Sous le ciel des hommes

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots:
Après avoir parcouru les points chauds de la planète, Jean-Marc Féron, journaliste et écrivain, veut publier un récit plus intimiste, en racontant sa cohabitation avec un réfugié qu’il accueille chez lui, dans le grand-duché d’Éponne. Une expérience qui va révéler les maux de ce pays prospère au cœur de l’Europe.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Ma cohabitation avec Hossein

Dans son nouveau roman Diane Meur confronte un réfugié à un écrivain-journaliste installé dans un Grand-duché au cœur de l’Europe. Et il va s’en passer des choses Sous le ciel des hommes !

Notre société n’est-elle pas arrivée à un point de bascule? Le système sur lequel s’est bâtie la prospérité du Grand-Duché d’Éponne n’est-il pas en train de s’effondrer? Dans ce petit confetti du cœur de l’Europe le défi climatique et la question des réfugiés constituent les premiers signes d’un dérèglement que Diane Meur va scruter de près dans son nouveau roman construit autour de deux œuvres en gestation. Le livre-témoignage d’un journaliste qui, après avoir parcouru le planète, a l’idée d’accueillir un réfugié chez lui et retracer son expérience et la rédaction par un groupe d’intellectuels d’un pamphlet intitulé Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste.
Si le premier entend sortir de sa zone de confort et «dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines.», les seconds sont nettement plus radicaux et entendent secouer la torpeur de ce micro-état. Jouant sur les contrastes, la romancière va faire des étincelles en montrant combien les uns et les autres sont bien loin de l’image qu’ils entendent projeter. Entre Jean-Marc et Hossein, qui fait preuve de plus d’humanité? Entre Sylvie qui travaille pour l’industrie du luxe et Jérôme, son amant qui la rejoint discrètement dans un hôtel après avoir peaufiné un nouveau paragraphe de son pamphlet intellectuel désargenté, qui est le plus honnête?
Alors que l’on voit s’ébaucher les livres dans le livre, on découvre l’ambivalence des personnages qui partagent leur hypocrisie, font le grand écart entre leurs aspirations et leur petite vie qui va croiser celles des autres de manière assez surprenante, comme par exemple lors de la Fête de la Dynastie qui célèbre tout à la fois la prospérité du pays et offre à ses habitants l’occasion de sortir d’un quotidien des plus conventionnels.
C’est à la manière d’une entomologiste que diane Meur scrute notre société et ses travers. Elle ne manque pas le petit détail qui tue. À coups d’anecdotes très révélatrices, elle va réussir son travail de sape des certitudes et des systèmes. Et si elle ne propose pas de solution – mais qui peut se vanter d’offrir le régime idéal – elle oblige le lecteur à se poser des questions, à revoir sa grille de lecture. Un travail salutaire mené avec une plume délicate qui ne fait que renforcer le propos. Bref, une belle réussite!

Sous le ciel des hommes
Diane Meur
Sabine Wespieser éditeur
Roman
340 p., 22 €
EAN 9782848053615
Paru le 27/08/2020

Où?
Le roman se déroule principalement à Landvil, agglomération fantôme d’un pays imaginaire, micro-état du centre de l’Europe: le grand-duché d’Eponne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rien ne semble pouvoir troubler le calme du grand-duché d’Éponne. Les accords financiers y décident de la marche du monde, tout y est à sa place, et il est particulièrement difficile pour un étranger récemment arrivé de s’en faire une, dans la capitale proprette plantée au bord d’un lac.
Accueillir chez lui un migrant, et rendre compte de cette expérience, le journaliste vedette Jean-Marc Féron en voit bien l’intérêt : il ne lui reste qu’à choisir le candidat idéal pour que le livre se vende.
Ailleurs en ville, quelques amis se retrouvent pour une nouvelle séance d’écriture collective : le titre seul du pamphlet en cours – Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste – sonne comme un pavé dans la mare endormie qu’est le micro-État.
Subtile connaisseuse des méandres de l’esprit humain, Diane Meur dévoile petit à petit la vérité de ces divers personnages, liés par des affinités que, parfois, ils ignorent eux-mêmes. Tandis que la joyeuse bande d’anticapitalistes remonte vaillamment le courant de la domination, l’adorable Hossein va opérer dans la vie de Féron un retournement bouleversant et lourd de conséquences.
C’est aussi que le pamphlet, avec sa charge d’utopie jubilatoire, déborde sur l’intrigue et éclaire le monde qu’elle campe. Il apparaît ainsi au fil des pages que ce grand-duché imaginaire et quelque peu anachronique n’est pas plus irréel que le modèle de société dans lequel nous nous débattons aujourd’hui.
Doublant sa parfaite maîtrise romanesque d’un regard malicieusement critique, Diane Meur excelle à nous interroger: sous ce ciel commun à tous les hommes, l’humanité n’a-t-elle pas, à chaque instant, le choix entre le pire et le meilleur ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Nicolas Julliard, entretien avec Diane Meur)
France Culture (entretien entre Mathias Enard et Diane Meur)
Libération (Damien Dole)
L’Orient-Le Jour (Josyane Savigneau)
Blog deci delà 

Les premières pages du livre:
« La ville dormait – non pas de son sommeil nocturne, mais de la trompeuse somnolence de ses dimanches après-midi. Un dimanche de novembre à Landvil vers les trois ou quatre heures, laisser derrière soi les rues du Vieux Quartier pour s’aventurer sur les pentes des diverses collines, de leurs banlieues effilochées sans comment ni pourquoi : une expérience du vide, ou de l’infini ? Le ciel est bas, sans l’être. Dans ces pays de montagnes où même le fond des vallées est déjà en altitude, la couche des nuages, c’est vrai, paraît à portée de main. Mais chacun y connaît aussi les coups de théâtre qui, en moins d’une demi-heure, peuvent déchirer ce voile accroché aux sommets, chacun le sait donc aussi relatif qu’éphémère.
D’ailleurs ce n’est pas du ciel chargé que tombe cette somnolence. C’est de la ville qu’elle monte. De ses réverbères, dont la lueur fond en halo dans le léger brouillard ; de ses tramways qui, dans les courbes, émettent un grincement poussif comme pour proclamer : Attention, aujourd’hui nous sommes rares. Trafic dominical.
Chaque rue semble une impasse. Chaque immeuble semble le dernier de la rue. À la vue du petit escalier suspendu qui relie le trottoir à une porte d’entrée, au-dessus d’un demi-sous-sol plongé dans l’ombre, on ne pense plus à une demeure habitée par des hommes. On pense à un débarcadère, on se croit un instant dans un tableau d’Escher où, croyant monter toujours, on serait finalement arrivé au plus bas, aux rives du lac d’Éponne. Mais pas du tout. Derrière l’immeuble et ses buissons se profile une autre bâtisse, et encore une autre, à y mieux regarder. Signe flagrant de vie, il flotte dans l’air une odeur d’oignons frits, de soupe mise à cuire. Les gens mangent-ils si tôt ici, ou poussent-ils si loin le sens de l’anticipation ?
Si l’on descend effectivement vers le lac, la sensation d’infini revient en force. Ce n’est pas qu’il soit si grand : il faudrait un brouillard bien plus dense pour cacher les lumières d’Éponne sur la rive d’en face, le toit pointu du château grand-ducal, les tours ultramodernes du centre financier. On devine même, à un rougeoiement au-dessus de l’horizon, les grands lotissements et zones résidentielles qui, limitrophes de Landvil, n’en sont séparés que par la rivière, autrefois nette démarcation, aujourd’hui enjambée par plusieurs viaducs.
Mais ces lumières artificielles et ces silhouettes de bâtiments tiennent peu de place, au fond, dans le paysage. Ce que l’on voit surtout, un dimanche après-midi de novembre, depuis l’un des pontons où clapotent des vagues, c’est l’étendue gris moiré des eaux et son pendant céleste, d’une teinte presque identique. Les couleurs ont comme disparu du monde, et ce ne sont pas les rares mouettes qui y changent grand-chose. Tout cela pourrait être un film en noir et blanc visionné après des décennies par des spectateurs que l’époque intéresse. Le temps n’a plus de repères sûrs, plus de bornes. Et l’espace non plus. Car cette masse continentale qu’on sent présente tout alentour sur des centaines de kilomètres, derrière collines, plaines et montagnes (des savants de l’Académie grand-ducale ont un jour avancé que le village d’Ordèt, à une heure de voiture d’ici, était en Europe le point le plus éloigné de toute mer, un calcul vigoureusement contesté par la Société internationale de géographie, ce qui n’a pas empêché Ordèt d’afficher sur des pancartes à l’entrée de ses trois rues : « Ordèt, capitale du chou farci et cœur géométrique de l’Europe »), cette masse, on ne peut que l’imaginer grise elle aussi, uniforme, et infranchissable par son uniformité même.
Quelques pas en direction de l’embarcadère ne dissipent pas cette impression. Deux ou trois passagers, très en avance, au vu des horaires placardés sous l’auvent, attendent le prochain bateau desservant les arrêts
Landvil Vieux Quartier
Landvil Plaisance
Pont de la Marène
Éponne place de la Paix
Éponne Château
Les Sablons
Zone d’activité du Bornu.
L’unique lampe ne parvient pas à réveiller les rouges et les bleus de ce panneau indicateur, ni les timides fantaisies chromiques des bonnets, des écharpes. Quand le bateau, gris clair sur gris moiré, finit par s’approcher dans un lent pot-pot-pot qui semble en amortir l’accostage autant que ses bouées latérales, l’employé sauté à terre pour tirer la passerelle jette : « Vers le Bornu ? » d’un ton las et sceptique, sous lequel on entend : « Montez si ça vous chante. Mais vous savez, là ou ici, c’est un peu la même chose. »

Donc la ville gisait, comme un gros chat au creux d’un pouf, adonnée à des voluptés casanières, presque sans un mouvement. On aurait pourtant tort de s’y fier. Mouvement et changement paraissent suspendus dans le grand-duché d’Éponne, encore plus un jour comme celui-ci, un dimanche de novembre où l’humidité de montagnes invisibles vient se rabattre sur les basses terres, s’y enliser en brume. Tout ici s’emploie à bannir l’idée de changement, de mouvement : les fortunes stables, les clochers à bulbe restés intacts depuis le Moyen Âge, les guerres et invasions régulièrement évitées, et une continuité dynastique presque record. Avoir toujours été en marge de l’Histoire, tel est le mythe national le plus cher au cœur des Éponnois. Mais, en fait de marge, on se trouve au contraire sur une plaque tournante où se jouent, de cette Histoire, bien des réorientations. Ils l’ignorent peut-être, ceux qui travaillent dans les usines textiles de l’Est asiatique, au fond des mines de l’Afrique, sur les chantiers de défrichage amazonien, mais l’heure sonnant au beffroi de la mairie de Landvil, grâce à un mécanisme classé parmi les plus anciens du monde, sonne également pour eux. Cinq messieurs dégustant l’eau-de-vie d’abricot locale dans un des restaurants discrets et chers de la place de la Paix, c’est un renversement d’alliance, c’est une fusion-acquisition, c’est la flambée d’une guérilla séparatiste à l’autre bout de la terre, flambée à laquelle personne, mais alors personne ne s’attendait.
L’imprévisible et la convulsion irradient de ce micro-État calfeutré dans ses frontières, où rien ne se transforme qu’à contrecœur, où se lèguent religieusement de mère en fille recettes de détachant et vieilles cuillers en bois.
Le promeneur qui, renonçant au bateau de 16 h 27, préférerait marcher sur le chemin de berge, entre des saules déplumés et des kiosques à journaux naturellement fermés, pourrait d’ailleurs être pris de doute, dans cette obscurité montante. S’arrêter, se remplir les poumons de l’air humide et froid mais mystérieusement tonique, goûter l’absence de bruits de circulation, puisque les rails du tram et la rocade routière contournent avec prudence ces terrains inondables. Et il tiquerait. Quelque chose ne colle pas. Au-dessus de lui, le ciel bouché, dont il n’y a rien à retirer pour l’instant, rien à attendre. Sous ses pieds ? Oui, sous ses pieds, un susurrement, un appel, perceptible malgré le clapotis des vagues : ce sont les galets, au fond de l’eau, qui roulent et migrent peu à peu depuis le pont de la Marène jusqu’aux gorges terminant le lac d’Éponne à l’ouest, comme un grand déversoir.
Mais qui irait se promener là à une heure pareille, si ce n’est celui qui, justement, est encore étranger à cet univers, ou n’y a plus sa place ?
La ville, à présent, allumait une à une ses lampes d’appoint à abat-jour, poussait le feu sous la soupe, tassait devant les portes palières des coussins tubulaires contre les vents coulis, pour mieux se rencogner ensuite dans sa torpeur. Mais les torpeurs de ce petit pays expert à gérer l’apparence ont de quoi vous surprendre. Elles sont peuplées d’échos et de réminiscences, agitées d’espoirs et d’inventions fermentant ici plus activement qu’en d’autres latitudes où tout, à tout moment, ne vous parle que d’avenir. N’y cherchez pas de rutilantes nouveautés, non. Mais ouvrez l’œil (fussiez-vous seul à le faire dans cette capitale bicéphale assoupie de bien-être), et vous sentirez, avec malaise ou avec excitation selon votre tour d’esprit, l’insidieux fouissement de possibles progressant vers le jour.
Sous ce passé dont le grand-duché se drape, sous ce passé qui s’y affiche partout – à chaque coin de rue orné d’une statuette de saint noirâtre, dans chaque pavé façonné à la main par un maître paveur des Ateliers publics –, vous constaterez que le présent est là, tiède et vibrant ; que ce repos ambiant est en réalité celui de la pâte qui lève sous un linge bien propre, qu’on retourne et repétrit, et puis qui lève encore, pour devenir lentement la brioche nattée servie chaude à l’an neuf, à peine sortie du four.
En somme, la ville se refaisait.
2
« ALORS, TU TE SENS D’ATTAQUE ?
– Mais oui. »
Assis sur le vaste canapé en L, les deux hommes venaient d’entrechoquer leurs verres et d’aspirer une première, une infime gorgée. La meilleure. Celle qui faisait exploser contre le palais ses notes de tourbe et son ardeur ambrée.
« Merci, vieux. Tu m’as gâté, là.
– Quinze ans d’âge. Une marque écossaise peu connue, qui a ses propres circuits de distribution… Je me doutais bien que je te ferais plaisir avec ce cadeau. Et c’est ce qui s’impose, au moment de conclure une affaire en beauté. »
Impossible de ne pas relever l’accent mis sur conclure.
Le destinataire de cette sommation (chevelure à peine touchée de gris, traits bien dessinés, pull rustique approprié à un dimanche, quoique extrêmement seyant) remua sur son siège, prit une seconde gorgée.
« Fameux.
– Oui. Mais revenons-en à notre histoire. Demain il faut en finir, Jean-Marc. Cette fois, il faut trouver.
– On trouvera, je n’ai aucun doute là-dessus.
– Demain. Tu sais que l’heure tourne, mon grand. Ton livre est annoncé pour la rentrée de septembre, j’ai déjà des demandes d’épreuves pour le mois d’avril, il va bientôt falloir fixer les objectifs de mise en place… Tout est calé. On n’attend plus que toi. Tu as assez tergiversé.
– Tergiversé ? Je n’ai fait que prendre le temps nécessaire. Tu disais toi-même que le choix devait être mûrement réfléchi. C’est bien parce que le calendrier est serré que nous n’avons pas droit à l’erreur. Un mauvais casting serait catastrophique, et pas seulement pour nous.
– Ce couple, la semaine dernière, c’était pourtant du sur-mesure, objecta posément son visiteur. Ils sont encore libres. Tu devrais y réfléchir.
– Georges, il n’est pas question que je me charge d’une famille. D’accord, c’est spacieux chez moi, mais pas à ce point. » Ses yeux quittèrent la table basse pour parcourir le séjour aux volumes harmonieux, la galerie, tout en haut, sur laquelle donnait sa chambre, le tapis de selle anatolien ornant le mur entre les baies vitrées jumelles et, dans un coin, le vivarium des phasmes. Tout un décor qu’il avait tant de plaisir à retrouver après chaque longue absence. Son chez-lui. Le coup de cœur avait eu lieu dès la lecture de l’annonce immobilière, avec cette adresse biscornue et la mention « Atypique ». C’était pour lui, il le savait déjà.
« Une famille, tout de suite les grands mots ! Juste le mari et la femme, sympathiques en diable, lui informaticien, elle employée de banque…
– Un couple, c’est déjà une famille.
– Célibataire dans l’âme, va. » Georges rit, et le maître de maison ne put retenir un sourire. Eh oui, il était comme ça, indécrottable. Atypique. Et, non, il n’allait pas accueillir pendant trois mois un couple de parfaits inconnus, même sympathiques en diable, même triés sur le volet. La langue étrangère qui résonnerait chez lui du matin au soir, malgré tous leurs efforts pour rester discrets (car il fallait qu’il écrive, lui), la lessive conjugale séchant dans l’ancien pigeonnier reconverti en buanderie, les petits plats que l’employée de banque mitonnerait, croyant bien faire, dans la cuisine immaculée…
« Un homme seul, Georges. Point à la ligne.
– C’est sûr qu’une femme seule, ce ne serait plus très crédible. On te connaît. »
Cette fois, Jean-Marc n’eut qu’un sourire poli. Une raison supplémentaire pour ne pas se charger d’un couple : même s’ils avaient leur studio à eux au bout du couloir, et lui, sa chambre à l’étage, il serait un peu gêné pour ramener des filles, et il n’allait pas vivre comme un moine pendant aussi longtemps. Tandis qu’un homme seul comprendrait, lui, surtout s’il était jeune. Cela pourrait même créer entre eux une complicité (à condition de ne pas exagérer, bien sûr), quelque chose qui transcenderait les différences culturelles et ferait un thème intéressant.
« Le gamin de l’autre fois, tu te souviens ? il m’aurait bien plu. C’est le genre de fonceur que j’essaie de dénicher comme guide ou interprète quand je fais du terrain.
– Beaucoup trop jeune, Jean-Marc. Soyons clairs, ce n’est pas une mission éducative, cet hébergement. Tu te sens la fibre paternelle, toi ? Et puis, son dossier n’était pas solide. L’association m’a rappelé pour me dire qu’il n’était plus sur la liste, pour l’instant. D’après le BIR, il y avait des anomalies dans ses déclarations ou dans les documents fournis. Son cas va être réexaminé et, pour nous, c’est rédhibitoire. Tu ne vas pas commencer le boulot avec quelqu’un qui risque à tout moment de nous claquer entre les doigts, ou alors de t’attirer des ennuis avec la justice. Il faut que le statut de réfugié soit déjà obtenu, les papiers en règle, l’accord du BIR donné. L’informaticien et sa femme, par exemple… »
Mais c’est qu’il insistait, le Georges. Il insistait, et il l’avait délibérément froissé, lui, un des auteurs phares de son catalogue. La fibre paternelle ! Certes, arithmétiquement ce gamin de dix-neuf ans aurait pu être son fils. Mais tout n’est pas arithmétique dans la vie. Lui-même ne se sentait nullement l’âge de son état civil, et il ne le faisait pas, tout le monde le lui disait. Y compris Georges, après chaque séance de photographie.
« Tu m’écoutes ? lançait justement ce dernier.
– C’est-à-dire que… Tu reveux du whisky ?
– Un doigt, pas plus. » Georges, calvitie élégante et vareuse de coupe pseudo-militaire, l’étudiait entre ses paupières plissées. « Dis, je te trouve bien pensif. Tu ne vas pas tout remettre en question, maintenant ?
– Certainement pas. » Il s’était lui aussi resservi un fond de verre. « D’abord, je te rappelle que c’était mon idée. Et elle me plaît toujours autant. » C’était même sa meilleure idée depuis un bail. Des situations, des parcours de vie dont il était familier grâce à ses derniers reportages. Un sujet qui parlait beaucoup au public en ce moment. Et une pause bienvenue dans son rythme de dingue : trois mois tranquille chez lui à observer et à retranscrire cette expérience de cohabitation, il en avait envie après toutes ces années à courir d’un continent à l’autre, ce serait un repos.
Ce serait aussi une expérience sur lui-même. Cohabiter trois mois avec un réfugié (ou avec qui que ce soit, d’ailleurs) : chiche. Sortir de sa zone de confort. S’ouvrir à autre chose. Dévoiler un peu l’homme Jean-Marc Féron, célèbre pour ses livres, ses articles et ses prestations médiatiques, mais dont on ne connaissait guère la vie privée, si ce n’est qu’il multipliait les conquêtes féminines. Être réduit à cet aspect de sa personnalité, c’était un peu dommage.
« Tu prends des notes ? coupa la voix de Georges.
– Excuse-moi ?
– Des notes sur ton état d’esprit, dans cette phase préparatoire. Bien sûr, il ne s’agit pas de révéler au lecteur le mal que nous avons eu à trouver la perle rare, le spécimen dont nous serions sûrs qu’il t’inspirerait un bon livre. Un prestidigitateur ne montre jamais ses trucs, tu le sais mieux que moi. Mais n’hésite pas à formuler tes appréhensions, tes questionnements. En recevant ce gars chez toi, tu vas montrer ta part sensible et généreuse, ce qui est très, très bien. Et tu vas aussi montrer que tu es un être normal, un Éponnois comme un autre, sujet aux doutes, aux préjugés. Pas d’angélisme, et encore moins d’autocensure. Donc, note tout ce qui te passe par la tête, nous ferons le tri ensuite.
– Oui. Oui.
– Revenons-en à demain : il vaut mieux que nous sachions déjà, toi et moi, qui nous allons choisir, je me charge des arguments pour écarter les autres. Plus de tractations à voix haute, Jean-Marc. Plus de toussotements, plus de “Je voudrais revoir le tout premier”. Ça commence à mal passer avec la Duratti, tu sais, la fille de l’association. Avant-hier au téléphone, elle m’a encore dit que ce n’était absolument pas leur procédure habituelle et que nous ne devions pas nous croire à la “foire aux bestiaux”. Pas mal, non ? J’ai dû lui rappeler, à la demoiselle, que tu comptais leur verser vingt pour cent de tes droits d’auteur – une excellente initiative de ta part, soit dit en passant.
– La foire aux bestiaux, murmura Jean-Marc, consterné.
– Bah, ne fais pas attention. C’est tout un poème, ce milieu-là… N’oublie pas que tu leur rends service avec cet argent, sans parler de la formidable publicité que ton livre va leur faire. Et quand on rend service, on a le droit de poser quelques conditions.
– Exact. » Tout le doigt de whisky y était passé d’un coup.
« Alors voilà où nous en sommes : ils ont un nouvel arrivé, un professeur émérite qui a été destitué et déchu de ses droits à la pension. Il a même fait trois mois pour délit d’opinion et, dans son cas, la décision du BIR ne fera pas un pli. De plus il a des problèmes de santé : asthmatique, diabétique et j’en passe. Pour l’association, il est prioritaire. »
Émérite, asthmatique, diabétique? Hou, là, là.
«Et toi, Georges, qu’en penses-tu?
– Ce que j’en pense?» L’éditeur lui avait jeté un regard vif tout en trempant ses lèvres dans son verre; mine de rien, il s’amusait beaucoup. « À mon avis, ce n’est pas une bonne idée. D’abord, pour apaiser tes scrupules (car tu en as, ne me dis pas le contraire), ce pauvre vieux trouvera sans aucun mal des hébergeurs. On commence à parler de lui sur les réseaux sociaux, un comité de soutien se monte à l’Université grand-ducale, les assistants vont se l’arracher. Mais surtout, il est évident pour moi qu’il ne fait pas l’affaire.
– Je t’avoue que, comment dire…
– Nous nous comprenons, fit Georges, la langue dans sa joue. Prendre une victime exemplaire de la dictature, un vieil homme malade à qui la compassion est déjà acquise, ce serait trop beau, trop édifiant. Tout serait joué d’avance, il ne se passerait plus rien. Il faut qu’au début les paris soient ouverts et que flotte quelque part la possibilité de l’échec, si tu vois ce que je veux dire. »
Jean-Marc n’était pas si sûr de voir. Son regard avait filé vers la baie vitrée de gauche, celle par laquelle on apercevait un bout du lac et les hauts peupliers du parc des Sablons. »

Extrait
«Encore une qui était tombée sous le charme, C’était la même chose partout: avec son sourire lumineux, sa bonne humeur, son empressement à rendre service, Hossein avait un talent naturel pour se faire apprécier. Et c’était un «bon client», comme on disait dans les milieux du journalisme. Quelqu’un qui ne paie pas forcement de mine, n’a pas forcément grand-chose à raconter si !’on écoute bien, mais qui casse la baraque dès qu’il passe à l’antenne, allez savoir pourquoi.
En somme, elle avait raison: Jean-Marc avait vraiment eu de la chance, avec ce gars choisi presque au hasard.» p. 75

À propos de l’auteur
Diane Meur © Photo DR

Diane Meur est née en 1970 à Bruxelles et vit à Paris. Pendant ses études secondaires au lycée français de Bruxelles, elle prend l’initiative d’apprendre l’allemand. Après deux années de classes préparatoires au lycée Henri IV de Paris, elle intègre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en section lettres modernes. Hésitant entre germanistique, lettres modernes et histoire, très vite elle se lance dans la traduction. Elle a notamment traduit Musique et société de Hanns Eisler (éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1998), les Écrits sur Dante d’Erich Auerbach (Macula, 1999), Léthé. Art et critique de l’oubli de Harald Weinrich (Fayard, 1999) et, aux éditions du Cerf en 2001, de Heinrich Heine, Nuits florentines, précédé de Le Rabbin de Bacharach et de Extraits des mémoires de Monsieur de Schnabeléwopski.
Après de longs mois consacrés à Heine, à un livre sur les techniques mnémoniques au Moyen Âge (Mary Carruthers, The Book of Memory, Macula) et à Figura d’Erich Auerbach (sur l’interprétation « figurative » de la Bible par les chrétiens médiévaux et le rapport complexe qu’elle établit avec le judaïsme, Macula), elle se lance dans La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même (Sabine Wespieser éditeur, 2002), son premier roman, qu’elle achève à la naissance de son troisième enfant.
Depuis lors, elle a publié quatre romans chez Sabine Wespieser éditeur: Raptus (2004), Les Vivants et les Ombres (2007) et Les Villes de la plaine (2011), tous distingués par des prix et traduits dans plusieurs pays ; en septembre 2015 a paru La Carte des Mendelssohn, magistral et tentaculaire roman épousant trois siècles de l’histoire allemande, qui conjugue érudition, fantaisie et subversion, et donne une nouvelle preuve de l’amplitude de son talent. Sous le ciel des hommes est paru en août 2020.
Elle a aussi poursuivi son travail de traductrice, notamment de Paul Nizon (La Fourrure de la truite et le Journal, Actes Sud, 2006; Le Livret de l’amour. Journal 1973-1979, Actes Sud, 2007 ; Le Ramassement de soi. Récits et réflexions, Actes Sud, 2008 et Les Carnets du coursier. Journal 1990-1999, Actes Sud, 2011), de Tariq Ali (Un sultan à Palerme, 2007 et Le Livre de Saladin, 2008, chez Sabine Wespieser éditeur), de Robert Musil (La Maison enchantée, nouvelles et fragments, Desjonquères, 2010), de Stefan Zweig (Lettre d’une inconnue, Flammarion, 2013 ; Amok, Flammarion, 2013 ; Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, Flammarion, 2013 ; Le Joueur d’échecs, Flammarion, 2013 et Romans, nouvelles et récits, Tomes I et II, La Pléiade, 2013) et de Tezer Özlü (La Vie hors du temps, Bleu autour, 2014). (Source: Sabine Wespieser éditeur)

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