Moby-Dick, un oratorio des temps modernes

Pour relever le défi de parler de Moby-Dick, il est naturel de se tourner d'abord vers les innombrables interprétations, gloses, thèses, auxquelles a donné lieu le roman de Herman Melville. Pour s'orienter dans cette " orgie interprétative ", on peut se limiter à une confrontation, simplificatrice mais parlante, des lectures américaine et française.

Depuis la redécouverte de Moby-Dick dans les années 1920, les lectures américaines sont principalement " politiques ", en ce qu'elles s'intéressent d'abord à la question du pouvoir dans son rapport à la cité.
Inscription de l'œuvre dans les débats cruciaux du milieu du XIX-ème aux Etats-Unis (esclavage, tensions Nord-Sud, sauvage conquête de l'Ouest...), guerre froide ( Ahab as Communist, Ahab as Capitalist, titre d'un essai récent retraçant les débats d'intellectuels américains au temps de la guerre froide), guerre du Vietnam, luttes pour les droits des minorités raciales ou sexuelles, féminisme, n'ont guère laissé de place aux visions poétiques ou simplement littéraires de Moby-Dick. Aujourd'hui la norme académique semble être de voir en Moby-Dick une fable de mise en garde sur les limites et les dérives possibles de la démocratie américaine. Pour valider cette thèse, le personnage de Donald Trump se prête aisément aux comparaisons avec Achab, comme ce fut le cas pour George W. Bush après le 11 Septembre.

Du côté français, l'approche est bien différente. Du Pour saluer Melville de Giono (1941) au Encore Cent ans pour Melville de Claude Minière (Gallimard, 2018), les critiques et auteurs français semblent privilégier une vision poétique, mythologique, philosophique de l'œuvre, basée sur les affects plus que sur les facts , dans une lecture tragique de l'expérience humaine. Camus voit en Melville l'" Homère du Pacifique " créateur de mythes pour un aujourd'hui tourmenté. Une autre différence sensible d'avec les Américains est que les auteurs français ne perdent jamais de vue qu'il s'agit d' un livre, rien qu'un livre, pour reprendre le mot de Maurice Blanchot concluant son parallèle entre l' Odyssée et Moby-Dick. Si le message focalise l'attention des Américains, l'émetteur, le porteur, et le support du message intéressent tout autant les Français.

Maintenant, pourquoi ce titre : Moby-Dick, un oratorio des temps modernes. Le premier terme évoque la forme de l'œuvre, le second son contenu. Opposition entre ORATORIO, forme qui convient bien à des contenus antiques, ou immémoriaux, intemporels, et TEMPS MODERNES, connotant des contenus qui nous parlent aujourd'hui. Tensions de l'œuvre, qui touche au biblique ou au mythologique tout en se prêtant si bien à des lectures politiques, philosophiques ou psychanalytiques, et à des déclinaisons contemporaines.

Un oratorio est une pièce de théâtre, en musique, et non un opéra. La " tentation " théâtrale de Moby-Dick, pourrait-on dire, est assez évidente. Des chapitres entiers sont présentés comme des scènes d'une pièce, didascalies comprises. L'influence de Shakespeare traîne avec elle toute une dramaturgie, et surtout des profils de personnages, un enchaînement des scènes/chapitres. L'incipit fameux Call Me Ishmael donne un tour théâtral à l'entame du récit, invitant à distinguer le narrateur, le comédien et le personnage qu'il doit représenter. Et à l'autre bout du livre, l'épilogue débute ainsi : The drama is done, la pièce est finie.
Prose poétique, " poème en prose ", théâtre en vers ou qui pourrait l'être (on a pu versifier certains passages), allitérations, etc. Le dernier chapitre avant le combat final s'intitule The Symphony. Voix lyriques, chant de la mer, du vent dans les haubans, chant des baleines... Moby-Dick a inspiré les musiciens, tant dans la musique symphonique (un opéra, une cantate, une pièce symphonique créée pour Radio France en 2019 pour les 200 ans de la naissance de Melville) que dans le rock ou la musique populaire (Led Zeppelin, Bob Dylan recevant le prix Nobel de littérature).
Si Moby-Dick fait davantage penser à un oratorio qu'à un opéra c'est que les monologues semblent l'emporter sur les dialogues, lesquels sont rarement décisifs. Les personnages paraissent figés dans leur rôle, privés de cette liberté qui paraît essentielle dans le déploiement de l'opéra " bourgeois ". En ceci, Moby-Dick paraît plus la re-présentation d'un drame antique, que la confrontation de libertés créatrices de réalités nouvelles. Il Retorno d'Ulisse in Patria de Monteverdi est peut-être le meilleur exemple à l'appui de ce rapprochement. Bien que véritable opéra, on peut le considérer comme un oratorio mis en scène, et la proximité de l' Odyssée et de Moby-Dick vient étayer le propos (cf. Le Livre à venir, Maurice Blanchot, Gallimard 1959).

La modernité de Moby-Dick tient aux thématiques qui courent au long du livre. Chaque homme est une île, semble dire Melville, tant est réduite ou inefficiente la communication verbale, immense la singularité de chaque histoire personnelle, de ses douleurs, de sa culture. Cette solitude essentielle paraît toute moderne à l'heure des réseaux sociaux.
Les problèmes de communication sapent l'édifice démocratique, et ils sont multiples à bord du Pequod : langage commun réduit au minimum, absence de droit de réponse, faiblesse des dialogues...
Si l'" autre " met au défi nos sociétés contemporaines (migrations, globalisation, brassage des cultures) une altérité souvent radicale caractérise la plupart des " couples " de Moby-Dick : raison occidentale/raison sauvage, Américains/autres, jeunes/vieux, sagesse/folie...
Par rapport à l'altérité qu'affronte Ulysse dans l' Odyssée, par exemple, l'altérité dans Moby-Dick est bien " moderne ", car la conquête de l'Amérique et la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique ont changé la donne. Tzvetan Todorov ( La conquête de l'Amérique, la question de l'autre, Le Seuil, 1982) a montré qu'après Colomb, l'autre américain a redéfini l'identité européenne. Quant à la Déclaration d'indépendance, elle comporte une brève mais vibrante déclaration des droits de l'homme : " libres et égaux ", les hommes ont un " droit inaliénable à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ".
Plus profondément, c'est l'autre en soi que Melville a cru déceler et, plus qu'en aucun autre personnage, dans Achab, cet autre qui seul peut expliquer l'acharnement, la déviance, l'aspiration à la catastrophe.

En conclusion, si l'actualité de Moby-Dick est essentiellement politique (et inépuisable sur ce plan) pour les uns, sa modernité est aussi de l'ordre de l'émotion, de ce qui affecte l'individu dans la société d'aujourd'hui : solitude, altérité, communication difficile. Et au plan purement littéraire, ce monument dramatique, musical, lyrique, peut être visité comme une cathédrale inachevée, comme celle de Cologne citée en exemple par Ismaël. " Dieu me garde de jamais achever quoi que ce soit " (Chapitre 32).

Patrick Postal

Café Littéraire de Valréas du 31 octobre 2019

Le livre:Vidéo de la discussion du public avec Patrick Postal:
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