INTERVIEW – « Avec notre version BD de Sapiens, on touche beaucoup de gens qui n’ont pas l’habitude de lire des bandes dessinées »

INTERVIEW – « Avec notre version BD de Sapiens, on touche beaucoup de gens qui n’ont pas l’habitude de lire des bandes dessinées »

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Publié pour la première fois en hébreu en 2011, le livre « Sapiens: une brève histoire de l’humanité » est un véritable phénomène mondial, puisqu’il s’est vendu à plus de 21 millions d’exemplaires et a été traduit dans plus de 65 langues. Désormais, cet essai signé par l’historien et philosophe Yuval Noah Harari existe également en version BD, grâce au scénariste David Vandermeulen et au dessinateur Daniel Casanave. Ils ont déjà publié deux tomes de leur « Sapiens »: « La naissance de l’humanité » en octobre 2020 et « Les piliers de la civilisation » en octobre 2021. Il faut dire que Vandermeulen et Casanave s’y connaissent en matière de vulgarisation scientifique en bande dessinée, puisque le premier a fondé l’excellente collection « La Petite Bédéthèque des Savoirs » au Lombard tandis que le second a réalisé quatre albums en collaboration avec l’astrophysicien Hubert Reeves. Ils ont également déjà signé plusieurs albums en duo, parmi lesquels « Shelley » et « Nerval l’inconsolé ».

Comment vous êtes-vous retrouvés aux commandes de la version BD de « Sapiens »?

Daniel Casanave: La réponse est très simple: parce qu’on nous l’a proposé.

David Vandermeulen: Oui c’est vrai, on est venu nous chercher. Et ça s’est bien mis, puisque Daniel et moi avions lu le livre « Sapiens » tous les deux sans nous concerter et nous le trouvions très bien chacun de notre côté. On s’était même dit entre nous que ce serait formidable d’en faire une adaptation en bande dessinée. En même temps, ça nous paraissait totalement inaccessible. Pour nous, c’était comme rêver de faire un voyage sur la Lune. On ne savait d’ailleurs même pas qui avait les droits. En plus, on ne parlait pas anglais et on n’avait aucune idée d’où habitait l’auteur. Tout ce qu’on savait à ce moment-là, c’est que le livre s’était déjà vendu à 11 ou 12 millions d’exemplaires à travers le monde. Aujourd’hui, il en est à 21 millions mais à l’époque, c’était déjà un véritable phénomène puisqu’il s’agit quand même du livre de sciences humaines qui s’est le plus vendu au 21ème siècle.

Ça ne vous a pas fait peur de vous attaquer à une telle brique?

David Vandermeulen: Non, c’est justement ce qui m’a attiré dans ce projet. C’est un livre tellement dense et impossible à adapter que j’ai dit à Daniel que c’était un défi qui me plaisait bien.

Daniel Casanave: De mon côté, j’y ai vu une énorme diversité de choses à dessiner. Immédiatement, je me suis dit que j’allais prendre énormément de plaisir en tant que dessinateur.

David Vandermeulen: C’est vrai que dans ce livre, on voyage sur les 5 continents et à toutes les époques, avec tous les animaux possibles et imaginables et énormément de décors différents. Or, ce que Daniel préfère dessiner, c’est justement la zoologie et la géographie.

Vous avez donc immédiatement dit oui?

David Vandermeulen: Cela nous paraissait tellement naturel que nous n’avons mis que 5 jours à accepter le projet. Pour Daniel et moi, il était évident que ce projet était taillé pour nous.

Daniel Casanave: En réalité, tout cela est né d’un concours de circonstances étonnant. Martin Zeller, qui était notre éditeur chez Casterman, est parti chez Albin Michel pour y remonter un pôle bandes dessinées. Du coup, comme Albin Michel est l’éditeur français de « Sapiens » et que Martin savait que j’étais capable de travailler vite, il nous a proposé le projet.

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C’est vrai que votre rythme de travail est impressionnant! Le tome 2, qui fait 240 pages, est sorti à peine un an après le tome 1…

David Vandermeulen: Oui, on les a faits l’un à la suite de l’autre, en mettant entre 10 et 11 mois pour chacun d’entre eux. En plus de ça, Daniel a encore travaillé sur d’autres projets dans l’intervalle… Il faut savoir qu’il est capable de dessiner jusqu’à 360 pages par an. Et à la main en plus, pas à la tablette graphique!

Daniel Casanave: Je suis un vrai gâche-métier! (rires) Cela dit, il faut quand même préciser que je ne fais pas les couleurs. C’est Claire Champion qui s’en occupe et elle fait un travail remarquable. En réalité, si on parvient à aller aussi vite, c’est parce que David et moi, on se connaît vachement bien. On a fait plein de bouquins ensemble et on se comprend parfaitement. Du coup, tout roule et on ne perd pas de temps à faire en permanence des allers-retours sur telle ou telle case.

Bien sûr, vous travaillez vite mais vous devez également faire valider vos planches par Yuval Noah Harari, l’auteur de « Sapiens », et par son équipe Sapienship Storytelling. Comment se déroule cette collaboration ?

David Vandermeulen: Effectivement, Yuval est entouré d’une équipe. Avec son mari, qui est aussi son agent, il a créé une véritable petite entreprise familiale, dans le bon sens du terme. Il faut savoir que Yuval est quelqu’un qui ne possède ni téléphone portable ni permis de conduire. Il compte donc sur les autres pour s’occuper des choses plus pragmatiques, ce qui lui permet de consacrer l’ensemble de son temps à réfléchir. On peut dire que c’est un véritable intellectuel.

Daniel Casanave: Malgré sa notoriété mondiale, Yuval reste d’une humilité totale. C’est quelqu’un de très normal, qui se balade en t-shirt et qui est plutôt timide. Quand on le voit dans les médias, où il paraît souvent très à l’aise, on a presque l’impression de voir une autre personne.

David Vandermeulen: En tout cas, c’est grâce à son équipe qu’on a pu avancer aussi vite sur nos bandes dessinées. Il y a en permanence une quinzaine de personnes qui sont disponibles pour nous aider dans les différentes étapes de fabrication du bouquin. Elles vont notamment « fact-checker » les informations que l’on mentionne dans nos planches, en prenant contact avec des universités pour s’assurer que les chiffres sont toujours bien à jour. C’est un travail essentiel parce qu’entretemps, « Sapiens » est un livre dont la sortie remonte quand même à il y a une dizaine d’années. Il est donc possible que certaines notions aient changé depuis lors.

Daniel Casanave: Dès que je dessine quelque chose d’un peu pointu ou historique, par exemple, il y a quelqu’un dans l’équipe qui s’assure que mon dessin est correct, en me demandant parfois de changer l’un ou l’autre détail. Jusqu’à présent, j’avais toujours l’habitude de m’occuper de ma documentation tout seul, mais des fois on peut se tromper. Du coup, ça aide d’avoir un support comme celui-là.

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Et par rapport au scénario, comment ça se passe? Est-ce que Yuval et son équipe interviennent beaucoup?

David Vandermeulen: Avant de commencer à travailler sur le scénario, on se voit toujours une première fois et Yuval nous explique ce qu’il a voulu mettre dans tel ou tel chapitre. Ensuite, ça m’inspire pour créer des contextes et des personnages qui vont pouvoir incarner ce que Yuval raconte dans son livre. Chacun de nos personnages a un rôle très clair. Dans nos albums, on voit souvent la biologiste Saraswati par exemple, mais elle tient uniquement des propos sur la biologie et la zoologie. De la même façon, lorsque Yuval apparaît dans nos BD, c’est toujours pour dire quelque chose de général ou alors d’historique. Quant à sa nièce, elle joue le rôle de la candide éclairée. Autre exemple: on utilise également les personnages de Bill et Cindy, qui nous permettent de raconter l’Histoire en utilisant un autre mode narratif.

Daniel Casanave: David a inventé toute une galerie de personnages comme ça, qui permettent de rendre le récit plus fluide et plus marrant. Lors de nos discussions, Yuval aussi en a trouvé certains. Le Docteur Fiction, par exemple, c’est lui qui en a eu l’idée.

Effectivement, ce qui est génial dans votre adaptation de « Sapiens », c’est que vous utilisez beaucoup de variations dans votre narration, que ce soit grâce à Bill et Cindy, au Docteur Fiction ou au Daily Business News. L’objectif, c’est de maintenir l’intérêt du lecteur?

David Vandermeulen: En ce qui me concerne, nous ne faisons pas un travail d’adaptation, mais plutôt une transposition. On prend le livre dans son ensemble et on transpose toutes les idées et tous les paragraphes qu’il contient en bande dessinée. On ne gomme pratiquement rien. La preuve, c’est que le premier tome de la BD « Sapiens » couvre uniquement les 90 premières pages du livre de Yuval.

Est-ce que Yuval Noah Harari était fan de bande dessinée avant de vous rencontrer?

Daniel Casanave: Non, pas du tout. D’ailleurs, il n’en avait jamais lu. Et pour tout dire, il n’y comprenait rien au début. Il a fallu qu’on lui explique comment ça fonctionnait. Mais une fois qu’il a compris les possibilités offertes par la BD, son regard sur notre travail a changé.

David Vandermeulen: C’est vraiment quelqu’un de très intelligent. Il est brillant et il apprend extrêmement vite. Cela dit, je suis persuadé que la BD est un art qui ne s’apprend pas. Yuval me propose parfois des idées de scénario qui sont très bonnes, mais qui ne marchent pas en bande dessinée. Dans un film, tu peux avoir un dialogue de 10-12 minutes entre deux personnages dans un même décor et ça passe crème. En BD, tu as besoin de variation. Tu ne peux pas te permettre de dessiner les deux mêmes personnages pendant 30 pages, au risque de lasser le lecteur.

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Est-ce que du coup, il a été surpris quand il a vu votre version de son livre?

Daniel Casanave: Je crois qu’il a été enchanté. Mais il a clairement contribué au succès de la BD. Depuis la première fois où nous sommes allés le voir à Tel-Aviv il y a deux ans, on a vraiment bossé très dur avec lui, un peu à l’anglo-saxonne.

David Vandermeulen: Quand on a accepté le projet il y a deux ans, je crois qu’on avait totalement sous-estimé l’ampleur du travail. On pensait que ça allait être un mi-temps et qu’on allait pouvoir continuer d’autres projets sur le côté, mais ça n’a clairement pas été possible. On ne se doutait pas à quel point Yuval allait s’investir corps et âme dans ce projet. Il est là tout le temps à nos côtés et c’est formidable parce qu’on apprend énormément en travaillant avec quelqu’un comme lui.

Est-ce que vous vous attendiez à l’énorme succès du premier tome de « Sapiens »?

David Vandermeulen: C’est vrai qu’il a reçu un très bon accueil puisqu’on a dépassé aujourd’hui le million d’exemplaires vendus à travers le monde. A vrai dire, je me doutais que ça allait bien marcher au niveau des ventes étant donné le succès du livre original, mais par contre j’ai été très surpris par les critiques très positives sur notre BD. On n’a reçu quasiment aucun retour négatif.

Même Natalie Portman a aimé votre livre…

Daniel Casanave: Ah oui, c’est vrai, on me l’a dit. D’ailleurs, quand j’ai vu la photo qu’elle a postée sur les réseaux sociaux avec notre livre, j’ai trouvé qu’elle avait des jolis yeux.

David Vandermeulen: Il dit ça aujourd’hui, mais à l’époque, j’ai quand même dû lui expliquer qui était la madame sur la photo… (rires)

Daniel Casanave: En même temps, je ne suis pas un fan de Star Wars. C’est un univers qui ne me touche pas. J’ai vu le premier film de la série quand il est sorti au cinéma dans les années 70, mais ça ne m’a pas plu. Ce n’est pas mon monde.

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Est-ce que votre BD se vend bien surtout en français ou aussi dans d’autres langues? 

David Vandermeulen: A côté des pays francophones, où elle marche effectivement bien, elle rencontre beaucoup de succès aux Etats-Unis, en Allemagne, en Chine et au Japon. Elle se vend très bien aussi aux Pays-Bas, où on est déjà au cinquième ou au sixième tirage du premier tome.

Du coup, est-ce que vous avez fait le tour du monde grâce à cet album?

David Vandermeulen: Non, pas vraiment, parce qu’on ne fait pas beaucoup de promo. Par contre, on voyage quand même un peu. Récemment, on a fait une séance de travail à Athènes avec Yuval parce que c’était l’endroit le plus propice pour qu’on puisse se voir. Nous étions dans une sorte de palace à Athènes, au milieu d’une énorme pièce qui ressemblait à un conseil des ministres. Il est vrai que tout est un peu hors normes dans ce projet, mais on essaye de ne pas trop y penser. Daniel et moi, on reste concentrés sur notre boulot, sans nous laisser aller à la joie et à l’euphorie parce que sinon, on finirait par avoir peur de tout ce qui nous arrive. Déjà comme ça, avec le tome 2, on s’est posé beaucoup de questions, parce qu’on se demandait si on allait réussir à faire aussi bien que pour le tome 1…

Vous aviez plus de pression pour le tome 2 par rapport au tome 1?

David Vandermeulen: Disons qu’il y avait une volonté très claire chez Albin Michel de faire sortir le livre pour la fin de l’année, ce qui est normal. Mais ça a été un peu chaud au niveau timing parce qu’on a dû faire face aux différents confinements et en plus, je me suis chopé le Covid pendant deux mois. Du coup, ça a parfois été difficile pour nous de garder le rythme.

Est-ce que l’idée, c’est de sortir un nouveau tome chaque année?

David Vandermeulen: Au départ, c’était effectivement ça l’idée, mais on a demandé de faire une pause de six mois parce qu’on ne sent pas capables de faire trois épisodes l’un à la suite de l’autre. A la fin du tome 2, on était un peu sur les rotules. Pour la fin de cet album, on était vraiment à flux tendu, c’était un peu juste. Dans la dernière ligne droite, Daniel faisait quatre planches par jour, alors qu’en temps normal son rythme tourne plutôt autour des 1 ou 2 planches quotidiennes.

Daniel Casanave: Effectivement, c’était un peu raide. Sur la fin, j’appelais régulièrement David le soir pour lui demander de m’envoyer du nouveau contenu à dessiner parce qu’il fallait absolument qu’on puisse terminer dans les temps.

David Vandermeulen: Oui, on a eu des grosses sueurs parce qu’on avait un engagement avec de nombreux éditeurs à travers le monde. Et pas des petits éditeurs! Il y avait donc une grosse pression au niveau du timing. Mais par contre, sur le contenu du livre, on se sentait à l’aise.

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L’idée, c’est d’en faire combien au total?

David Vandermeulen: Au total, il devrait y en avoir cinq. Le livre original est divisé en quatre parties, mais la quatrième partie est double. On va donc la scinder en deux albums. Il y a un ratio très simple à retenir: grosso modo, une page du livre équivaut à 2,5 pages de bande dessinée.

Est-ce qu’on peut dire que votre version BD est plus digeste que le livre original?

David Vandermeulen: Disons qu’on comprend sans doute plus facilement les choses avec des images. Et surtout, on les retient mieux. Je pense qu’il y a aussi davantage d’émotion qui passe grâce au dessin, ce qui est moins le cas avec le texte. Cela dit, quand on me dit que la version BD va permettre à des enfants de 12-13 ans de découvrir « Sapiens », je réponds toujours que des gamins de cet âge-là pourraient tout aussi bien lire et comprendre le livre de Yuval parce que le texte est le même. Bien sûr, j’adapte ce qu’il dit dans la version BD, mais dans beaucoup de cas, je me contente tout simplement de reprendre tels quels les mots de Yuval. Son écriture est limpide.

Et les lecteurs de la version BD de « Sapiens », ce sont les mêmes qui ceux qui ont acheté le livre original de Yuval Noah Harari?

Daniel Casanave: Ce qui est amusant, c’est qu’on touche beaucoup de gens qui n’ont pas l’habitude de lire des bandes dessinées, notamment dans les pays étrangers.

David Vandermeulen: Il y a de tout. Certains lecteurs de la BD avaient déjà lu le livre original, d’autres pas. Beaucoup nous disent que la lecture d’un essai de 500 pages leur fait peur et qu’ils préfèrent donc lire la BD, parce que ça leur paraît moins insurmontable.

Daniel Casanave: En dédicace, les gens m’ont souvent dit qu’ils pensaient que « Sapiens » était un livre sur la préhistoire. Ce qui prouve qu’ils ont peut-être le livre de Yuval dans leur bibliothèque à la maison, mais soit ils ne l’ont pas lu, soit ils n’ont lu que le début.

David Vandermeulen: Ils ont généralement lu les 100 premières pages, qui sont celles qui parlent de la préhistoire. Après ça, on passe à l’Antiquité et puis aux temps modernes.

Daniel Casanave: Cela dit, c’est vrai que Yuval fait tout le temps des allers-retours entre les époques dans son bouquin. Et dans notre BD, on le fait encore plus!  


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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois