INTERVIEW – Philippe Berthet: « Jean Van Hamme manie l’ellipse de façon incroyable »

Au cours de ces trois dernières décennies, Philippe Berthet s’est définitivement imposé comme l’un des nouveaux maîtres de la bande dessinée franco-belge, grâce à son dessin élégant et reconnaissable entre mille. En ce début de printemps 2021, le dessinateur de la série « Pin-Up » est doublement présent dans l’actualité. Tout d’abord, il signe les dessins de « Vanko 1848 », le premier tome de « La fortune des Winczlav », une saga historique et familiale qui marque le grand retour de Jean Van Hamme au scénario d’un Largo Winch. Enfin, pas tout à fait puisqu’il s’agit d’un préquel qui révèle les origines de la fortune du milliardaire le plus célèbre de la BD. Autant dire que cet album crée l’événement parce qu’il s’agit de la première collaboration entre Berthet et Van Hamme, deux monstres sacrés du Neuvième Art. Et comme si ça ne suffisait pas, les éditions Anspach rééditent dans le même temps « L’oeil du chasseur », l’une des toutes premières BD de Philippe Berthet, sur un scénario de son compère Philippe Foerster. Cette impitoyable course-poursuite dans les bayous de la Louisiane avait marqué tous les lecteurs du Journal de Spirou lors de sa première parution dans les pages de l’hebdomadaire en 1987. Autant dire que cela valait la peine de contacter Berthet pour lui poser quelques questions sur ces deux nouvelles sorties.

Comment vous êtes-vous retrouvé dans le projet « La fortune des Winczlav »?

C’est José-Louis Bocquet, qui travaille comme éditeur chez Dupuis, qui est venu me chercher. Il m’a contacté pour me dire que Jean Van Hamme était en train de préparer un préquel à la saga Largo Winch et il m’a demandé si ça pouvait m’intéresser d’en être le dessinateur. Evidemment, c’est toujours un peu impressionnant de se frotter à ce genre de séries. Du coup, j’ai demandé à pouvoir lire le premier scénario avant de donner une réponse définitive. En le lisant, j’ai été embarqué directement par le côté épopée du récit et j’ai dit oui. 

Est-ce que vous avez pris contact avec Philippe Francq, le dessinateur de Largo Winch, avant d’accepter?

L’éditeur s’en est occupé. Il va de soi qu’on ne pouvait pas se lancer dans un tel projet sans que Philippe ne donne son accord. Cela m’a rassuré de constater que cette nouvelle trilogie pourra être lue complètement indépendamment de la série-mère. Etant donné qu’il s’agit de quelque chose de complètement différent, cela veut dire que je ne suis pas du tout en concurrence avec Philippe Francq.

Etes-vous un fan de Largo Winch à la base?

Pas particulièrement. J’ai lu les 2 ou 3 premiers bouquins, que j’ai beaucoup aimés, mais après je n’ai pas poursuivi la saga. Je précise d’ailleurs que je n’ai pas lu les différents épisodes de la série avant de me lancer dans ce nouveau projet. Pour moi, ça ne servait à rien de me replonger dedans, étant donné que les deux séries sont totalement séparées.

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Comment s’est passée la collaboration avec Jean Van Hamme?

Très bien! Le seul hic, c’est que Jean a écrit un scénario au découpage très précis. Du coup, c’était parfois un peu difficile pour moi, parce que ses descriptions étaient tellement précises que j’avais du mal à y insérer mes propres idées et ma propre mise en images. Mais finalement, je m’y suis habitué. En faisant pas mal d’efforts sur chaque planche, je pense avoir réussi à faire en sorte que la mise en scène de l’album me ressemble aussi.

Est-ce ça veut dire que vous êtes intervenu dans le scénario?

Jean Van Hamme est quelqu’un de très ouvert et il a été le premier à me demander s’il devait faire des aménagements dans son scénario. On s’est donc vus de temps en temps pour que je lui demande des éclaircissements sur certains points ou pour que je lui suggère certaines modifications de mise en scène. Mais globalement, il faut bien reconnaître qu’il n’y avait pas grand-chose à changer!

Ce qui est frappant dans cet album, c’est que c’est une série où tout va très vite, avec les années qui défilent d’une page à l’autre, parfois même d’une case à l’autre. Ce n’était pas trop difficile pour vous en tant que dessinateur?

L’avantage, c’est que ça va tellement vite que je n’ai jamais eu le temps de m’ennuyer sur les différentes séquences. En réalité, pour un dessinateur, c’est très agréable de basculer d’un moment à un autre aussi rapidement. L’inconvénient, c’est que ce rythme infernal nécessite un travail de documentation énorme parce que d’une page à l’autre, on peut sauter une dizaine d’années et changer complètement de lieu, ce qui signifie qu’il y a beaucoup plus de recherches à effectuer.

Comment avez-vous fait pour vous documenter sur cette époque du 19ème siècle, que vous n’aviez encore jamais dessinée?

Pour moi, le gros défi de ce premier tome, qui démarre au milieu du 19ème siècle, était effectivement de me plonger dans cette époque que je ne connaissais pas du tout. J’ai dû dessiner des fiacres, des calèches, la mode vestimentaire de l’époque. Ca m’a demandé un gros travail préalable. Heureusement, ma compagne Dominique David, qui est elle aussi dessinatrice, m’a donné un solide coup de main sur la documentation et elle est même allée jusqu’à crayonner les décors. On a vraiment travaillé à quatre mains sur les planches.  

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Vous parlez de votre compagne. Cela tombe bien, parce que les femmes jouent un rôle important dans cet album. Dès les premières pages, Vanko est sauvé par deux femmes…

Je pense que Jean Van Hamme est assez féministe dans sa façon de raconter des histoires. Il accorde généralement un rôle assez important aux femmes et souvent, ses personnages féminins ont beaucoup de personnalité.

Dans cet album, il y a également une réflexion sur le droit à l’avortement.

Oui c’est vrai, il y a quelques thématiques modernes dans ce récit, même s’il se passe au 19ème siècle. On y parle d’avortement, mais aussi de viol et de pédophilie, par exemple. Cela donne forcément un écho assez contemporain à cette histoire.

Il y aura combien d’épisodes de « La fortune des Winczlav »?

Ce sera une trilogie. Le tome 2 commencera en 1910 avec les jumeaux Tom et Lisa, qui sont les enfants de Milan, le fils de Vanko. Ils vont hériter de la fortune de leur grand-père irlandais, le personnage qui vend du whisky dans le tome 1. Ce deuxième épisode se passera sur deux fronts en parallèle. D’une part en France, pendant la guerre 14-18, et d’autre part aux Etats-Unis, au moment du krach de 1929. Une nouvelle fois, le scénario imaginé par Jean Van Hamme brassera donc très large! Quant au tome 3, il démarrera sans doute dans les années 1960. L’idée générale est de découvrir progressivement d’où vient la fameuse fortune dont hérite Largo lors du premier tome de la série-mère. Mais je le dis tout de suite, je n’aurai normalement pas à dessiner Largo Winch tel que les lecteurs le connaissent, même si je n’ai pas encore découvert le scénario final du tome 3. Je dessinerai peut-être Largo en tant que bébé à un moment donné, mais à mon avis ça s’arrêtera là.

Ce qui est sûr, c’est qu’on ne va pas s’ennuyer…

Absolument! Je trouve d’ailleurs que Jean Van Hamme manie l’ellipse de façon incroyable. Il n’utilise jamais de textes off du style « 10 ans plus tard », par exemple. Tout passe par les dialogues et par la mise en scène. Il fait ça de manière vraiment très habile.

La sortie du tome 2 de « La fortune des Winczlav », c’est pour quand ?

J’espère pouvoir terminer le dessin du tome 2 pour la fin de cette année. Si on compte encore trois ou quatre mois pour l’éditer, j’imagine qu’on peut donc s’attendre à le voir en librairie vers avril ou mai de l’année prochaine.

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Il y a une autre actualité qui vous concerne. « L’œil du chasseur », un de vos premiers albums, vient de ressortir en librairie trente ans après sa première parution. Ca vous fait quoi?

Je suis vraiment ravi, parce que c’est un bouquin que j’avais beaucoup aimé dessiner. Et je trouve que le scénario de Foerster est formidable. Du coup, quand les éditions Anspach m’ont proposé une réédition, on a tous les deux été très contents. Evidemment, c’est bizarre pour moi de revoir ces planches parce que c’est une BD qui a plus de 30 ans et que mon dessin a pas mal évolué depuis lors. Mais honnêtement, je trouve que ça tient encore très bien la route! Je suis donc extrêmement heureux que ce livre soit réactualisé.

Est-ce que vous pensez que cet album n’avait pas obtenu le succès qu’il méritait à l’époque?

Non, ça s’était déjà très bien passé au moment de sa sortie, puisqu’on en avait vendu plus de 15.000 exemplaires, ce qui était pas mal pour un « one shot ». Mais après un certain temps, les éditions Dupuis ont décidé de me redonner mes droits sur certains de mes livres. C’est comme ça que Nicolas Anspach, qui avait adoré « L’œil du chasseur » lorsqu’il était adolescent, a décidé de rééditer cette BD. 

Qu’est-ce qui a changé dans votre manière de dessiner depuis lors?

Progressivement, je suis arrivé à un dessin plus réaliste. Dans ma carrière, je pense que l’album qui a marqué un tournant graphiquement, c’est « Sur la route de Selma », avec Philippe Tome. Depuis lors, j’ai poursuivi dans cette voie. Avec le temps, mon dessin s’est également épuré, parce que j’accorde énormément d’importance à la lisibilité de mes planches. J’essaie de faire en sorte que le lecteur ne ressente aucune difficulté à passer d’une case à l’autre, que tout soit immédiatement compréhensible à ses yeux.

Pensez-vous que « L’œil du chasseur » n’avait pas encore cette lisibilité?

Si, mais avec d’autres moyens graphiques. Il faut dire que même à cette époque-là, la lisibilité était déjà une de mes grandes obsessions. Par contre, il est clair que mon dessin n’était pas encore aussi réaliste que maintenant.

Est-ce que vous pourriez rééditer d’autres anciens albums?

Oui, ça me plairait beaucoup, mais malheureusement je ne dispose pas des droits sur tous mes bouquins. J’aimerais notamment que l’on puisse rééditer le western « Chiens de prairie », l’autre BD que j’ai faite avec Philippe Foerster. C’est un livre que j’adore, mais contrairement à « L’œil du chasseur », il n’avait malheureusement pas bien fonctionné commercialement lors de sa sortie. Hélas, dans le cas de « Chiens de prairie », ce sont les éditions Delcourt qui possèdent encore et toujours les droits. Une réédition n’est donc pas à l’ordre du jour pour le moment. 

INTERVIEW – Philippe Berthet: « Jean Van Hamme manie l’ellipse de façon incroyable »

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