondissent, il dévisage sa mère, incrédule. Odile soutient son regard et tente de mettre dans le sien un peu de la douleur qu’elle voit poindre dans celui de son fils. Elle observe les remous qui y fluctuent, entre incompréhension, refus et révolte, toutes les questions qu’il se pose, toutes les réflexions qui s’affrontent.
— Ils se sont suicidés comment, tu m’as dit ? lui demande-t-il encore.
— Injection.
— De quoi ?
— Je ne sais pas.
— Donc c’est Roxane qui l’a faite ?
— Qui a fait quoi ?
— L’injection.
Odile s’apprête à répondre, mais elle s’aperçoit qu’elle n’en sait rien. Est-ce Roxane qui a fait la piqûre mortelle ? Elle hausse les épaules en signe d’ignorance.
— Oui, je suppose, se contente-t-elle de dire.
Adrien ferme les yeux. Même les paupières closes, il parvient à exprimer tous les combats que charrient ses pensées.
Lorsqu’il les rouvre, c’est une blessure à vif que traduit son regard.
— Martin a laissé une lettre ?
— Oui, répond Odile.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Des choses absurdes, incompréhensibles.
— Écrite de sa main ?
— Oui, écrite de sa main !
— Elle est où, cette lettre ?
— Chez les flics.
Adrien fronce les sourcils.
— C’est la procédure, explique-t-elle.
Cette fois, le jeune homme acquiesce, mais sans conviction.
— Tu penses à quoi ? demande Odile.
— Je me demande juste pourquoi…, commence Adrien d’une voix asphyxiée.
— Pourquoi quoi ?
Le jeune homme secoue la tête, égaré.
— Pourquoi il est mort et pas elle.

Chapitre 5
La nuit est blanche, interminable. Garance s’est finalement résignée à rentrer chez elle, et ce qu’elle craignait s’est confirmé, seule face à ses questions, à ses doutes, à ses peurs : une litanie incessante dans la tête, des images, des souvenirs. La sensation d’un immense gâchis qu’elle n’a pas vu venir. La rengaine grinçante d’une culpabilité dont elle n’arrive pas à se défaire, elle s’en veut, c’est certain…
Très vite, pourtant, un autre sentiment force le barrage de ses émotions.
Elle en veut à Roxane.
Pire, elle nourrit envers elle une rancœur inédite. Ça bouillonne dans son crâne, des reproches fusent de toutes parts et s’y agglutinent, ils macèrent, se gorgent de ressentiments, se transforment en une colère sourde alimentée par une incompréhension profonde, encombrante et tyrannique.
Garance se sent trahie. Roxane lui a jeté en pleine face la preuve d’un insupportable rejet. Le séisme de ce désaveu l’ébranle au point de la faire douter des liens qui les unissent. N’a-t-elle pas toujours été là pour sa sœur ? Depuis leur plus tendre enfance, ne sont-elles pas l’une pour l’autre le pilier central de leur existence ?
Hier soir, Roxane s’est enfermée dans un mutisme désespérant, elle n’a rien pu en tirer. Garance est finalement restée un long moment à ses côtés, sans rien dire.
Alors que l’heure des visites touchait à sa fin, une femme est entrée dans la chambre et a demandé à s’entretenir avec elle, l’invitant d’un signe de tête à la suivre hors de la pièce. Une fois dans le couloir, elle s’est présentée comme psychologue, ou psychiatre, ou neuropsymachin, Garance ne sait plus très bien. Elle lui a proposé une entrevue afin de mettre en place un soutien pour Roxane et ses proches.
— Une évaluation psychologique, familiale et sociale va être rapidement réalisée pour aider votre sœur à surmonter cette épreuve et éviter tout risque de récidive.
Le cœur de Garance a manqué un battement.
— Récidive ?
— Il faut prendre très au sérieux toute tentative de suicide et, au vu des premiers éléments dont je dispose, celle de Roxane n’est pas anodine.
— Quand va-t-elle pouvoir sortir ?
— Pas tout de suite. À moins de signer une décharge, nous ne conseillons pas un retour au quotidien trop rapidement.
Submergée par le présent, Garance n’avait pas envisagé l’après, cette vie qui poursuit sa course envers et contre tout. Elle a dégluti tandis que la psychologue continuait de l’informer :
— Nous préconisons une prise en charge hospitalière durant la semaine qui suit la période de soins aux urgences, puis un séjour en hôpital psychiatrique, a enchaîné la psychologue. Mais nous devons parler de tout cela et mettre en place le mode d’assistance qui conviendra le mieux à Roxane.
— Oui, bien sûr, a acquiescé Garance d’une voix blanche.
— Je suis ici tous les matins de la semaine, à l’exception du mercredi, l’a-t-elle informée en lui tendant sa carte. Mon bureau se trouve à cet étage, à gauche en sortant des ascenseurs. Demain, 10 heures, ça vous va ?
Garance a saisi la carte en hochant la tête avant de lire le nom sur le carton : Annelise Chamborny. Celle-ci lui a souri en guise de salut, elle s’est apprêtée à prendre congé, mais Garance l’a retenue :
— Roxane n’a pas dit un mot… Je ne parviens pas à établir le contact avec elle.
— C’est normal, l’a rassurée Annelise Chamborny. C’est trop tôt. Roxane présente tous les symptômes d’un trouble de stress post-traumatique. J’ignore encore s’il est antérieur à la TS, et donc peut-être son déclencheur, ou bien s’il en découle directement…
— La TS ?
— La tentative de suicide. Il faut comprendre que, quoi qu’il se soit passé, Roxane a voulu quitter ce monde. Parler est une reprise de contact avec ce monde. Se taire, c’est une manière pour elle de refuser ce contact. Il se peut qu’elle garde le silence pendant quelques jours encore.
— Mais elle reparlera ?
— Très probablement.
La psychologue a de nouveau adressé un chaleureux sourire à Garance, qui l’a remerciée avant de rejoindre Roxane et son regard vide, ses lèvres closes, son corps immobile. Elle a encore tenté de la solliciter, sans trop y croire elle-même, déjà épuisée par tout ce mutisme, cette mort latente, tapie dans un coin en attendant son heure.
Découragée, elle s’est enfin décidée à rentrer chez elle.
À présent seule au creux de cette nuit sans fin, Garance se sent dépassée. Elle sait que le chemin sera long et qu’elle devra s’armer de patience, refréner cette envie de secouer sa sœur pour lui ordonner de vivre.
Pour lui demander des comptes, aussi.
Sa rancœur la trouble, son impuissance la rend folle.
Elle passe une partie de la nuit à tourner en rond, incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées, encore moins de trouver le sommeil. Elle triture le passé dans tous les sens pour comprendre, débusquer ce qu’elle n’a pas vu, identifier ce qui lui a échappé.
Pour ne rien arranger, une autre rancœur vient ajouter sa pénombre au tableau. Elle lui pèse sur le cœur et dans le ventre, elle s’impose là, au beau milieu de ses entrailles, elle erre dans son corps et dans sa tête, omniprésente. Pourtant minuscule, elle prend toute la place. Elle tyrannise ses humeurs, elle dévore son énergie, elle l’épuise et lui donne la nausée.
Garance est enceinte.
L’affaire n’a rien de joyeux, le cœur qui bat dans son utérus n’est pas le bienvenu. C’est une erreur de parcours, une péripétie dont elle doit s’occuper et, justement, le temps commence à presser. Si ses calculs sont bons, sa grossesse date de trois semaines, elle devrait pouvoir s’en tirer avec une pilule à avaler et une journée au fond de son lit. Elle aimerait éviter l’hôpital, le curetage, l’intervention invasive. Elle avait pris rendez-vous chez le gynécologue, elle aurait dû y aller cet après-midi…
Garance remballe son dépit et se raisonne, ce n’est que partie remise. Elle téléphonera demain matin et s’excusera, elle expliquera, on comprendra. Elle devrait pouvoir obtenir un autre rendez-vous dans la foulée, le jour même ou le lendemain, elle l’espère. D’ici la fin du mois, tout sera réglé, affaire classée. Le géniteur n’est qu’un amant de passage, un corps en transit dont elle ne se rappelle rien, ni le prénom ni le visage. Elle ne veut d’ailleurs rien garder de lui et certainement pas le souvenir encombrant d’une étreinte urgente, un désir fulgurant qu’on assouvit comme un besoin pressant.
Garance se connaît, elle n’attend rien, les lendemains sont faits pour oublier.
Quand son corps veut se rassasier, quand son bas-ventre s’enflamme d’une ardeur impérieuse, elle s’habille de court et sort en quête du feu qui comblera sa fièvre. Pas de réseaux sociaux ni d’applications de rencontres, Garance ne trouve ses partenaires sexuels que dans le vivier de la vie réelle, la meilleure façon pour elle de ne laisser aucune trace, ni nom ni profil. La plupart du temps, elle ne donne même pas son prénom. Le déroulé est toujours le même, ou presque. Elle exhibe sa solitude dans un bar, épaule dénudée et pose lascive. Elle commande une boisson, c’est la seule qu’elle paiera. Elle n’aura pas le temps de l’achever qu’un homme l’accostera, elle jouera l’indifférence avant de se laisser séduire, soi-disant envoûtée par le charme ravageur d’un pilier de comptoir. Quelques verres plus tard, elle se fera sauter dans les toilettes, vite, fort, la jupe relevée et le dos au mur.
Garance ne s’attache à rien ni à personne. Jamais. C’est une loi, une règle à laquelle elle ne déroge sous aucun prétexte. Elle se fout de ces rencontres expédiées, de ce dont elles l’accusent, de ce qu’elles induisent : elles lui assurent un célibat auquel elle tient comme à la prunelle de ses yeux. Ces soirs-là, la jeune femme assume sa dégaine de salope, elle revendique ses désirs et le choix de les assouvir. Et si les hommes qui la pénètrent la prennent pour un objet, elle en pense autant à leur sujet. En vrai, c’est elle qui mène les ébats, elle se fait prendre si elle veut et comme elle veut. À la fin de l’étreinte, pas de temps perdu pour conclure et partir. Pas de risque non plus de subir les dérives d’un sentimental, d’un macho ou d’un psychopathe. Pas d’amour, pas de haine, pas de problème. On n’échange plus rien, ni baiser ni numéro de téléphone.
Elle s’offre sans se donner. Ça la rassure.
Ainsi délestée de toute inquiétude, Garance prend son pied comme personne. Elle s’éclate, elle savoure, elle exulte. Elle jouit. Elle ne pense qu’à son propre plaisir, dont elle explore les faces, dont elle exalte les sensations. La situation l’excite autant que l’acte, parce que l’une donne à l’autre toute l’ampleur qu’il recèle. C’est simple, c’est léger, c’est sans conséquence.
Enfin, normalement.
Le cadeau indésirable laissé par sa dernière étreinte est une sortie de route.
Garance se retient au montant de son lit. Le plus urgent reste cet embryon qui grandit en elle, qu’elle doit chasser comme un nuisible que l’on extermine.
Au creux de cette nuit sans fin, elle mesure l’ironie des circonstances : elle aurait dû donner la mort à un être qui ne demandait qu’à vivre, elle en a sauvé un autre qui voulait mourir.

Chapitre 6
Au petit matin, à bout de forces, Garance décide de jeter l’éponge et de laisser le passé où il est. Elle n’en tirera rien. Du moins pas tant que sa sœur refusera de parler.
Une fois le passé remisé dans les tiroirs de sa conscience, c’est l’avenir qui vient la narguer de ses angoisses tentaculaires.
La psychologue l’a évoqué sans détour : que se passera-t-il lorsque Roxane sortira de l’hôpital ?
Il n’est pas question de retourner dans l’appartement de Martin, les Jouanneaux ne le permettront pas. Très vite, Garance se rend à l’évidence : elle va devoir héberger sa cadette. Elle s’y résout, sans aucune hésitation, elle l’accueillera, la recueillera, la soignera, la nourrira. Elle lui imposera de vivre, envers et contre elle-même. Mais cette expectative la remplit d’angoisse.
Diététicienne fraîchement diplômée, Garance vient de s’installer à son compte et reçoit désormais ses patients chez elle. À gauche dans l’entrée de son appartement, une petite salle d’attente donne accès à un cabinet dans lequel elle consulte. Plus loin, un salon et une cuisine constituent un espace ouvert, sans isolation sonore. On y entend tout ce qui se dit dans son bureau et vice versa, ce qui, en temps normal, ne gêne personne puisqu’elle est seule à y habiter.
À l’autre bout du logement, sa chambre est l’unique pièce qui offre un peu d’intimité – si on fait abstraction de la salle de bains –, mais dont la superficie est plutôt réduite. Garance n’imagine pas demander à Roxane de s’y cantonner chaque fois qu’elle reçoit un patient. Elle a beau retourner le problème dans sa tête, elle voit mal comment faire pour concilier ses impératifs familiaux et ses obligations professionnelles.
À cela s’ajoute l’arrivée imminente de leur père. La jeune femme est déjà épuisée à la seule pensée de devoir gérer ses réactions intempestives. Sous des dehors enjoués et débonnaires, Jean Leprince possède un tempérament immature dépourvu de filtre : diplomatie, tact et bienséance sont des concepts qu’il méprise et qualifie d’artificiels et d’hypocrites. Il dit ce qu’il pense comme il le pense au moment où il le pense, qu’importe la façon dont ses propos sont reçus. Il ne se préoccupe ni de l’impact ni des conséquences de ses actes, encore moins de ses mots. Quand ils sont ensemble, Garance est sans cesse sur ses gardes. Avec lui, tout est possible et, bien souvent, les rôles sont inversés : il est l’insupportable adolescent, elle est l’adulte responsable. Cette fois pourtant, la jeune femme n’est pas certaine d’avoir la patience de maintenir leurs échanges dans les limites de l’amabilité.
Alors que les soucis succèdent aux angoisses, à bout de forces, Garance finit par sombrer dans un sommeil agité aux premières lueurs de l’aube. S’il ne lui apporte pas le repos nécessaire, il lui permet toutefois de ne plus penser à rien durant quelques heures.
Malgré tout, à son réveil, les événements de la veille fondent sur elle et la tourmentent avec plus de force encore.
C’est donc physiquement et moralement épuisée que la jeune femme regagne l’hôpital à 9 h 30. Elle aimerait parler avec sa sœur, lui extirper quelques mots, un début d’explication, l’attendre au détour d’une émotion, dissimulée derrière sa conscience, l’atteindre en tout cas, avant que leur père assiège la pièce et accapare toute l’attention. C’est pourquoi, lorsqu’elle pousse la porte de la chambre de Roxane et qu’elle le découvre là, au chevet de sa fille, Garance doit puiser dans ses ressources de résignation pour ne pas montrer son agacement.
— Et voilà la grande ! s’exclame Jean Leprince à son entrée. Salut, ma belle !
Il se lève et vient à sa rencontre. Derrière lui, Roxane regarde dans le vide, une sorte d’apathie qui serre le cœur de Garance. Sa sœur est toujours hors d’atteinte.
Jean se penche sur elle pour l’embrasser, détournant son attention. Garance lui rend son baiser. »

Extrait
« Roxane avait quatorze ans à l’époque, et ça ne se passait pas bien entre elles deux. Elles se disputaient à longueur de temps, se reprochaient tout et n’importe quoi, c’était insupportable. Mais quand maman est morte, c’est Roxane qui en a été le plus touchée. D’autant que c’est elle qui l’a découverte, sans vie, sur son lit. Elle était rongée par la culpabilité. » p. 79

À propos de l’auteur
Barbara Abel © Photo DR

Née en 1969, Barbara Abel vit à Bruxelles, où elle se consacre à l’écriture. Pour son premier roman, L’Instinct maternel (Le Masque, 2002), elle a reçu le prix du Roman policier du festival de Cognac. Aujourd’hui, ses livres sont adaptés à la télévision, au cinéma, et traduits dans plusieurs langues. Le film Duelles adapté de son roman Derrière la haine est tourné aux États-Unis avec Jessica Chastain et Anne Hathaway dans les rôles principaux. Son précédent thriller, Et les vivants autour, a été un véritable succès. Les fêlures est son quatorzième roman. (Source: polarlens.fr)

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