Là où le crépuscule s’unit à l’aube

Là où le crépuscule s’unit à l’aube

En lice pour le Prix des Romancières 2022

En deux mots
Julia, sans le sou, est contrainte de trouver refuge chez sa sœur à Saint-Pétersbourg. C’est là qu’elle va rencontrer le séduisant William Brandt, l’un des meilleurs partis du pays. Faisant fi des conventions, ils décident d’unir leurs destinées et d’oublier les troubles qui commencent à secouer la Russie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une famille dans la tourmente de 1917

En poursuivant l’exploration de son arbre généalogique Marina Dédéyan nous offre une formidable saga romanesque, mais éclaire aussi la révolution russe, avec son lot de drames. Le tout servi par une plume alerte et richement documentée.

Cette saga familiale commence à la fin du XIXe siècle avec Julia, l’arrière-grand-mère de la narratrice. Ce n’est pourtant pas elle qui est à l’initiative du livre, mais sa mère qui, à la faveur d’un été, a saisi sur un ordinateur le récit laissé par Baba. Grâce à la construction du livre, qui alterne la vie de Julia et la quête de l’auteure, explore les documents d’archives, les photos rassemblées et la généalogie aux branches multiples, on découvre toute la richesse de ce roman, encore rehaussée par le souci de rechercher entre la vérité de certains événements clé et la légende, prompte à travestir ou enjoliver le récit.
Mais revenons à Julia. Au début du livre, elle s’enfuit de l’usine où elle est employée pour éviter la main trop leste de son patron et regagne la maison familiale en banlieue de Riga. Arrivée chez ses parents elle se rend compte qu’elle ne peut demeurer là. Gabriel Berzins, son père, a en effet connu un grave revers de fortune, et est quasiment ruiné. Alors, pour échapper au mariage, même si elle est sans dot, elle choisit de rejoindre sa sœur Evguenia à Saint-Pétersbourg. «Gabriel devait faire confiance à Julia, à l’éducation qu’il lui avait donnée, à son caractère déterminé, aux qualités de son âme. Faire confiance à Julia, en priant Dieu avec ce qu’il lui restait de foi qu’il lui ouvrit un chemin de destinée plus favorable.»
À la même période, à Zurich, William Brandt mène grand train. Le jeune homme passe son temps dans les bras de ses différentes maîtresses lorsqu’il n’est pas à la chasse. Mais pour lui aussi l’heure du choix a sonné. Rester à Zurich, aller à Londres ou s’établir à Saint-Pétersbourg? C’est la capitale russe qu’il va choisir pour y installer et y faire fructifier la banque familiale, l’un des fleurons d’un empire commercial prospère dans toute l’Europe. Ce n’est toutefois pas sans un petit pincement au cœur qu’il quitte la Suisse et sa famille, à commencer par sa cousine Lou Salomé, dont il admire l’indépendance d’esprit et l’émancipation. Comme elle, qui passe de la fréquentation de Friedrich Nietzsche aux bras de Rainer Maria Rilke, il se dit que le mieux est de ne pas se marier. Sauf qu’à Moscou, il n’entend pas s’ennuyer et va s’inviter dans une soirée donnée par une mondaine qui fait office d’entremetteuse de luxe. Julia, prise dans un tourbillon où le luxe et les fanfreluches sont monnaie courante comprend alors que sa sœur n’est pas la modiste qu’elle prétendait être, même si elle ne comprend pas vraiment comment elle nage dans un tel confort.
Son destin va basculer le soir où William croise son regard. Le jeune homme est littéralement fasciné et n’aura de cesse d’essayer de la revoir. Evguéni, qui a compris son manège, met alors Julia en garde contre ces hommes qui passent d’une femme à l’autre, les laissant ensuite seules et déshonorées. Mais l’œil pétillant de sa sœur à l’évocation du banquier ne lui laisse guère de doute sur la suite. Au terme d’une cour assidue, William parviendra à mettre Julia dans son lit et même à entrevoir un mariage, même s’il contrevient à tous les usages.
Marina Dédéyan va alors déployer son talent de romancière pour accompagner le destin de Julia et de William dans un empire qui vacille de jour en jour. Les premières années du XXe siècle sont effervescentes, le monde entier semblant retenir son souffle alors que les artistes annoncent déjà les bouleversements à venir. Le tsar s’accroche à son pouvoir, ne sentant pas l’aspiration de plus en plus forte de son peuple à davantage de liberté, de démocratie. Pire, mal conseillé et influencé par des personnages sulfureux, il va accentuer la répression. En lançant le pays dans la Grande guerre, il fait le pari de ressouder la Russie derrière son souverain. De son quartier général, il ne verra pas la révolution qui embrase la capitale. Il ne verra pas non plus, depuis la maison voisine de la famille Brandt un certain Lénine haranguer la foule. L’Histoire est en marche avec son lot d’horreurs et de hasards, avec cette puissance qui écrase la raison et tue des centaines de milliers de personnes. Alors la seule issue consiste à fuir. Encore faut-il pouvoir bénéficier de circonstances favorables.
En explorant la branche de la famille Brandt de son arbre généalogique, Marina Dédéyan remplit d’émotions et de chair l’une des pages les plus mouvementées de l’Histoire. Elle nous rappelle le chaos et la confusion qui régnaient sur l’Europe toute entière au sortir de la Première Guerre mondiale et souligne aussi combien le formidable brassage de population qui en a résulté a redistribué les cartes de nombreuses familles.

Là où le crépuscule s’unit à l’aube
Marina Dédéyan
Éditions Robert Laffont
Roman
550 p., 22,50 €
EAN 9782221254301
Paru le 27/01/2022

Où?
Le roman est situé dans l’empire russe, à Riga, Arkhangelsk et Saint-Pétersbourg et dans le golfe de Finlande, mais aussi à Zurich, Londres, Hambourg, à Saint-Hélier sur l’île de Jersey, Paris ou encore Nice.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XIXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque russe familiale dans les pas de Lou Andreas-Salomé, Rilke, Nabokov, Fabergé et bien d’autres encore.
Ils rentrèrent en traîneau à Saint-Pétersbourg, dans le paysage bleuté de l’hiver. Les sapins, les bouleaux et les trembles se détachaient sur fond blanc telles des gravures à la pointe sèche. Le froid et le silence figeaient le monde dans une immuabilité rassurante. Le crissement des patins, le halètement des chevaux, le claquement du fouet, chaque son prenait une intensité particulière dans la pureté de l’atmosphère. La neige effacerait vite les deux sillons laissés derrière eux, la vie comme un passage.
Dans cette fresque russe, Marina Dédéyan explore la mémoire familiale pour retracer l’histoire de ses arrière-grands-parents au tournant du XXe siècle, entre grandeur d’avant-guerre et tourmente révolutionnaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr


Bande-annonce du roman © Production Marina Dédéyan

Les premières pages du livre
« Quand Maman m’a annoncé qu’elle saisissait à l’ordinateur les souvenirs de Baba, je n’y ai prêté qu’une attention distraite, occupée que j’étais cet été-là à avaler des couleuvres. J’ai oublié quelles contrariétés me minaient alors le moral. Mon chagrin, pourtant bien réel, n’avait peut-être d’autre raison que de me plonger dans cet entre-deux, cet état de perméabilité propice à la création. Le message est arrivé. « C’est fou ce que ta grand-mère faisait comme fautes d’orthographe ! J’en ai corrigé beaucoup, mais il y en a certainement encore. Tu regarderas. »
Je n’ai pas regardé tout de suite. J’ai passé mon enfance suspendue aux lèvres de Baba. Je croyais connaître par cœur ses histoires, où contes, anecdotes familiales et souvenirs traçaient des sentiers de traverse vers des ailleurs merveilleux. Qu’apprendrais-je de plus que je ne savais déjà ? Il n’y avait jamais eu de secrets ni de tabous chez nous. Les frasques, les drames des uns et des autres appartenaient à notre folklore, à notre roman intime et enchanteur.
Mes couleuvres me pesaient sur l’estomac, et je n’avais pas non plus le courage de réveiller l’absence de Baba. Elle me manque, même si je n’ai pas à chercher très loin pour voir sa grande écriture penchée, entendre sa voix et respirer son parfum. Je me retrouve petite fille dans le salon de la maison médiévale aux murs de traviole, lorsque nous assemblions en un interminable patchwork des chutes de tissu faufilées sur des hexagones découpés dans des cartons à gâteaux – prétexte à de fréquents achats à la pâtisserie d’en face –, puis, des années plus tard, les derniers mois dans son minuscule studio, où le mince tuyau transparent de sa bonbonne d’oxygène la retenait captive. Jamais elle n’a cessé de raconter. Le soir où elle s’est tue, j’ai trié ses affaires et j’ai dormi là, dans son lit, pour garder son odeur, pour la retenir encore un peu auprès de moi.
Non, je ne voulais pas réveiller Baba, j’avais déjà trop à faire avec mes soucis du moment. Mais je devais à tout prix trouver un refuge pour ne pas me noyer, faire quelque chose afin de retenir les dernières lumières de l’été et les roses de mon jardin sauvage qui s’en allaient pétale après pétale. Je ne me rendrais pas sans combattre. À dix microlitres de larmes près, autant braver mes émotions.
Un après-midi, je me suis assise sur les marches du perron, à l’abri du noisetier. Les noisettes me rappellent de jolis souvenirs d’enfance, quand nous courions au fond du parc les mains pleines de notre cueillette pour les casser entre deux pierres. Coquille vide, déception. Graine en miettes, acceptation. Graine intacte, victoire et, double graine, récompense suprême ! Bonjour Philippine ! À nos pieds s’amoncelaient les bonnets dentelés tant prisés des elfes, que les botanistes nomment vilainement « involucres ». Ils ignorent sans doute que les fruits du noisetier sont ceux de la sagesse et que l’on fait de son bois les meilleures baguettes magiques.
L’ordinateur sur les genoux, j’ai ouvert la pièce jointe et j’ai lu, et j’ai pleuré. Au beau milieu de mon désarroi, quelque chose chatouilla alors mon flair… L’écran me donnait la distance, me poussait à regarder entre les lignes, à détecter les oublis, les incohérences, les omissions. Je tenais là une histoire extraordinaire, au bord de ma mémoire, au bout d’un clic. L’instinct de la romancière soulevait des centaines de « pourquoi ? ». Et pourquoi surtout ces souvenirs arrivaient-ils maintenant, neuf ans après que Baba s’en était allée avec ses grands châles, silhouette mince aux longues jambes, chaussures plates pour compenser sa haute taille, toujours élégante, même aux derniers jours de sa vie ? Ma Baba aux yeux si bleus. Pourquoi au même moment reparaissaient des cousins éloignés par de vieilles brouilles qui ne nous concernaient pas, et avec eux toutes ces photos des temps anciens que nous n’avions jamais vues ? Les signes indiquant la voie clignotaient et répondaient à mes balises de détresse.
La colère, la révolte l’emportèrent sur le reste, j’allais tordre le cou aux couleuvres. La louve s’anima en moi. La vie me revenait dans ce foisonnement, cette violence que je ne sais canaliser qu’en écrivant.
Je me suis demandé encore quelle urgence me poussait ainsi sur les traces familiales. Je ne suis pas assez vieille pour penser à un quelconque héritage et plus assez jeune pour avoir besoin de comprendre afin de me construire. Je sais d’où je viens et qui sont les miens. Peut-être le jalon de la mi-parcours, le sentiment aigu de ce qui s’efface et ne reviendra pas.
Ramasser les morceaux, mettre bout à bout les souvenirs de ceux qui sont là, les bribes d’anecdotes, raviver la mémoire, fouiller dans les livres, pister les traces, rapiécer les trous… Je devais trouver des réponses aux questions que nous n’avions pas songé à poser, transmettre à mon tour, à ma façon, en m’en remettant à l’intuition, en ouvrant en grand les portes de l’imaginaire afin d’explorer les méandres de cette histoire née entre les brumes anglaises, les soleils de l’Italie, l’opulence des grandes cités du Nord et les nuits transparentes des rives de la Baltique… Un roman, un voyage au pays des miens disparus, dont je ne connais pas toutes les péripéties ni les conséquences, car le récit échappe toujours à son conteur et la fiction révèle bien des vérités. Je ne sais pas ce qui m’attend, ce que j’attends.
Un roman, une quête, un défi…

Partie I
Le rêve de l’Ours

Livre 1
Le jour se découpait en carrés grisâtres aux meneaux des fenêtres. À cette morne perspective répondaient à l’intérieur l’alignement de tables et de bancs lustrés par l’usure, les murs chaulés en des saisons anciennes et quadrillés d’étagères semblables à celles des imprimeurs. Une quarantaine de jeunes filles en tablier de lin penchaient la tête sur leur ouvrage à la lumière si crue des lampes qu’elle réduisait leurs visages à des grimaces appliquées.
Dans cette résignation des demi-teintes qui précède la nuit, les couleurs jaillissaient entre leurs doigts agiles, le bouton d’or, le mimosa, le coquelicot, le garance, le bleuet, le lavande, le pervenche, le pin, le tilleul, le lichen ou encore le lilas, le glycine ou le fuchsia, en profusion de pétales de soie, fils à broder et perles de verre. Les ouvrières silencieuses découpaient, piquaient, cousaient, assemblaient, ici une fleur de gardénia ou un camélia, là une rose, une pensée, une pivoine, des brins de muguet…
À l’extrémité de chaque table se formaient des bouquets inodores de ces fleurs artificielles qui orneraient les chapeaux ou les robes des élégantes de Riga, de Saint-Pétersbourg. Et même de Berlin, Londres ou Paris, affirmait M. Vitols, le directeur de la fabrique, quand les affaires tournaient pour le mieux. En vérité, aucune de ses employées n’avait jamais vu ces belles dames d’assez près pour admirer sur leurs toilettes le fruit de leur travail. Seuls les couturières ou les chapeliers franchissaient les portes de l’atelier. Ils n’accordaient jamais un regard aux jeunes filles, réservant leurs prunelles à une observation suspicieuse pour pointer la tige mal arrimée, le pistil absent ou le pétale effiloché, en vue de négocier un rabais. Sans détourner les yeux de leur besogne, les ouvrières ouvraient cependant grand leurs oreilles à ces interminables palabres. Leur modeste salaire en dépendait et, plus immédiatement, l’humeur de l’aigre Mme Brombeere, la chef d’atelier.
Depuis bientôt trois ans qu’elle travaillait là, Julia n’était plus dupe ni des critiques outrancières des clients ni des obséquiosités de Mme Brombeere, âpre jeu de commerce. Elle avait appris à confectionner des camélias si parfaits qu’un papillon s’y serait trompé. Ils se vendaient toujours un bon prix. Son habileté lui valait parfois un compliment parcimonieux, rarement quelques kopecks de plus. Au moins lui épargnait-elle d’acerbes réprimandes, des heures supplémentaires. Mais elle tressaillit, comme ses camarades, lorsque M. Vitols en personne apparut dans l’encadrement de la porte, lui qui se manifestait uniquement pour des tours d’inspection ou afin de préparer la visite d’un client important.
Le visage rougi par le vent du dehors, ce vent glacé annonciateur des premières neiges de l’hiver balte, le directeur se tenait figé avec le sourire d’un acteur prêt à entrer en scène. Mme Brombeere se précipita à sa rencontre, cassa sa silhouette maigre en une révérence servile.
— Bonjour monsieur Vitols !
— Bonjour monsieur Vitols ! renchérirent en chœur quarante voix juvéniles.
Il fit un pas en avant et répondit d’un ton exagérément enjoué :
— Bonjour, mes charmantes fleurs !
Ainsi appelait-on à Riga les employées de la fabrique, recrutées jeunes, car il fallait avoir de bons yeux et les doigts fins pour ce labeur de précision, et réputées jolies. Aux lampes de l’atelier, elles ne gâtaient pas leur teint pâle de filles du Nord, et leurs mains demeuraient douces, contrairement à celles des paysannes. On les enviait, non pour leur salaire modique, mais pour la renommée qui leur permettait d’espérer un parti au-dessus de leur condition, un commerçant, un fermier aisé ou encore quelque petit tchinovnik, un de ces fonctionnaires qui pullulaient dans l’Empire russe.
Ainsi Julia était-elle devenue trois ans auparavant l’une des « fleurs de M. Vitols ». « Ma fille, quand la fortune manque, le travail reste la meilleure des dots », lui avait assené son père, sans que sa mère y trouvât à redire. Julia avait compris la douleur et les remords contenus dans ces propos, ceux d’un homme déchu de son rang, de son milieu, qui ne pouvait offrir à sa cadette l’avenir auquel il aspirait pour elle. Ses principes demeuraient sa seule richesse, sa dignité, et Julia sa plus grande fierté. Celle-ci s’efforçait à chaque instant de se montrer à la hauteur de l’amour paternel. Les fleurs fabriquées de ses mains devaient toutes être parfaites.
Elle ne releva donc pas la tête quand M. Vitols commença à arpenter l’atelier, les mains croisées dans le dos, adoptant la démarche d’un coq dans son poulailler. Certaines des ouvrières en profitaient pour s’accorder une petite pause, le nez en l’air, d’autres, intimidées, s’empourpraient, tandis que des effrontées adressaient des sourires en coin à leur patron. Loin de s’en formaliser, ce dernier ne se privait pas d’échanger quelques mots avec les plus aguicheuses. Dans son dos, Mme Brombeere rembobinait à la hâte du fil, repliait un coupon de tissu, essuyait un coin de table ou escamotait une fleur moins réussie, sans cesser d’adresser des regards chargés d’orage aux jeunes filles qui se laissaient distraire. Elle dirigeait l’atelier d’une façon qui tenait à la fois de la mère supérieure d’un couvent, bien qu’elle fût protestante, et du garde-chiourme. Il ne fallait cependant pas se fier aux apparences : en dépit de son intransigeance qui n’excluait ni les humiliations ni les sanctions sévères, les ouvrières averties la redoutaient beaucoup moins que M. Vitols. La mégère appliquait des règles établies, quand le directeur, sans se départir de son sourire ni de son air patelin, pouvait se montrer capable d’une cruauté aussi extrême qu’imprévisible.
Il s’arrêta soudain devant Julia, la jaugea un long moment pendant lequel, l’estomac noué et les paumes moites, cette dernière s’efforça de paraître concentrée sur sa tâche. Il saisit l’un des camélias et le retourna entre ses petites mains aux ongles soignés, aux doigts si menus qu’ils auraient pu être ceux de l’une de ses employées.
— Remarquable ! Remarquable ! s’extasia-t-il. Julia Berzins, n’est-ce pas, mademoiselle ?
Julia opina sans oser le regarder. Elle n’apercevait que le bas de son gilet de soie, tendu sur une discrète bedaine entre les revers de sa redingote.
— Quel âge avez-vous, Julia ?
— Quinze ans, monsieur.
— Quinze ans déjà ! Il me semble que vous êtes arrivée hier, une enfant encore. Vous voilà devenue une jeune femme, dont la grâce a grandi autant que la dextérité. Votre travail me procure une grande satisfaction. J’aimerais vous confier une commande particulière. Venez me voir dans mon bureau quand vous aurez fini, s’il vous plaît.
— Bien sûr, monsieur, murmura-t-elle en tremblant.
M. Vitols s’était exprimé à voix basse, presque en chuchotant, dans un débit rapide, mais de façon tout à fait distincte. Les voisines de Julia se poussèrent du coude. Lene, une rouquine au minois de chat, pouffa de rire. La grande Ilse, à deux places sur le même banc, soupira. Il courait sur le compte du propriétaire de la fabrique des histoires auxquelles Julia s’était refusée à prêter attention, le genre de mésaventures qui n’arrivent qu’aux filles sans vergogne.
Le directeur s’éloignait déjà, lançant à la cantonade avant de quitter l’atelier :
— À bientôt, mesdemoiselles !
— Au revoir, monsieur Vitols ! répondirent les ouvrières.
Des bavardages, des petits rires parcoururent leurs rangs. Mme Brombeere frappa l’une des tables d’un double mètre.
— Assez lambiné ! La journée n’est pas finie que je sache. Si vous traînez, vous resterez plus tard.
Le silence se rétablit, troublé seulement par le froissement de la soie, le cliquetis des ciseaux et, de temps en temps, une quinte de toux prestement étouffée. Enfin, la grosse cloche de l’église Saint-Jean sonna sept coups sourds dans la nuit. Les jeunes filles se levèrent, rangèrent fils, étoffes et aiguilles, puis se dirigèrent vers le vestibule. Julia leur emboîta le pas.
— Mademoiselle Berzins, n’oubliez pas votre rendez-vous avec M. Vitols, l’interpella Mme Brombeere.
Leurs regards se rencontrèrent. Julia lut dans celui de la chef d’atelier une lueur de revanche, une satisfaction malsaine. Combien cette femme haïssait-elle au plus profond d’elle les ouvrières, parce qu’elles étaient belles et fraîches, parce qu’elles pouvaient encore caresser leurs rêves au bout de leurs doigts graciles ? Mme Brombeere n’avait nul rêve à chérir, nul avenir auquel songer. Elle avait toujours été vilaine, et rien d’autre ne s’annonçait pour elle que la répétition de journées dont seuls le cycle des saisons et ses propres humeurs variaient les teintes. Personne n’avait jamais entendu parler d’un M. Brombeere, ni même d’un homme qui eût attendu une seule fois à la sortie de l’atelier cette créature fanée avant l’heure, le nez trop gros, les cheveux grisonnants tirés en un maigre chignon, les paupières lourdes et une bouche aussi appétissante que celle d’une carpe. Il arrive cependant que la laideur constitue une arme : voilà pourquoi Mme Brombeere triomphait ce soir en toisant Julia. Celle-ci frissonna et rejoignit ses compagnes, qui s’habillaient pour affronter le froid. La grande Ilse s’approcha d’elle.
— Veux-tu que je t’attende ?
— Ce ne sera pas nécessaire, je n’en ai pas pour longtemps. Tu sais, M. Vitols ne me mangera pas !
Ilse se força à sourire pour masquer son inquiétude. À dix-sept ans, elle en savait un peu plus sur la vie et sur la réputation de leur directeur, et elle considérait Julia comme une petite sœur. Au cours des mois les plus froids, quand la nuit s’étend à n’en plus finir, cette dernière était hébergée dans sa famille, partageant une paillasse avec elle et sa cadette Agneta, en échange d’œufs, de lait ou de légumes qui venaient améliorer leur ordinaire.
— C’est entendu ! Nous garderons ta soupe au chaud.
Ilse adressa un petit signe d’encouragement à son amie avant de s’enfoncer à regret dans l’obscurité. Que pouvait-elle ? Sa mère, veuve, comptait sur son salaire pour nourrir ses cinq autres enfants, encore tout jeunes.

2.
Julia lissa avec nervosité les plis de sa robe et inspira un grand coup avant de frapper à la porte du directeur. Celui-ci lui cria d’entrer. Il continua à écrire de longues minutes derrière son bureau de chêne, avant de daigner poser sa plume.
— Julia, je vous remercie d’être venue, lança-t-il, détaillant sa visiteuse de la tête aux pieds.
Dieu qu’il faisait chaud ici ! Les joues brûlantes, la jeune fille ne répondit rien, gênée d’un tel examen. Comme elle ne bougeait pas, Knuts Vitols se leva et lui indiqua la banquette qui faisait face à une paire de fauteuils gondole tendus de cretonne à rayures. Le tapis aux motifs géométriques assorti aux tentures lie-de-vin et le lustre doré d’un goût discutable achevaient de rendre l’endroit cossu, à l’image de la réussite de son occupant, et d’une ostentation vulgaire. Outre la fabrique de fleurs, M. Vitols possédait une tannerie et deux conserveries de poisson sur le port de Riga.
— Asseyez-vous donc, vous serez plus à l’aise, ajouta-t-il. Puis-je vous offrir un cordial ? Il fait si froid dehors.
Julia refusa, ce qui ne l’empêcha pas, lui, de se servir. Il fit tourner le liquide ambré dans le fond du verre, qu’il vida d’une gorgée, puis vint prendre place à côté d’elle. Horriblement mal à l’aise, celle-ci se tassa sur elle-même, cherchant à échapper à cette promiscuité. Le directeur sentait l’alcool ainsi qu’un parfum capiteux, vaguement écœurant.
— Ne vous montrez pas si timide, ma chère enfant ! Comment pourrais-je discuter avec vous, si vous ne me regardez pas ? feignit-il de se fâcher.
Elle tourna à moitié la tête vers lui, sur la défensive. Il lui sourit, découvrant une rangée de petites dents pointues entre ses lèvres rouges. Il passait pour bel homme, même si ses cheveux blonds peignés de côté masquaient une calvitie naissante. La quarantaine approchant, des traits fins, presque féminins, comme ses petites mains impatientes. Julia contenait mal son sentiment de répugnance face à ce personnage d’étroite carrure et à la fois grassouillet dans son costume coûteux, le gilet barré d’une chaîne qui retenait sa grosse montre en or.
— Ma petite Julia, encore une fois, je souhaitais vous féliciter pour la qualité de votre travail. Vous ne resterez pas une simple ouvrière, croyez-moi ! Vous êtes adroite, intelligente et franchement ravissante. Un petit coup de pouce du destin, et votre vie va changer. Vous vous rappelez que votre sœur Evguenia a été mon employée voici quelques années. Que fait-elle à présent ?
— Elle vit à Saint-Pétersbourg, elle est modiste, bredouilla la jeune fille.
— Voyez-vous cela, modiste à Saint-Pétersbourg, la capitale de l’Empire russe ! Certes, Riga n’est pas si mal, mais Saint-Pétersbourg ! J’aimais beaucoup Evguenia, le saviez-vous ?
Julia secoua la tête en signe d’ignorance. De sept ans son aînée, Evguenia ne se confiait guère à elle, même si, sous couvert de taquineries, elle lui témoignait la tendresse dont les privait leur mère. D’ailleurs, elle avait quitté le toit familial à l’issue d’une violente dispute avec cette dernière. Depuis, elle donnait de rares nouvelles. Julia regrettait ses rires, sa coquetterie joyeuse qui s’étaient pourtant estompés les derniers mois de leur vie commune.
— Ravissante, elle aussi, poursuivit M. Vitols. Si je puis me permettre, moins que vous. Et quinze ans seulement, m’avez-vous affirmé. L’âge de toutes les découvertes. L’âge béni, l’innocence d’une enfant et les attraits d’une femme. Vous a-t-on déjà dit que vous aviez des lèvres délicieuses, à croquer comme des fraises ? Non, bien sûr ! Ah, toutes ces merveilles !
L’air de rien, M. Vitols se collait maintenant à elle. Julia tenta de s’écarter, mais impossible d’aller plus loin, l’accoudoir cisaillait ses côtes. Le directeur, des gouttes de sueur au front, sa langue s’agitant entre ses petites dents, poursuivit ce qui ressemblait surtout à un monologue.
— J’ai toujours été très soucieux de l’avenir de mes jolies fleurs. Je me sens responsable de vous, un peu comme si vous étiez mes filles. Je sais me montrer généreux envers celles qui présentent d’aussi grandes qualités que les vôtres. Très généreux. J’ai juste besoin de vous connaître un peu mieux.
Il avait murmuré ces derniers mots à son oreille. Il posa sa main sur son genou. Julia se redressa d’un bond.
— Monsieur Vitols, je vous en prie…
— Allons, petite sotte, il n’y a pas de quoi s’affoler, répliqua-t-il d’un ton qui se voulait encore rassurant. Je vous l’ai répété, je ne désire que votre bien, en échange d’un peu… d’intimité.
— Je dois rentrer chez moi, se défendit Julia.
— Chez vous, par ce froid ? Faites-moi plutôt un de vos charmants sourires ! Des lèvres semblables aux vôtres sont destinées aux sourires ou aux baisers.
Debout à son tour, il barrait le passage à l’adolescente. Maladroitement, elle le repoussa. Plus fort qu’elle, il ne bougea pas d’un pouce.
— Tu me résistes, ma mignonne ? lui lança-t-il en passant au tutoiement. Pourquoi pas ? Cela me plaît aussi…
Un léger halètement saccadait désormais sa voix, et le rouge de sa bouche humide s’intensifiait. Affolée, Julia voulut se faufiler entre la banquette et le directeur, mais celui-ci l’emprisonna par la taille.
— Faite au tour, ma jolie ! Sois gentille avec moi et tu ne le regretteras pas ! Si tu crains pour ta petite fleur, ne t’inquiète en rien. Il y a d’autres moyens de passer un moment agréable, insista-t-il en concluant le propos d’un rire gras.
Après la gêne, après la panique, la colère s’empara de l’adolescente. Elle leva le bras, griffa à toute volée la joue de son agresseur et profita de sa surprise pour s’échapper vers la porte. Dans le vestibule désert où les blouses de ses compagnes pendaient à leur clou, elle jeta à la hâte sa pelisse sur ses épaules et attrapa ses bottes. Tandis qu’elle se précipitait à l’extérieur, Knuts Vitols fulmina :
— Ta sœur était moins stupide que toi ! Tu vas le regretter. Ne compte pas revenir demain !
Julia n’écoutait plus. Elle courait sur la terre détrempée, dans ses chaussons d’atelier qui se gorgeaient d’humidité, zigzagant entre les maisons de bois. Quand elle fut certaine de n’être pas suivie, elle s’arrêta pour reprendre son souffle, enfila les valenki, ses bottes de feutre, sur ses pieds glacés. Où aller ? Chez Ilse ? Comment lui avouer l’incident ? Ne risquait-elle pas de valoir des ennuis à sa camarade ? Retourner chez elle, alors, avec ces dix verstes à parcourir dans la nuit ? Pas d’autre choix.

3.
À la sortie des faubourgs de Riga, Julia croisa encore quelques maisons isolées, repliées sur elles-mêmes comme de gros chats frileux, un rai de lumière filtrant entre les rideaux tirés. Puis elle se retrouva seule dans l’obscurité et se rendit compte qu’elle n’avait pas de lanterne.
La grande route qui se déroulait vers le nord en parallèle de la Daugava jusqu’à Bolderaja esquissait à peine son ruban à travers la plaine bruissante. La jeune fille connaissait par cœur le chemin. Deux heures de marche en allant d’un bon pas qu’elle couvrait chaque jour, aller et retour, du dégel au début de l’automne. Mais jamais aussi tard, jamais aussi solitaire dans la bise hostile. Ses yeux, d’un coup, se remplirent de larmes. Quelle folie d’avoir refusé de se réfugier sous le toit surpeuplé d’Ilse ! Elle se remit à courir, pour arriver plus vite, pour faire taire la peur qui cognait à son cœur, pour oublier sa honte. Le vent soufflait sans répit son chant étrange et menaçant.
Des clochettes tintèrent quelque part dans son dos, des sabots martelèrent le sol de plus en plus fort. Julia se retourna. Un faisceau lumineux dansait à l’avant d’une troïka emportée à toute vitesse au trot puissant de son timonier, entre les deux chevaux de volée au galop. Arrêter l’attelage, demander de l’aide ? Mais à qui faire confiance cette nuit ? L’adolescente se rencogna au bord du fossé et reprit sa course quand le point jaune clignota loin devant elle pour finir avalé par l’obscurité, ignorant cette silhouette esseulée.
Par chance, la lune se leva au milieu d’un ciel glacé de milliers d’étoiles. Et la plaine se déploya dans des violets agités de houle sous les rafales, tantôt sourdes et continues, tantôt sifflantes et saccadées. Julia avançait, chahutée par les bourrasques, titubant parfois avant de recommencer à courir. M. Vitols s’agitait dans son esprit comme un pantin obscène, à gesticuler dans son bureau de petit-bourgeois et à hurler d’une voix de fausset. Une scène irréelle qui se perdait dans l’immensité et le mugissement du vent. Et Evguenia ? Que s’était-il passé avec elle ? Le temps s’étira aux infinis de la plaine.
Enfin, les premiers trembles annoncèrent les bois, puis les hêtres et les traits blêmes des troncs des bouleaux, les sapins qui dressaient leurs pointes d’encre, de plus en plus denses, en rangs serrés, chuchotant d’une cime à l’autre, grinçant et crissant dans le souffle nocturne. Julia aimait la forêt, connaissait mieux que quiconque les cachettes des myrtilles et des fraises en été, les meilleurs coins pour récolter les girolles et les cèpes à l’automne, les terriers des lapins ou des renards, les bosquets de noisetiers sauvages, les ruisseaux où se désaltéraient les daims, les mares à grenouilles. Ce soir, pourtant, elle se sentait étrangère à la cohorte hostile formée de part et d’autre de son chemin, qui tendait des branches décharnées comme des bras de mendiants ou chargées d’aiguilles drues, prêtes à l’assaillir. Que n’avait-elle, comme dans le conte, des rubans à nouer pour apaiser cette foule persifleuse ! Chaque craquement, chaque frôlement dans les taillis faisait bondir son cœur. Ces hululements provenaient-ils d’une chouette ou d’un loup ? Était-elle folle de défier ainsi la forêt ? Elle aurait voulu courir encore, mais elle n’en avait plus la force, le souffle court, une crampe lui tenaillant le côté. Peut-être ne parviendrait-elle jamais chez elle. Et si tout s’arrêtait là ? Elle se mit à prier, comme prient les enfants, pour empêcher la terreur de la submerger. Elle offrit tout au ciel qu’elle ne distinguait presque plus, à la lune qui se dérobait derrière un lambeau de nuage. Qui l’entendrait, qui la verrait, elle, frigorifiée au beau milieu de la nuit ?
Tout à coup, elle crut discerner une forme massive en travers du sentier. La forme s’étira, s’allongea, devint gigantesque, lui barrant le passage. Un ours ! Trop terrifiée pour crier, Julia se jeta à terre, ferma les paupières. Elle pria encore plus intensément afin de devenir minuscule, de disparaître dans l’instant ou de se fondre à l’haleine du vent. Inutile de courir, grimper ou même nager pour échapper à un ours. Entendit-elle vraiment un grognement ? Rien ne se passa, rien d’autre que la nuit, rien que la forêt qui ne dormait jamais. Lorsque Julia rouvrit les yeux, rien, rien sur le sentier que la trouée entre les arbres.
Avait-elle rêvé comme cette autre nuit, quand un ours énorme avait cherché à l’étreindre entre ses pattes ? Le lendemain, sa mère s’était moquée d’elle et avait raconté comment elle s’était réveillée en pleurant à leur voisine, la vieille Made, tandis que l’adolescente se blottissait dans un coin, honteuse. Un gentil sourire avait plissé le visage parcheminé de Made : « Ton rêve est merveilleux, avait-elle affirmé. Tu seras très, très riche et tu ne manqueras de rien dans ta vie. » Cette fois-ci, les larmes de Julia ne la tireraient d’aucun sommeil, même si le souvenir des paroles de Made la réconfortèrent un peu. Avancer, avancer encore.
Marchait-elle au moins dans la bonne direction ? Si elle se trompait, elle s’enfoncerait dans les marais, dans leur boue fangeuse et leurs clairières illusoires où même les plus avertis s’égaraient, parfois à jamais. Comment savoir ? Enfin, elle distingua les ailes du vieux moulin et reprit courage. Elle tourna à droite, jusqu’au pont aux planches branlantes. Peu après, la fourche, dont la branche gauche conduisait à la rivière et la droite chez ses parents, apparut. Le chemin s’étrécissait et s’assombrissait, comme s’il ne devait jamais finir. Alors un chien aboya. Bullig, le brave Bullig l’avait entendue ! Lorsque l’izba de rondins se dressa devant elle, l’adolescente se figea. Qu’allait-elle dire ? Comment annoncer à son père qu’elle avait été renvoyée ? Bullig aboyait de plus belle ; les bêtes s’agitaient dans l’étable. Une lumière s’alluma à l’intérieur, et la porte s’ouvrit. Son père, Gabriel, grand et sec, se dessina dans l’encadrement, le fusil à la main. Julia fondit en larmes : « Papa ! »

Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.
Marcel Pagnol – Le Château de ma mère

Me voilà partie en quête, à collecter tout ce que je peux comme un oiseau fait son nid. Sur les photos les plus anciennes, Julia a une vingtaine d’années. J’interroge cette toute jeune femme dont le visage conserve des rondeurs enfantines sous l’apprêt du chignon. Le manche d’une ombrelle dans une main, un chapeau de paille à l’autre, elle semble déguisée en dame dans sa robe aux manches bouffantes, un camée épinglé sur le col à petits plis, la taille si mince étranglée encore par une ceinture blanche. Ses grands yeux fixent l’objectif, ses lèvres s’entrouvrent. Défie-t-elle le photographe, s’apprête-t-elle à prononcer un mot, à esquisser un sourire ? Mutine ou timide, elle prend la pose. L’héroïne du roman, Julia, mon arrière-grand-mère. Je ne me reconnais pas dans ses traits, et pourtant son sang coule dans mes veines.
Un jour, quand j’étais adolescente, Maman déballa d’un papier brun un tricot inachevé, trois aiguilles, une pelote de laine crème et le début d’un chausson de bébé : « Babouchka est morte avant de l’avoir achevé. C’est à toi maintenant si tu en as envie. » Je n’ai pas touché au tricot, je n’ai pas osé. J’ignore où il est maintenant rangé. Je songe à Julia vieille dame. Commencer par la fin pour remonter jusqu’au début.
« Maman, c’était où cette histoire avec ta grand-mère et Pagnol, quand il t’a offert des lucioles ? » Maman ne se rappelle pas bien : « J’étais toute petite, tu sais. Babouchka m’emmenait quelques jours en été à Saint-Martin-Vésubie. »
1950 ou 1951 peut-être. Julia fuit la touffeur de Cannes pour l’arrière-pays, le village provençal dominé par le campanile de son église. Elle a laissé la Russie très loin derrière elle, renoncé aux passions de la vie. Un séjour en compagnie de sa première petite-fille, le bonheur d’être grand-mère. Sans doute sont-elles descendues à La Châtaigneraie, hôtel pour clients aisés, affirmant sa respectabilité avec sa façade blanche découpée de fenêtres aux volets de bois sombre. Ce soir-là, pour profiter de la fraîcheur du parc, elle s’assied face aux montagnes sur l’un des fauteuils de fer forgé garnis de coussins en gros coton jaune pâle.
À une table proche, un homme tire de longues bouffées d’un cigare.
— La fumée vous dérange-t-elle ? s’enquiert-il avec courtoisie.
— Pas le moins du monde. Cela me rappelle mon mari.
L’homme a entendu son léger accent. Malgré ses cheveux blancs et son embonpoint, la vieille dame dégage un charme certain, une présence qui retient son attention. Cette femme a une histoire, il le devine. C’est sa vocation, son métier, de traquer les histoires. Il se présente, « Marcel Pagnol », et engage la conversation. Tous deux bavardent longtemps sous les tilleuls et les châtaigniers, se taisent aussi pour partager le silence troublé par leur chuchotement végétal. Les buissons scintillent de petites lumières vertes. « Des vers luisants ! » s’émerveille le cinéaste. « Ma petite-fille aimerait tellement voir ça ! » regrette Julia. Qu’à cela ne tienne, les complices réclament un bocal aux cuisines, moissonnent les coléoptères lumineux avant de gagner la chambre. La vieille dame appelle doucement l’enfant pour ne pas l’effrayer. Celle-ci se redresse, frotte ses yeux et sourit en reconnaissant sa grand-mère dans la pénombre. Le monsieur avec elle paraît très gentil. « M. Pagnol t’a apporté une surprise, mais il ne faut pas allumer la lampe », prévient Julia. Marcel Pagnol tend le bocal à la fillette. On ne distingue que le halo de ses cheveux dorés et les minuscules lueurs vertes. Présence bienveillante, rassurante des deux adultes, aussi ravis que l’enfant. Ils lui souhaitent une bonne nuit avant de s’éloigner sur la pointe des pieds. Maman contemple encore son trésor, puis le cache dans le tiroir de la table de chevet. Quelle déception au matin quand elle ne retrouve que de gros asticots marron !
M. Pagnol était parti. Mais l’histoire restera, et La Gloire de mon père, Le Château de ma mère, Le Temps des secrets, en bonne place dans la bibliothèque familiale, figurèrent parmi mes premières lectures.
Julia, que vas-tu me dire ? Que me raconte ton visage figé sur la photo centenaire ? Pour mes dix-huit ans, Baba m’a offert une de tes bagues. De mère en fille, je suis l’aînée par les femmes. Un tricot inachevé, un anneau et les lucioles d’un écrivain. Dis-moi, Julia, que dois-je chercher ?

Partie II

4.
— Vous m’abandonnez déjà, méchant homme ! lança Karola dans son dos, tandis qu’il reboutonnait sa chemise face à la psyché.
William Brandt se retourna. Blottie parmi les dentelles des oreillers, la jeune femme affichait un air de reproche. Elle n’avait remonté la courtepointe que jusqu’à sa taille, laissant ses petits seins pointer avec provocation.
— « Déjà » ? lui rétorqua-t-il, moqueur. Il me semble pourtant que nous avons fort bien occupé de nombreuses heures.
Elle enroula une de ses boucles autour de son index.
— Est-ce de ma faute si vous manifestiez tant de zèle à vous remettre à l’ouvrage ?
William vint s’asseoir au bord du lit, tira le drap et déposa un baiser sur la toison aussi dorée et frisée que la chevelure de sa maîtresse.
— Oui, ma chère, votre pleine et entière faute ! A-t-on idée d’être aussi désirable que vous ? Mais je dois partir. Ne m’avez-vous pas annoncé que votre époux rentrait dans la matinée ?
— Comme c’est bas ! Quelle piètre excuse ! feignit-elle de s’indigner. Mon mari rentrera quand je le voudrai. — Voilà un mari bien arrangeant ! À moins qu’il s’agisse d’un prétexte pratique pour vous débarrasser d’un amant au-dessous de vos espérances ?
Karola lui jeta un oreiller à la figure. William esquiva et continua à se rhabiller.
— Je suis vraiment désolé de devoir vous quitter, croyez-moi. Hélas, mon père m’attend pour un rendez-vous d’affaires. Vous connaissez comme moi la ponctualité maladive des banquiers zurichois.
Karola se contenta de hausser les épaules et d’accentuer sa moue la plus irrésistiblement boudeuse, tandis que William nouait sa cravate. Puis il ouvrit la porte de la chambre, découvrant sur le seuil une soubrette au tablier sans un pli, mais à l’air aussi déluré que son employeuse. Il salua cette dernière d’un baiser soufflé au bout des doigts, auquel elle daigna répondre par un battement de cils sur ses yeux verts. Quelle incroyable coquette, cette Karola Rubinstein ! songea le jeune homme en quittant le bel hôtel particulier de la Kappelergasse. Sûre de ses atouts, et une vraie diablesse au lit. Il lui faudrait cependant veiller à ce qu’elle ne devînt pas trop encombrante, car il préservait jalousement sa liberté de conduire en parallèle plusieurs entreprises auprès d’autres dames.
Soucieux de protéger la réputation d’une femme mariée, quoique Julius Rubinstein eût sans doute pu rivaliser par sa ramure avec un dix-cors, William n’avait pas demandé à son cocher de l’attendre. Il ne prit pas non plus la peine de héler un fiacre. Il n’avait pas une grande distance à parcourir, et le beau temps persévérait en cet automne 1897. Il s’engagea dans la Bahnhofstrasse, entre les façades des hôtels particuliers et les luxueuses vitrines qui la bordaient, obliqua pour emprunter l’un des élégants ponts de pierre jetés par-dessus la Limmat et rejoindre le lac par l’autre rive. Sa surface parfaitement lisse dupliquait les frondaisons flamboyantes des arbres, la crête bleutée des montagnes piquée çà et là d’un soupçon de blanc, un paysage mystérieux et symétrique, dans lequel William, enfant, imaginait une autre vie.
Même s’il ne cherchait plus l’infime différence qui prouverait l’existence de ce monde alternatif, il contemplait toujours avec plaisir ses subtiles variations d’humeur, la douceur de ses nuances, certain d’y puiser toute sa force rien qu’à le regarder, si la saison ne lui permettait pas de s’y plonger. Cette conviction lui venait sans doute de la décision que ses parents avaient prise de quitter la Russie pour Zurich, au climat plus clément, en raison de sa santé que les médecins prétendaient fragile. Sa sœur jumelle Élisabeth était morte à dix-huit mois, d’où la multiplication des précautions à son égard. Précautions qui avaient peut-être porté leurs fruits, puisqu’à vingt-sept ans, il en imposait par ses six pieds, cinq pouces. Bon buveur, solide mangeur, il ne pouvait se plaindre au pire que d’un petit rhume de temps à autre en hiver.
William s’engagea dans la Südstrasse, qui cachait derrière ses grilles de fer et ses rideaux d’arbres le secret de somptueuses propriétés. Il tira la clochette au portail du numéro 40, l’adresse de la villa Brunnenhof, leur demeure familiale. Son rendez-vous d’affaires n’était qu’une esquive pour se dérober aux ardeurs de Karola. Il avait besoin d’air.

5.
L’impressionnant manoir déclinait les codes du style néogothique promu par l’architecte anglais William Wilkinson, dont il était l’œuvre. La vigne vierge et le lilas soulignaient les grandes baies flanquées de pilastres blancs du rez-de-chaussée pour s’alanguir au ras des balcons du premier étage. Au second, les fenêtres cintrées annonçaient l’envolée des toits aux pentes abruptes dont les pignons défiaient les cheminées élancées. William contourna la bâtisse pour gagner les serres où, à cette heure de la matinée, il trouverait sa mère. Il l’aperçut, toute menue dans sa stricte robe noire, au milieu de quelques-uns de ses trente jardiniers. Il en fallait bien autant pour cultiver les orchidées auxquelles elle vouait une passion.
— Willy ! Je suis heureuse de vous voir.
— Moi aussi, Mère ! Comment vous portez-vous ? lui répondit-il en l’embrassant avec une pudeur empreinte de tendresse.
Il avait noté l’éclair de fierté dans ses prunelles quand il était apparu, autant que le soupçon de reproche dans sa voix. Ida Brandt adorait son fils, même si elle se désolait de ses incartades. Encore ne se doutait-elle pas du centième de celles-ci, songea le jeune homme, non sans une pointe de culpabilité. Luthérienne pieuse, elle vivait dans l’observance absolue des règles de sa religion. Elle ne portait aucun bijou, hormis son alliance, et s’interdisait la moindre fantaisie dans sa mise. Toute son ardeur, tous les débordements de son âme, elle les exprimait dans le soin constant de ses orchidées.
— Mon enfant, votre père et moi aimerions avoir une discussion avec vous, nous ouvrir à vous de certaines préoccupations qui vous concernent.
— Cattleya warneri, fit-il en désignant une fleur aux pétales d’un blanc teinté de mauve et au labelle violacé.
Ida sourit et le menaça du doigt.
— Ne cherchez pas à m’amadouer ou à me distraire. Je sais que vous avez appris de moi à reconnaître les variétés de cattleyas, à distinguer l’orchidée papillon du sabot-de-Vénus, le cambria du miltonia ou du dendrobium. Demain soir vous conviendrait ? Ou bien ce soir, après le dîner, car nous recevons le pasteur Müller et son épouse. Vous souhaiterez peut-être d’ailleurs être des nôtres…
— Demain soir, bien sûr, consentit le jeune homme. Pardonnez-moi, Mère, d’autres obligations m’attendent aujourd’hui. Je vous prie de transmettre au pasteur et à Mme Müller mes respectueuses salutations.
Alors qu’il tournait les talons, Ida Brandt ajouta :
— Puis-je vous demander ce qui vous retient à l’heure du dîner ?
Ida ne se montrait jamais indiscrète, et William, décontenancé, pria pour qu’elle ne le vît pas rougir en improvisant un mensonge.
— J’ai promis à Konrad von Bremgarten de chasser avec lui demain à l’aube. Nous dormirons au pavillon.
— Au pavillon, ce soir ? Je dois vous prévenir…
Mais son fils, déjà sur le chemin des écuries, ne l’entendit pas. Un valet en livrée l’intercepta pour lui présenter une enveloppe sur un plateau d’argent. Léger parfum de patchouli. Un mot non signé sur un bristol blanc, « Venez me voir », auquel était joint un billet pour l’Opernhaus, à la représentation du jour de Casse-Noisette. Le jeune homme s’amusa de la manœuvre de l’expéditrice, dont il avait aussitôt deviné l’identité. Elle savait parfaitement qu’il disposait d’une loge permanente à l’Opernhaus, le nouvel opéra de Zurich que ses parents avaient contribué à financer après la destruction de l’ancien Stadttheater dans un incendie. Elle savait aussi, car il le lui avait raconté, qu’il avait assisté avec beaucoup d’émotion à la première de la création du ballet à Saint-Pétersbourg en 1893. Il ignorait cependant si l’auteur du billet égalerait sur scène Antoinetta Dell-Era, même s’il ne doutait pas que, dans l’intimité, elle interpréterait une délicieuse Fée Dragée.
— Voudriez-vous faire livrer ce soir à l’Opéra une gerbe de lys à l’intention de la prima ballerina ? ordonna-t-il au domestique. Pas de message.
Il n’avait aucune intention de changer ses projets. La danseuse attendrait un peu, car il ne souhaitait guère s’afficher trop ouvertement comme l’un de ses fervents admirateurs au moment même où il courtisait une cantatrice prometteuse. Entre la légèreté des entrechats et l’opulence du contralto, la vivacité d’un fouetté et les accords d’un timbre sensuel, entre les déliés aériens et les courbes généreuses, il se refusait à choisir, sans compter Karola Rubinstein. Il aurait les deux, ou plutôt les trois, alors il devait jouer sa partition en finesse.

6.
Autant que les femmes, et peut-être plus, William appréciait la chasse. Seul de préférence, d’où le mensonge à sa mère, qui s’inquiétait de le savoir courir les bois sans compagnie. Elle était l’une des rares à connaître ce trait de sa personnalité. À Londres, à Saint-Pétersbourg, à Hambourg ou à Zurich, on fréquentait l’héritier fortuné et mondain, le bon vivant que l’on se disputait aux réceptions. La plupart ignoraient tout du jeune homme qui, des journées entières, sans personne à ses côtés, dans les marais ou au plus profond des forêts, traquait selon la saison le faisan, le perdreau, la poule d’eau ou la grive, le lièvre ou le renard, le sanglier et, défi suprême, l’ours brun. William aimait se perdre dans les sentes serpentant entre les souches, les troncs moussus et les touffes de fougères, tendre l’oreille au moindre frémissement, chercher, chercher plus loin, sifflant ses chiennes, deux grandes braques de Weimar au pelage argenté et aux yeux d’ambre.
Le soir de mi-novembre tombait, déversant ses brumes depuis les sommets à travers les ors et les pourpres de la forêt de Sihlwald. William n’avait pas pris la peine de prévenir le garde-chasse. En débouchant au milieu de la clairière entourée de grands hêtres et de chênes rouvres où se dressait le pavillon, il s’étonna donc d’apercevoir de la lumière à travers les volets. Des rôdeurs ? Il mit pied à terre, attacha son cheval et fit taire les chiennes avant de s’approcher. Il colla son oreille à la porte. On entendait le murmure d’une conversation à voix basse, des rires, de petits gémissements. Ils avaient l’air de bien s’amuser, là-dedans !
William tourna très doucement la poignée. La porte n’était pas verrouillée. Empoignant son fusil, il l’ouvrit d’un coup de pied brutal.
— Qui va là ?
Un cri lui répondit, tandis que ses yeux s’agrandissaient de surprise. Devant le feu de la cheminée, sur la dépouille du premier ours qu’il avait abattu, un couple nu cherchait fébrilement ses vêtements épars.
— Cousine Lou ?
— Cousin Willy ! Vous avez bien failli me faire mourir de peur ! s’exclama la belle trentenaire qui se couvrait à la hâte d’une chemise.
Le jeune homme s’empressa de se retourner pour lui laisser le temps de se vêtir. Il s’ingénia à se représenter son visage, afin d’oublier le délicieux corps entrevu. Or ce visage se révélait aussi plein d’attraits, sous les ondulations des cheveux répandus. Une grande bouche dessinant un énigmatique et perpétuel sourire, l’arc des sourcils étiré vers les tempes au-dessus des prunelles claires… On aurait dit que Lou sondait en permanence ses interlocuteurs, avec un mélange de douceur, de détermination et un soupçon de provocation. Rien de surprenant à ce que tant d’hommes eussent succombé au charme fou de sa cousine Lou von Salomé.
— Cher Willy, puis-je vous présenter mon ami, Rainer Rilke ? fit-elle une fois décente.
Les deux hommes se saluèrent, un peu gênés, surtout le jeune Rilke, à la main si fine qu’elle disparut dans celle de William. Quel âge avait ce garçon ? À peine plus de vingt ans, estima-t-il. Longiligne, le front très haut, couronné d’épais cheveux blonds, de grands yeux bleus embrumés, un collier de barbe duveteuse qui ne masquait pas la fossette à son menton, une bouche à la lèvre supérieure proéminente sous la moustache. William, malgré sa fréquentation assidue des femmes, s’étonnait toujours de leurs goûts en matière d’hommes. Autant qu’il put en juger, l’amant de sa cousine n’était pas d’un physique désagréable. Mais quel attrait trouvait-elle à ce drôle de nez en forme de pomme de terre ?
— Rainer est poète, précisa Lou, agitant une feuille manuscrite. Un talent exceptionnel. Écoutez-donc ceci :

C’est pour t’avoir vue
penchée à la fenêtre ultime,
que j’ai compris, que j’ai bu
tout mon abîme.

— Je ne peux guère me prétendre connaisseur en poésie, même si ces vers me paraissent fort bien tournés, approuva William, taisant sa déconvenue que son escapade en solitaire se trouvât compromise.
Tant qu’à voir du monde, il aurait mieux fait de se rendre au ballet et de prolonger la nuit dans les bras souples de la danseuse. Il était hélas trop tard pour retourner en ville, et il accepta de dîner en compagnie des amants. Même si le jeune poète resta peu disert, par timidité ou bien contrarié de cette incursion inattendue, William conversa agréablement avec Lou, toujours pleine d’esprit.
— J’ai eu le plaisir de saluer vos chers parents avant-hier, fit-elle. Des gens merveilleux, de nobles âmes. Ils parlent beaucoup de vous.
— Je crains de leur causer du tracas, s’attrista son cousin.
— Ils vous aiment tant, et leurs préoccupations tiennent à peu de chose. Je crois que votre mère souhaiterait vous savoir établi.
William hocha la tête avec un long soupir.
— Pas un jour ne passe sans qu’elle me propose telle ou telle fiancée. Je n’ai aucune envie de me marier. J’apprécie trop ma liberté !
— Comme je vous comprends ! Je pensais de même à votre âge. Mais croyez-moi, on peut trouver son compte dans des noces. Friedrich et moi avons réussi à nous entendre, à ce que chacun de nous conserve sa liberté, rétorqua sa belle cousine, sans prêter attention à la violente rougeur qui gagnait le visage de Rilke.
Quelle femme stupéfiante, songea William. Il se rappelait l’époque où Lou, toute jeune, avait décidé de vivre en compagnie de ses amis les philosophes Friedrich Nietzsche et Paul Rée, au grand scandale de la bonne société. Elle ne manquait pourtant pas de prétendants honorables, parmi lesquels le frère aîné de William, Charly. Elle avait mis un terme brutal à leur idylle par un quatrain assassin quand il en était venu à demander sa main. Des années plus tard, l’annonce de son mariage avec l’orientaliste Andreas sidéra autant qu’elle rassura sa famille. Lou acceptait enfin le lien qu’elle prétendait mépriser. Toutefois, on racontait que Friedrich Carl Andreas ne pouvait se targuer d’être un mari comblé, car la jeune femme aurait posé comme condition à leur union qu’elle ne serait jamais consommée.
Les ébats interrompus un peu plus tôt, qui ne laissaient aucun doute sur l’ardeur d’une passion à son apogée, prouvaient que Lou la rebelle satisfaisait ailleurs sa sensualité, en l’occurrence auprès de ce jeune poète d’une bonne quinzaine d’années son cadet. William eut une pensée émue pour ses parents, qui s’étaient refusés à écouter les ragots et accueillaient avec une affection constante la cousine Lou, en dépit de ses extravagances. Il se rappelait avec plaisir les mois durant lesquels ils l’avaient hébergée chez eux, à la villa Brunnenhof, au début de ses études. Un tourbillon joyeux avait alors envahi l’immense manoir, trop souvent silencieux pour l’enfant qu’il était. Cependant, la prude Ida ne devait guère se douter qu’elle abritait cette nuit des amours adultères dans leur pavillon de chasse.
— Plus que d’autres, vos parents se sentent certainement une responsabilité particulière à votre encontre… ajouta Lou.
Le regard de William s’obscurcit un bref instant à l’évocation des drames qui avaient marqué son enfance et son adolescence.
— Mes si chers parents s’inquiètent pour des broutilles, esquiva-t-il. Je me rappelle avoir caché dans le fond de l’armoire une bouteille d’un excellent bordeaux. Que diriez-vous de l’ouvrir à présent ?

7.
Après une nuit au cours de laquelle chacun s’était efforcé à la discrétion, William regagna Zurich. Il avait laissé le jeune poète et sa fougueuse cousine à leurs découvertes sensuelles ou littéraires, s’était contenté de tirer quelques coups de fusil dans une aube ouatée d’où seuls émergeaient les houppiers des hêtres centenaires.
Le carnier alourdi de deux faisans mâles à la queue rousse, il revint à la villa Brunnenhof, où il trouva Emanuel et Ida au petit salon. Dans son invariable robe noire, un châle de dentelle sur les épaules, les cheveux tirés en un chignon accentuant ses traits anguleux, Ida brodait. Emanuel, en veste de casimir brun sur un gilet blanc traversé d’une chaîne de montre, fumait son cigare, confortablement installé.
— Avez-vous vu notre chère Lou ? s’enquit Ida. Vous ne m’avez même pas laissé le temps hier de vous avertir de sa venue.
Avant que William pût répondre, Emanuel enchaîna, la voix chaleureuse, non dénuée d’autorité.
— Ma filleule reste toujours resplendissante, enthousiaste, malgré sa santé si précaire. Mais ce n’est pas d’elle que nous souhaitons vous entretenir. Puisque nous voilà tous trois réunis, nous pourrions avoir dès à présent cette conversation dont votre mère vous a parlé. Désirez-vous un café, un thé, un verre de liqueur ?
William les regarda l’un après l’autre, ses parents aimés, les seuls qu’il eût connus, son oncle et sa tante en réalité, qui l’avaient adopté après la mort de sa mère. Si dissemblables, qu’il était impossible à les voir de deviner leur lien de parenté. Ida était en effet la nièce d’Emanuel, la fille de son demi-frère Edmund. Et si proches, avec ce même sourire, la même joie dans les yeux pour l’accueillir, lui, l’enfant auquel ils n’avaient longtemps osé rêver en raison de leur consanguinité. Il leur devait la sincérité.
— Pardonnez-moi, je ne voudrais vous offenser, se lança-t-il, le débit un peu rapide sous le coup de l’émotion, mais je n’épouserai pas Teresa von Bubenberg. Une jeune fille agréable, d’excellente famille, de mœurs irréprochables, j’en conviens. Cependant, je me sens incapable de lier mon existence à la sienne. Ne serait-ce pas d’ailleurs lui causer beaucoup de tort que de lui donner pour époux un homme ne reconnaissant pas ses mérites à leur juste valeur ? Je vous en supplie, respectueusement, humblement, ne me demandez pas non plus de fréquenter Céleste Clavel ou Eleanor Crowe. Je ne veux pas me marier, pour l’instant.
Ida, trop réservée pour marquer sa déception, pinça imperceptiblement les lèvres à la tirade de son fils. Emanuel, quant à lui, eut un léger sourire qu’il s’empressa de réprimer.
— Willy, soyez remercié pour votre franchise, commença-t-il, même si vous savez combien cet aspect de votre avenir compte pour votre mère et pour moi. Mais ce n’était pas de cela que nous souhaitions vous entretenir, enfin, pas seulement. Vous avez l’âge auquel un homme doit envisager son avenir et songer à s’accomplir. Nous avons longtemps pensé, votre mère et moi, que vous voudriez vous établir à Zurich, où vous avez été élevé. Cela signifierait choisir une épouse parmi les jeunes filles de notre entourage et me seconder dans la direction de nos activités en Suisse et en Allemagne. Vos propos me conduisent à conclure que cela n’entre pas dans vos projets. Vous appartenez à un milieu, disposez d’une fortune qui vous autoriseraient une existence oisive et insouciante. Or, cela ne correspond ni aux principes dans lesquels nous vous avons élevé, ni aux qualités que Dieu vous a accordées.
— Vous êtes un garçon doué, mon fils, intervint Ida. Vous parlez six langues à la perfection, si bien qu’il est difficile de deviner vos origines. Vous montrez des talents pour les affaires. Votre père me le répète souvent. Ce serait pécher que de laisser inexploités ces dons du ciel.
William, d’ordinaire si sûr de lui, se tortillait sur sa chaise comme un garnement pris en faute. Il ne doutait pas de l’amour de ses parents et savait aussi qu’ils désapprouvaient sans le dire ouvertement son goût des plaisirs, une forme de dilettantisme ou de frivolité à laquelle il ne résistait guère. Rien d’excessif… Cependant, Emanuel et Ida, à la vie marquée par la théologie et le dévouement aux autres, ne comprenaient pas.
— Plusieurs choix s’offrent à vous, reprit Emanuel, et votre destin vous appartient. Si la France vous tente, nos confrères parisiens de Mercier & Perrier conservent un bon souvenir de votre apprentissage chez eux, de même qu’Albert Shubart à Lille. Mon ami Otto Kuhneman serait disposé à vous embaucher à Stettin, berceau lointain de notre famille. Vous pourriez vous installer à Hambourg, rejoindre votre frère Tommy auprès de vos oncles et cousins londoniens, ou encore votre aîné Charly en Russie.
Dans un élan spontané, William s’écria.
— Oui, la Russie ! Si vous le permettez, j’irai en Russie !
Comme ses parents semblaient attendre de plus amples explications, il reprit :
— Même si ma mère était anglaise, je ne me vois pas dans nos bureaux de la City. J’apprécie la France, mais je ne compte y retourner que pour des affaires ponctuelles ou pour l’agrément. Si je reste fier de mes racines germaniques, je suis profondément attaché à la Russie. J’y ai vécu ma petite enfance, baigné de sa langue, de ses parfums, de ses couleurs. Je sais que vous l’avez quittée à regret, pour ma santé. Notre cœur, notre âme sont russes. À chaque fois que je mets le pied dans ce pays, je me sens plus vivant, je me sens réellement exister. J’apprécie comme vous la Suisse, mais je l’ai toujours considérée comme une étape provisoire. La Russie, sans hésitation, sera mon avenir. Saint-Pétersbourg !
Aucun des deux hommes ne remarqua l’ombre de tristesse qui voila le regard d’Ida. Elle s’apprêtait peut-être à dire quelque chose, quand Emanuel, son sourire s’élargissant, approuva.
— Diable, voilà une envolée digne du tempérament le plus slave ! Moi qui suis né à Arkhangelsk, ai vécu là-bas la plus grande partie de ma vie, je comprends fort bien ce que vous éprouvez. Cependant, dites-moi plus précisément ce que vous comptez faire. Charly y dirige déjà notre négoce de céréales, ainsi que la cimenterie Zep et la banque d’escompte de Sibérie à Saint-Pétersbourg.
William avait le sentiment de passer un examen devant un jury dont la bienveillance n’excluait pas l’exigence.
— La Russie se prépare à une nouvelle ère, à un essor sans précédent, compléta-t-il. Les emprunts lancés auprès des puissances d’Europe occidentale et des États-Unis n’ont servi pour le moment qu’à rembourser ses dettes faramineuses. Votre ami Serge de Witte, qui a désormais entre ses mains les finances de l’empire, est un homme d’exception, comme vous aimez à le répéter. L’adoption de l’étalon-or va renforcer le rouble, assainir l’économie et favoriser l’afflux de nouveaux capitaux étrangers qui tomberont à point nommé pour développer le chemin de fer, l’industrie et le commerce. Je me réjouis de travailler auprès de Charly, de l’épauler de mon mieux, mais je voudrais aussi m’investir dans les activités bancaires. En nous appuyant sur la EH Brandt & Co que vous avez fondée il y a trente ans, sur les puissants réseaux de notre famille, nous nous donnons toutes les chances de succès. Alors, même si cela me chagrine de m’éloigner de vous, c’est à Saint-Pétersbourg que je veux œuvrer, avec votre bénédiction. D’ici vingt ans, j’en fais le pari, la Russie deviendra la première puissance mondiale. En espérant toutefois que notre jeune tsar se montrera à la hauteur de la tâche, et que le drame lors de son mariage n’était pas un triste présage…
Son père leva un sourcil. Certes, il connaissait les rumeurs sur le tempérament de Nicolas II, le nouvel empereur de toutes les Russies. On le prétendait faible, démuni face aux immenses responsabilités qui lui incombaient désormais. Quant à prêter l’oreille aux superstitions, cela ne figurait guère dans les habitudes des membres de la famille Brandt. La bousculade lors des noces impériales n’était qu’un accident, un terrible accident qui avait causé la mort de plus de mille trois cents malheureux et fait des centaines de blessés, imputable à la légèreté des organisateurs et à la bêtise de la foule attirée par la promesse de vin et de mets gratuits. Certains avaient établi un lien avec les trombes d’eau diluviennes qui s’étaient abattues sur le même champ de Khodynka lors du mariage d’Alexandre II et, des années après, son assassinat. Une simple coïncidence qui n’augurait en rien de l’avenir. Parfois, Emanuel se demandait si son fils adoptif, sous son insouciance apparente, n’avait pas hérité du côté fantasque de son père, de sa sensibilité exacerbée d’artiste. Il préféra choisir une autre interprétation à son propos.
— Je partage votre vision, approuva-t-il. Notre chère Russie a besoin d’un renouveau politique. Je crois en des hommes de la trempe de Sergueï Ioulievitch pour le lui apporter et la faire entrer dans le monde moderne.
— Quant à moi, je crois qu’il est temps pour mon cher époux et mon cher fils de déjeuner, l’interrompit Ida en tirant le cordon de la sonnette de service.
Elle savait que le sujet risquait d’entraîner une très longue discussion. Elle rangea avec soin son ouvrage et se dirigea vers la porte que William s’empressa de lui ouvrir. Tous les jours depuis que Robert lui avait confié le nourrisson, et tous ceux qui lui restaient à vivre, ne lui suffiraient pas à remercier le Ciel de lui avoir donné un fils. Elle ne doutait pas un instant qu’il réussît dans son entreprise, mais elle priait aussi pour qu’il fondât bientôt une famille. Des bambins galopant à travers leur propriété achèveraient de la combler.

Tu voulais avec tant de conviction faire de moi une dame
Que l’amour s’est envolé :
Nous n’appartenons qu’à celui qui nous fait plier
Et nous chérissons le plus ce devant quoi nous nous agenouillons.
Lou Andreas-Salomé – Correspondance

Depuis toujours, Lou appartient à la mythologie familiale. Une cousine, selon celle-ci. Une cousine comment, à quel degré ? Quels étaient les liens réels ? Je me jette à corps perdu dans la lecture des biographies, épluche la correspondance. Je retrouve celle avec Nietzsche et Paul Rée, qui me suit depuis la fac. Déjà soulignée par mes soins aux passages évoquant les Brandt. Le besoin de légitimer par cette filiation le désir d’écrire qui me taraudait, de trouver des anges gardiens pour accompagner mes balbutiements littéraires ?
Je prends contact avec l’un des spécialistes de Lou, qui tombe sans doute un peu des nues quand je lui annonce notre parenté. Mon nom ne lui est pas inconnu ; il a débuté sa carrière de professeur de lettres dans le même lycée que Papa. L’écriture ouvre des horizons infinis et montre combien le monde est petit.
Le puzzle se reconstitue. Une longue amitié et un mariage entre les deux familles, Emanuel Henry, parrain de Lou, qui joua un si grand rôle dans sa vie, Paul Rée la guettant derrière les grilles de la villa zurichoise, ce quatrain de rupture adressé à mon arrière-grand-oncle Charly, ces lettres d’Ida conservées à Göttingen. Maman se rappelle quand je lui fais part de mes découvertes : « Les sœurs aînées de Baba allaient souvent jouer, petites filles, chez les von Salomé à Saint-Pétersbourg. »
Plus que tout cela, c’est l’un des souvenirs d’enfance de Lou qui m’émeut.
Un hiver, le jardinier annonça à la petite Lioulia, la future Lou, que des visiteurs mystérieux s’étaient installés au fond du jardin. Elle y découvrit un bonhomme et une bonne femme de neige, auxquels elle inventa toute une existence. Jusqu’à un matin de printemps où, désolée, elle ne retrouva d’eux que deux paires de boutons noirs, un chapeau bosselé et une cape.
Baba me racontait une histoire jumelle, de celles qui constituèrent mon monde originel. Un hiver, elle confectionna avec sa sœur cadette une fée de neige. À l’approche des beaux jours, elle plaça un morceau de la fée dans une bouteille et l’enfouit au creux d’un arbre, convaincue qu’elle conserverait ainsi un peu de son pouvoir magique. Des mois plus tard, les deux enfants décidèrent de regarder ce que devenait le flacon enchanté et n’y découvrirent qu’un reste d’eau sale. La neige qui fond, la perte irrémédiable. Dans ses rêves prémonitoires, Baba voyait ceux qui allaient mourir au milieu d’un paysage enneigé.
J’ai fini par douter des contes de l’enfance, et cependant je ne cesse de chercher, à cœur perdu, peine perdue ou peine tout court, à les réparer, à créer des ailleurs. Lou et moi ne sommes pas appelées sur les mêmes chemins, même si j’aime comme elle marcher pieds nus dans l’herbe. Il y a toujours des petits cailloux blancs à trouver, des signes à déchiffrer, code secret du temps qui passe, de la vie qui va et vient. Traits d’union. Deux des derniers petits-cousins sont nés à Göttingen, là où Lou s’en est allée.

Partie III

8.
Sans un mot, la poussant doucement par l’épaule, le père de Julia la fit entrer, tandis qu’elle sanglotait à n’en plus finir. Sa mère Paulina apparut, dans sa chemise usée jusqu’à la trame, des mèches échappées de son bonnet de nuit.
— Que fais-tu ici ? Tu ne devais pas dormir chez les Ozilins ?
— Je ne pouvais pas… M. Vitols… hoqueta l’adolescente. J’ai perdu mon travail…
— Comment ça, tu as perdu ton travail ?! aboya Paulina, hors d’elle. Penses-tu que nous roulons sur l’or, que tu peux vivre en princesse à ne rien faire de tes dix doigts ?
— Assez ! la rabroua Gabriel. Allons nous coucher, nous parlerons demain.
Paulina regagna la chambre, drapée dans sa vieille chemise et sa dignité offensée, suivie de près par son époux. Julia se glissa dans le lit au coin de la pièce principale, séparé de celle-ci par un simple rideau.
Elle se crut incapable de dormir. M. Vitols la poursuivait en ricanant, sa petite langue pointée entre ses petites dents. Il n’avait plus de pantalon. Il courait après elle à travers la forêt, les pans de sa redingote au vent. Ces deux ailes noires voletant derrière lui, perché sur ses jambes grêles, il ressemblait à une vilaine pie. Une pie géante et velue. L’ours se redressait sur ses pattes arrière et dodelinait de sa lourde tête. « Viens, Julia, viens que je te serre dans mes bras ! » Elle tentait de s’échapper, dévalait une pente, l’ours à ses trousses. Il la rattrapait, lui léchait la figure avec des grognements satisfaits.
« Bullig ! » Le gros berger la fixait de ses yeux mouillés, et sa queue frappait en cadence le plancher. Gabriel Berzins, toujours levé le premier, tisonnait le feu. Courbé vers l’âtre, dans sa vieille veste d’intérieur, il paraissait bossu. La lueur des braises creusait encore sa joue. Julia se fit violence plus que d’habitude pour repousser les couvertures et affronter l’air froid du matin. Elle enfila ses valenki, jeta un châle sur ses épaules. Son père se redressa et se tourna vers elle. Sa barbe grise faisait paraître son visage encore plus émacié, mais on devinait à ses traits, à son allure, le beau jeune homme qu’il avait dû être en des temps meilleurs.
— Je vais tirer du lait pour le petit-déjeuner, murmura Julia.
Il lui désigna le cruchon sur la table de chêne, dont les nœuds, les espaces luisants d’usure, les éraflures, formaient une géographie énigmatique.
— Je m’en suis déjà occupé. Viens t’asseoir.
Elle obéit, tandis que son père la rejoignait et tranchait trois morceaux à la miche entamée d’un pain noir, compact. Paulina apparut, déjà habillée, les cheveux retenus dans un fichu. Pli dur au coin des lèvres, des yeux mornes comme un marais, elle se servit.
— Alors, ma fille, nous diras-tu tes méfaits ? lâcha- t-elle.
Julia baissa la tête, la gorge serrée. Comment raconter ? Gabriel gronda alors, non parce qu’il était fâché, mais parce que la vie l’avait raboté de toute forme de douceur.
— Tu sais combien il est dangereux de traverser seule la forêt, de nuit. Pourquoi n’es-tu pas restée chez la veuve Ozilins ?
Bullig posa sa tête sur les genoux de l’adolescente, un filet de bave aux babines, dans l’espoir de quelques miettes. L’arrière-train baissé, il se refrénait de toute sa volonté de chien d’appuyer sa requête d’un gémissement, d’un frétillement de la queue, trop bien dressé pour désobéir. Julia lui gratta le cou, et ses yeux s’embuèrent.
— M. Vitols… dans son bureau. Il a voulu, il a voulu… s’étrangla-t-elle.
Une gifle vola.
— Petite traînée, qu’es-tu, toi, allée le chercher ! cria sa mère. Ça minaude, ça fait l’effrontée, et voilà ce qui arrive ! Ta sœur n’a pas eu d’histoires, elle. Alors quoi ? T’a-t-on élevée, ton père et moi, pour que tu ailles te tortiller devant un monsieur ! Qu’espérais-tu ?
— Laissez-la donc ! la coupa Gabriel, arrêtant la seconde gifle.
Il plongea son regard dans celui de Julia, longtemps. Et elle lut dans le sien plein de colère et de douleur. Il n’avait besoin d’aucune explication pour comprendre, et d’ailleurs il n’en souhaitait pas. Elles n’auraient fait que le renvoyer à sa condition. Il ne pouvait rien, rien contre ce notable, rien pour préserver l’innocence de sa fille. Ses valeurs, sa lignée, ne pesaient pas plus qu’un souffle face au pouvoir et à l’argent. Paulina, la lippe mauvaise, s’était tue, soumise malgré tout à son mari. Comme sa fille et lui poursuivaient ce dialogue silencieux, elle s’enhardit à reprendre la parole, sans crier cette fois, mais avec ces accents traînants et geignards qui insupportaient l’adolescente.
— Qu’allons-nous faire d’elle, puisqu’elle ne peut pas retourner à la fabrique ? Où lui trouver un nouvel emploi ?
— Nous verrons, répondit son mari, toujours laconique.
— Ce n’est pas ça qui remplira notre marmite ! Si encore cette sotte avait attendu la fin de la semaine pour toucher son salaire ! Croyez-moi, les rumeurs ne vont pas tarder à circuler, et personne ne voudra embaucher une dévergondée. Alors il ne nous reste qu’à la marier. Si elle échauffe déjà les hommes, elle est en âge d’avoir un époux. Le gros Hans, le fils des Gunther, j’ai bien vu comment il la reluque au temple le dimanche. Ils ont une belle ferme, les Gunther, un peu de bien. Elle ne sera pas malheureuse, Julia. J’irai voir tout à l’heure le pasteur pour qu’il nous arrange ça au plus vite. Les Gunther seront d’accord, une jolie fille en bonne santé. Le gros Hans lui plantera bientôt des enfants dans le ventre, et ça lui calmera ses ardeurs.
Le front et les joues de Julia s’embrasèrent, mais elle resta à table malgré la nausée qui la gagnait. Pour son père. Elle devinait qu’il partageait le même dégoût, la même indignation à ces propos.
— Ma fille, peux-tu m’assurer que tu n’as à te reprocher aucune inconduite ? l’interrogea-t-il.
— Oui, mon père. Sur la Bible.
— Ah ça, petite impudente, tu ne t’en tireras pas si facilement ! brailla Paulina.
— Il suffit, ma femme. Julia ne ment pas. Et vous, vous n’irez pas voir le pasteur. Hors de question que cet idiot adipeux et sans manières de Hans touche à notre enfant.
Paulina ricana, balaya l’air d’un bras vindicatif, pointant le plafond bas, la cheminée noire de suie, leurs pauvres meubles bancals. Intérieur sommaire, miséreux, dans lequel s’étaient égarés une commode en marqueterie aux serrures de bronze et un tapis persan mangé aux mites, vestiges incongrus d’un lointain passé.
— Ah ça, il est beau notre château pour la petite princesse ! Et comment allons-nous la nourrir, cette bouche inutile ?
Rassemblant tout son courage, Julia murmura.
— Papa, Maman, je refuse d’être un poids pour vous. Si vous le voulez bien, je pourrais rejoindre Evguenia à Saint-Pétersbourg.
— Ta sœur s’est montrée plus maligne que toi, grinça Paulina. Elle a su économiser sur son salaire à la fabrique et la voilà maintenant modiste.
— Va donc nourrir les bêtes pendant que nous discutons, ta mère et moi, ordonna Gabriel.
* * *
Des rayons pâles peinaient à percer le brouillard. Julia aimait d’habitude ces aurores silencieuses où les sapins retenaient leur murmure, où les oiseaux se taisaient. Mais elle aurait préféré un matin plus sonore pour couvrir les éclats de voix entre ses parents et son tapage intérieur. Elle remercia ainsi Malvina, la grosse vache rouge, pour son long meuglement quand elle pénétra dans l’étable, et les poules qui l’encerclèrent en piaillant. Depuis toute petite, depuis le jour où on lui avait offert un poussin, boule de duvet frémissante dans son poing d’enfant, elle vouait à ces volailles une attention particulière. Elle restait fascinée par leur persévérante déambulation en quête d’un grain, leur patience majestueuse quand elles couvaient, le miracle de l’éclosion des œufs.
Julia n’avait pas fini de ratisser les litières, de distribuer l’eau, le grain et le foin, que son père vint atteler le cheval. Il n’adressa pas un mot à sa fille, pas un regard, et elle ne tenta pas de lui parler pendant qu’elle l’aidait à régler le harnais. Le mutisme de Gabriel ne signifiait ni une réprimande ni un reproche, seulement le besoin de plonger en lui-même, de s’absorber dans ses pensées.
Il se hissa sur la banquette de cuir craquelé, agita le fouet au-dessus des oreilles du cheval, une grande bête efflanquée et puissante au poil gris qui lui ressemblait curieusement. Julia le suivit des yeux, tandis qu’il s’éloignait sur le sentier caillouteux. Le remords la tenaillait d’avoir ajouté aux soucis de son père, à cette vie qui ne l’avait jamais ménagé. Où allait-il ? Collecter des fermages pour le compte du baron von Sielen, ramasser du bois mort, se livrer à quelque besogne incombant à sa charge d’intendant, ou tout simplement chercher un peu plus de solitude au fond des bois ? Où allait-il, la nuque raide, comme si sa vieille toque de renard pesait trop lourd sous ce ciel plombé, sans espace pour un coin d’espoir ? Elle rentra dans l’étable, s’accroupit pour ramasser les œufs. Blancs et parfaits dans sa main, si fragiles et pourtant capables d’abriter un début de vie. Les poules protestaient sans conviction, à petits coups de becs et gloussements réprobateurs, puis s’en retournaient picorer, oubliant déjà. Demain il y aurait d’autres œufs. Comme la vie pouvait être simple ! Mais de quoi serait fait demain ? Julia n’en savait rien, voulait avant tout effacer hier. Et Evguenia ? Accepterait-elle de l’accueillir ? Julia se rappelait sa sœur les derniers mois avant son départ. Un collier de perles d’ambre, une broche, un foulard brodé, réserve inépuisable de nouveaux colifichets qu’elle arborait chaque jour, l’humeur instable, à rire trop fort ou à garder les lèvres obstinément closes, hautaine parfois ou pleine de sollicitude envers sa cadette, suscitant des disputes avec leur mère, jusqu’au jour où elle fourra ses effets dans un sac de voyage et annonça qu’elle les quittait. Julia se demandait si son père la laisserait partir, ou s’il formait d’autres projets. »

Extraits
« Gabriel se versa une tasse de thé, tandis que sa femme et sa fille abandonnaient la conversation au crépitement de la pluie, au bois qui craquait dans l’âtre. Pas d’alternative à envoyer Julia au plus vite à Saint-Pétersbourg. Autrement, des rumeurs se colporteraient, on mettrait en doute son honnêteté. Ou alors, comme l’avait exprimé Paulina dans sa simplicité brutale, il faudrait la marier. Qui voudrait d’une jeune fille sans dot que ses parents cherchaient à établir à la hâte? Non, pas d’alternative: Gabriel devait faire confiance à Julia, à l’éducation qu’il lui avait donnée, à son caractère déterminé, aux qualités de son âme. Faire confiance à Julia, en priant Dieu avec ce qu’il lui restait de foi qu’il lui ouvrit un chemin de destinée plus favorable. p. 71

Le tsar écouta son nouveau conseiller. Il rendit public octobre un manifeste annonçant l’élection d’une Douma cette fois-ci d’un pouvoir législatif et garantissant les libertés civiles. Enfin une monarchie constitutionnelle! Serge de Witte en devint Premier ministre. Même si cette nomination rassurait, la circonspection restait de mise. L’empereur tiendrait-il cette fois-ci ses engagements? le comte de Witte peinait à former son gouvernement. Son ambitieux projet de réforme agraire pour rétablir la paix dans les campagnes ne recevait pas un bon accueil du souverain, et les heurts dans les villes persistaient. Socio-démocrates et socio-révolutionnaires continuaient à réclamer la tenue d’une Assemblée constituante. Il y eut encore des affrontements violents avec la police. À Moscou, une insurrection armée dans le quartier de la Presnia donna lieu à plusieurs jours de combats. À Pétersbourg, on arrêta les membres du Soviet des ouvriers, dont son jeune président, un certain Lev Trotski. Un semblant de paix revint, pour un temps que nul ne se serait risqué à estimer. Le soir du Nouvel An, on ouvrit néanmoins plus longtemps les fenêtres des maisons pour s’assurer que cette exécrable année 1905, cette année
rouge de sang et de fureur, cette année qui avait vu le plus vaste pays du monde vaciller, appartenait au passé. p. 265-266

Je découvre enfin le visage, en effet sublime, d’Alice von Haartman, qui devint mon arrière-grand-tante par alliance quand son fils Harry épousa ma grand-tante Lasty.
La très belle Alice me ramène aux Romanov. Les hasards de la vie firent que mes grands-parents maternels jetèrent l’ancre en Bretagne dans les années 1960, non loin de Sant-Briac, où résidait alors le grand-duc Vladimir, petit-fils d’Alexandre II. Oubliée l’opposition de leurs propres parents au tsarisme! Dans l’amour de leur patrie perdue et le chagrin de l’exil, ils devinrent amis avec l’héritier du trône de toutes les Russies et la grande-duchesse Leonida. Ces derniers intégrèrent ainsi mes paysages d’enfance. Ma sœur et moi courions nous cacher à chaque fois qu’ils venaient en visite, afin d’échapper à la révérence exigée par le semblant d’étiquette dont ils faisaient l’objet. Alors que je croisais leur fille, la grande-duchesse Marie, dans les rues de Dinard, elle me tira de l’embarras où me plaçait la perspective de ployer le genou au milieu du trottoir en me serrant avec affection sur son cœur. p. 277

À propos de l’auteur
Là où le crépuscule s’unit à l’aubeMarina Dédéyan © Photo David Ignaszewski

D’origine arménienne et russe, Marina Dédéyan a été élevée au sein d’une famille quelque peu bousculée par l’Histoire et nourrie d’histoires. De l’amour des livres transmis de génération en génération, elle a sans doute tiré sa vocation de romancière. Sa vision de l’Histoire et le souffle de son écriture ont conquis un lectorat fidèle. (Source: Éditions Robert Laffont)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois