Quand Matisse se prenait pour Delacroix

Tanger sous la pluie (Fabien Grolleau – Abdel de Bruxelles – Editions Dargaud)

Le 29 janvier 1912, Henri Matisse et sa femme débarquent dans le port de Tanger. Le peintre est venu au Maroc pour essayer de retrouver le moral. Déprimé par les rivalités parisiennes, il est persuadé d’être fini. Selon lui, le fauvisme est dépassé et il n’y a plus que le cubisme qui compte. Pour retrouver l’inspiration, Matisse veut marcher sur les traces de Delacroix, dont le voyage au Maroc est resté dans toutes les mémoires. A son tour, il veut se laisser guider par cette fameuse lumière marocaine. Le premier jour, tout se passe bien. Certes, Matisse est grognon et a du mal à apprécier la beauté qui l’entoure mais lorsque sa femme l’oblige à faire un tour sur un marché, il est rapidement émerveillé par les couleurs et les odeurs. Quelques minutes auparavant, sa seule envie était de se rendre le plus rapidement possible à son hôtel mais face à des scènes d’une telle beauté, l’inspiration le submerge et il ne peut plus s’arrêter de dessiner. « Bon sang Amélie, tu as vu ce marché? C’était tellement pictural! », s’enthousiasme-t-il. « J’espérais vivre une sensation comme celle-là. J’étais véritablement dans un des carnets de Delacroix! » Hélas pour lui, quelques heures plus tard, c’est (littéralement) la douche froide. Bien installé dans la chambre 35 du magnifique hôtel de la Villa de France, Matisse est réveillé en pleine nuit par le bruit de la pluie qui tombe. Catastrophé, il appelle Hassan, le gérant de l’hôtel, pour lui demander de faire quelque chose. Mais celui-ci le prévient: quand il pleut à Tanger, il pleut en général beaucoup et longtemps… Effectivement, c’est un véritable déluge qui s’abat sur la ville, et la pluie semble interminable. Tandis que Matisse se lamente sur son sort, sa femme décide de rentrer en France pour permettre à son mari de sortir seul de son impasse actuelle. Bien décidé à persévérer, Matisse choisit alors de transformer sa chambre en atelier de peinture. Et il demande qu’on lui amène un modèle, une femme de Tanger. « Où vais-je trouver une telle créature? », s’interroge Hassan. « Aucune femme convenable ne s’abaisserait de la sorte. » C’est ainsi que Zorah, prostituée, est convoquée afin de poser pour Matisse…

Quand Matisse se prenait pour Delacroix

Le point de départ de « Tanger sous la pluie » est authentique. Matisse a effectivement fait deux séjours dans la ville marocaine, en 1912 et 1913. Et son modèle fétiche là-bas était bel et bien une certaine Zorah. Plusieurs œuvres du maître en témoignent, parmi lesquelles « Zorah sur la terrasse ». Mais à partir de là, le scénariste Fabien Grolleau et le dessinateur Abdel de Bruxelles laissent libre cours à leur imagination pour reconstituer les sensations et les tourments du peintre et surtout pour réinventer la rencontre entre Matisse et son modèle. « Tous ces détails à jamais effacés deviennent choses de fiction, points d’entrée vers l’imagination », soulignent-ils dans leur avant-propos. Au-delà de la beauté de Tanger et des paysages marocains, auxquels les planches d’Abdel de Bruxelles rendent magnifiquement hommage, la force de cette BD réside dans la relation très originale entre Matisse et Zorah. Profitant de l’occasion unique qui lui est offerte d’échapper à son quotidien, la jeune femme réussit l’exploit de capter pleinement l’attention du peintre, alors que celui-ci semble à la base uniquement préoccupé par ses propres soucis. Maline, la modèle y parvient en lui racontant un conte, un peu à la manière des Mille et Une Nuits. Une fois qu’on est plongé dans son récit, l’ambiance change du tout au tout. En tant que lecteurs, nous sommes transportés nous aussi, tout comme Matisse. « Tanger sous la pluie » est en quelque sorte une double histoire, avec d’un côté le séjour de Matisse au Maroc et de l’autre côté le récit envoûtant de Zorah, qui raconte le triste destin de la princesse Amilia, fille d’un sultan de Bagdad. Bravo donc à Fabien Grolleau, dont le scénario est aussi captivant que bien construit. Bravo aussi à Abdel de Bruxelles, dont les dessins collent parfaitement à ce récit situé à mi-chemin entre peinture et Mille et Une Nuits. Grâce à ses couleurs chatoyantes, à sa mise en page variée et aux détails architecturaux, il nous fait voyager vers le Maroc du début du XXème siècle. Un album remarquable, qui devrait plaire aussi bien aux amoureux de Matisse qu’aux amateurs de culture orientale.


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