Le rendez-vous des Gobelins

En deux mots:
Une vieille dame observe la narratrice dans un café où elle a ses habitudes. Quand elle se décide à lui parler, c’est pour lui raconter son histoire familiale, comment la branche russe et la branche algérienne de sa famille ont pris le chemin de l’exil. Un voyage chargé d’émotion commence alors.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Les confidences de la vieille dame

Pour retracer le parcours de ses ancêtres, Martine Gozlan a imaginé une rencontre dans un café des Gobelins. Après les première révélations, elle va se lancer dans une enquête sur ses origines, aussi détaillée qu’émouvante.

Ce «rendez-vous des Gobelins» n’était pas prévu dans l’agenda de la narratrice, journaliste au sein de la rédaction de l’hebdomadaire La République. Elle a fait de ce café une annexe de la rédaction où elle peut préparer ses interviews. La vieille dame qui l’observe longuement avant de lui adresser la parole lui est parfaitement inconnue. Pourtant, elle affirme bien la connaître et les quelques bribes d’information qu’elle finit par lâcher viennent semer le doute et la pousser à accepter de la revoir, car «après tout, il est possible que cette femme fasse partie de sa famille». Elle n’a en effet, depuis la disparition de son père, plus guère de relations avec les siens et les rares documents familiaux sont chez de vieux cousins installés à Bruxelles.
Au fur et à mesure que le dialogue avec Rose, cette femme bien mystérieuse, s’installe, elle va vouloir en savoir plus, tenter de comprendre ce l’a conduite jusqu’à elle. Il est vrai que la curiosité tient pour elle de la déformation professionnelle.
Mais le voyage qu’elle s’apprête à faire ressemble à une exploration dans une forêt vierge, dense et inexploitée, dans laquelle il est bien difficile de se repérer. Il en ira quelquefois de même pour le lecteur, avouons-le.
Car les branches paternelles et maternelles sont aussi différentes que chargées. Commençons par la branche russe, celle des Avijanski, des Juifs qui ont fui devant la menace antisémite pour venir s’installer dans le quartier des tanneurs à Paris, le long de la Bièvre qui était encore à l’air libre et qui passait justement dans la rue des Gobelins.

Jules Richomme (1818-1903). Tannerie sur la Bièvre. Paris (Vème arr.). Huile sur toile. 1892. Paris, musée Carnavalet. © Photo Paris Musées

Rose affirme d’ailleurs très bien connaître ce café où les gens du quartier se donnaient déjà rendez-vous. Elle aurait même pu y rencontrer Mardochée, venant d’Algérie et faisant commerce de fripes. Mais c’est au Carreau du Temple que les deux branches familiales se trouveront et donneront naissance au père de la journaliste, «preuve que la sagesse naît parfois d’une folie».
«Mardochée était arrivé de son Algérie la plus profonde, loin de la capitale, quelques années auparavant avec ses trois frères. Leur père Haï, né à Constantine en 1840, trois ans après la difficile conquête de ce piton rocheux par les Français, avait bourlingué comme forain sur les marchés du département avant de se fixer dans une petite ville rugueuse et froide, sur la route de la Tunisie: Souk Ahras, le marché aux lions en langue berbère. C’est aussi le lieu de naissance de ma mère, Béatrice. Celle qui ne revient jamais me voir depuis les profondeurs, pas plus que mon père…»
L’histoire va alors traverser trois générations que l’enquêtrice n’aura de cesse d’explorer, partant jusqu’en Algérie pour en retrouver des traces. Comme elle le confesse, l’émotion sera au rendez-vous de ce «monde vivant et charnel qui a exulté et souffert, aimé, prié, étudié, supplié. Un monde qui ne sera plus jamais le mien mais d’où je viens, de cercle en cercle, d’un siècle à l’autre».
Martine Gozlan laisse filer sa plume, chargée d’images et de nostalgie, mêlant les petites histoires à la grande, cette déferlante qui a plusieurs fois failli emporter les siens. On partage sa quête, on aime ses formules pleine de poésie, car on pressent que, comme elle, notre vie s’enrichit de ceux qui nous ont précédé, quand bien même ils n’auraient pas autant dû se battre et souffrir.
«C’est qu’une autre vie chemine à nos côtés, insaisissable, sauf à de rares instants qui émergent brutalement de l’inconnu pour nous entraîner le long de la rivière des signes. Nous leur résistons de toutes nos forces, affolés à l’idée d’être emportés par les courants. Et pourtant que ces eaux sont attirantes, avec leurs passagers engloutis qui se promènent, s’aiment, se déchirent, roulent dans des trains et des voitures de musée, franchissent les frontières de pays effacés de la carte, parlent dans des langues assassinées.»

Le rendez-vous des Gobelins
Martine Gozlan
Éditions Écriture
Premier roman
176 p., 18 €
EAN 9782359053203
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Bruxelles, la Russie et la Lituanie de Saint-Pétersbourg à Vitebsk, en passant par Kovno, Suwalki, Augustow, Druskenik, et Bialystok, ainsi que l’Algérie, à Alger, Constantine, Souk Ahras

Quand?
L’action se situe du début du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une autre vie chemine à nos côtés, insaisissable, sauf à de rares instants qui émergent de l’inconnu pour se révéler.
Telle cette femme mystérieuse qui s’invite dans la vie de la narratrice, journaliste, en l’abordant dans un café des Gobelins. Surgie d’une autre époque, elle va pourtant se révéler très proche et l’entraîner dans une enquête où remonter le temps, de la Russie natale à l’ancien cours de la Bièvre, la rivière parisienne enterrée, fief des tanneurs juifs, puis à l’Algérie où l’enchaîna un amour malheureux.
Les destins des deux femmes se croisent au passé et au présent dans ce roman irrigué par la magie du Paris secret, la vie quotidienne d’un journal et les ressacs de la mémoire, de la Lituanie au Constantinois.
Sur les pas de Rose, la frontière s’efface entre le possible et l’impossible, le songe et la réalité, pour une traversée de la condition féminine sur un siècle, de l’enfermement à la liberté.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Quelqu’un vous demande
L’hiver s’est abattu sur le carrefour, venteux et scintillant, Noël approche. Au Canon des Gobelins, les clients terminent leur café. La salle se vide, j’étale mes notes sur la table.
— Cappuccino, comme d’habitude ?
Victor a sa mine bienveillante de 15 heures passées, quand les serveurs peuvent souffler un peu. Il y a bien trois ans que je viens terminer mes articles ici le mardi, jour de bouclage. Une position stratégique, au confluent du boulevard Saint-Marcel et de l’avenue des Gobelins. Je prends du recul en attendant de m’élancer vers le journal, rue de Valence, pour glisser entre d’étroites colonnes une explication de l’inexplicable. « Écrivez court, clair, et méfiez-vous de vos émotions », martèle le patron, Jean Vallières. C’est la loi du métier : contrôler l’itinéraire des mots en évitant qu’ils vous faussent compagnie pour aller se balader sur des chemins tortueux.
— Elle voudrait vous parler…
Victor pose la tasse devant moi, l’air gêné.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— La dame, là-bas, elle vous demande depuis deux jours.
Il montre de la tête une cliente attablée en terrasse.
— Elle me demande, moi ?
— Oui, vous. La journaliste de la rue de Valence.
L’inconnue regarde dans notre direction.
— Vous l’avez déjà vue ?
— Jamais. Entre nous, elle a un drôle de look. Vintage, comme qui dirait.
Sans doute une lectrice. Nous autres plumitifs avons des tas de lecteurs au drôle de look. Hortensia, la cerbère-assistante-hôtesse et par ailleurs diplômée de psychologie qui veille au grain à l’accueil de notre hebdo, La République, sait de quoi il retourne. Il y a les fans qui veulent rencontrer l’auteur, les obsessionnels qui viennent contester ses sources, les quémandeurs qui lui attribuent des pouvoirs exorbitants. Et, depuis quelques années, les terroristes. Mais ce n’est pas le genre de la dame.
— Bon… je vous ai prévenue.
Il repart vers son comptoir.
Elle me fixe. Vintage, mais de loin, ça lui va bien. Une silhouette mince, des cheveux noirs plaqués en bandeau. Une robe vert sombre. Trop longue.
Je replonge dans mes notes : un entretien avec le principal opposant algérien. Celui qui jure de remettre le pays à flot, les chômeurs au boulot et la corruption sous les verrous. On boucle dans deux heures.
La robe verte a bougé. Elle se lève. Sinue entre les cinq ou six tables qui nous séparent. Et s’immobilise devant moi.
Mon Dieu, qu’elle est belle. Des yeux gris, des traits doux. Et qu’elle est triste. Une tristesse vertigineuse. Qu’est-ce que je lui dis? «Asseyez-vous, je vous ai déjà vue quelque part»? Dans un film vintage, peut-être?
C’est elle qui parle :
— Je suis si heureuse de te voir. Tu es exactement comme dans mes rêves.
La dame triste et belle a rêvé de moi? Et me tutoie?
Elle s’assoit et presse ses mains l’une contre l’autre. De longues mains sans bagues. On sent qu’elle a froid et envie de serrer ses doigts maigres autour d’une tasse brûlante.
Je fais signe à Victor et ouvre enfin la bouche:
— Que voulez-vous boire?
— Un café au lait.
— Avec un croissant?
Car il est clair qu’elle a faim, la pauvre.
— Oui, merci.
Cinq minutes silencieuses avant l’arrivée du café au lait. Elle boit deux gorgées et reprend:
— Depuis que tu es arrivée dans le quartier, je te cherchais. Je te voyais de loin, toujours pressée. Je ne pouvais pas te suivre dans Paris, je suis obligée de rester par ici.
Rien. Je ne comprends rien. Blague ou défi, mon job, c’est de rendre la réalité compréhensible en me méfiant du magma intérieur. Connais-toi toi-même, disait le vieux Socrate. Sage conseil dont je ne me suis jamais préoccupée. Je ne suis pas psy et je les fuis.
Elle grignote un morceau de croissant.
— Quand je suis revenue…
Revenue d’où? Que me veut-elle? Il y a une raison à tout. Et l’heure qui tourne, avec l’interview en vrac sur la table.
Je ne sais pas où elle a chiné cette robe. Bien coupée, mais le velours est si fin qu’il pourrait se déchirer d’un seul coup. Comme si on l’avait tissé depuis des lustres. Au moins un siècle.
Elle prend ma main et l’examine. La sienne est glacée, malgré la tasse à laquelle elle a tenté de se réchauffer.
— Ton alliance, j’ai eu presque la même, c’est de l’orfèvrerie arabe.
L’alliance que Claude m’a achetée au souk d’Amman. Pour me protéger car je roulais toute seule, deux jours plus tard, vers la guerre d’Irak. On s’est mariés à mon retour. Je m’entends dire:
— Elle me protège.
— La mienne m’a perdue.
Mon portable sonne.
— Dites donc, il arrive quand, votre papier? Comment on titre en une?
— La résurrection de l’Algérie, voilà l’idée. J’arrive.
— Avec un point d’interrogation, tout de même! Dépêchez-vous!
Vallières raccroche. Il a toujours été là au bon moment quand se profilait le chaos intérieur.
— Tu as du travail? Pars. Je reviendrai demain, à la même heure. Moi, je n’avais ni heure ni temps, je n’étais utile à rien ni personne.
Une dépressive. Je déteste.
Au lieu de ça, je dis:
— D’accord, à demain.
Je règle l’addition au comptoir en laissant un billet à Victor:
— C’est pour son dîner, si elle demande…
— Vous la connaissiez, finalement ?
— Oui.
À quelle logique tout cela obéit-il? Je file en trombe rue de Valence. Là où tout peut s’expliquer.
C’est un bon mercredi. Le journal est fini et réussi. Dopée par un verre de Pessac Léognan, je sors très gaie de chez Marty, la cantine préférée de Vallières. Les murs sont décorés de longues femmes languissantes derrière leur éventail ou leur fume-cigarette. L’escalier, gardé par deux tigres, s’envole vers un étage bleuté et discret comme les cabinets particuliers dans les brasseries des grands boulevards vers 1900. Les collègues, un peu éméchés eux aussi, forcent le pas pour s’aligner sur celui de notre général qui cavale vers le prochain numéro. Je m’attarde, je lambine, je surprends avec indulgence mon reflet dans les vitrines: des joues rondes, des yeux rieurs. Personne ne m’indiquera la route, je la choisis moi-même. Je suis libre à chanter toutes les chansons.
«Quand tu es née, les oiseaux sifflaient à tue-tête», répétait mon père. C’était un jour d’avril, un printemps chaud comme un été, paraît-il, dans une rue tranquille du Marais.
Le rendez-vous. J’avais réussi à l’expulser de mon cerveau et elle me rappelle à l’ordre, ou plutôt à son désordre, aussi pâle que les femmes peintes sur les murs de chez Marty. Elle a dû en avoir la beauté, mais probablement pas les riches protecteurs.
— Elle est partie après avoir poireauté une heure, dit Victor, réprobateur.
De quoi se mêle-t-il?
Je ressors.
D’où vient-elle, où va-t-elle, qui est-elle?
J’inspecte le paysage. Rien sur le terre-plein où s’arrêtent les bus. Rien, à gauche, en remontant les Gobelins. Peut-être en reprenant à droite le cours du boulevard Saint-Marcel?
Cette silhouette, en face, échouée sur le banc. D’une fragilité effroyable.
Je traverse. »

Extraits
« L’équipe de est bâtie de guingois, comme l’immeuble qui l’abrite.
Quant à moi, je fais le tout-venant. Des faits divers aux manifestations en Algérie. Avec le succès du journal, j’ai même pu partir en Inde enquêter sur les veuves qu’on brûle sur le cadavre de leur mari. Comme dans Le Tour du monde en 80 jours. Jean Vallières est mon Jules Verne. D’ailleurs, ils ont les mêmes initiales. »

« La Bièvre a été recouverte en 1912, mais le Ve arrondissement et le XIIIe sont truffés de galeries sous lesquelles certains bras d’eau vive continuent à circuler. Jeter un cadavre là-dedans, c’est difficile, il faudrait des complicités chez un agent des Égouts de Paris ou de la direction de l’Assainissement… Cette rivière, c’était le fief des tanneurs, des mégisseries et des teinturiers. Sans la Bièvre, il n’y aurait jamais eu les tapisseries des Gobelins! C’est grâce à la qualité de ses eaux qu’on a obtenu un procédé miraculeux de teinture de l’écarlate. J’ai un ami collectionneur qui avait trouvé plusieurs peintures intéressantes sur les activités des artisans vers la fin du XIXe siècle. Il m’a offert un petit tableau pas mal du tout. Je vous le montrerai à l’occasion. Bon, regardez un peu de quoi il s’agit, enquêtez et on en reparle. » p. 48

« Mardochée était arrivé de son Algérie la plus profonde, loin de la capitale, quelques années auparavant avec ses trois frères. Leur père Haï, né à Constantine en 1840, trois ans après la difficile conquête de ce piton rocheux par les Français, avait bourlingué comme forain sur les marchés du département avant de se fixer dans une petite ville rugueuse et froide, sur la route de la Tunisie: Souk Ahras, le marché aux lions en langue berbère. C’est aussi le lieu de naissance de ma mère, Béatrice. Celle qui ne revient jamais me voir depuis les profondeurs, pas plus que mon père ou Mariella. » p. 78

À propos de l’auteur
Le rendez-vous des GobelinsMartine Gozlan © Photo DR

Rédactrice en chef à l’hebdomadaire Marianne, Martine Gozlan est l’auteure de nombreux essais et biographies sur les questions et les pays d’Islam et couvre le conflit israélo-palestinien: Pour comprendre l’intégrisme islamiste (Albin Michel 2002), Le sexe d’Allah ( Grasset 2004), Le désir d’islam (Grasset 2005), Sunnites-Chiites, pourquoi ils s’entretuent (Le Seuil 2008), L’imposture turque (Grasset 2011). Les éditions de l’Archipel ont publié, entre autres, Israël contre Israël (2012), Les Rebelles d’Allah (2014), Hannah Szenes, l’étoile foudroyée (2014) et Israël 70 ans, 7 clés pour comprendre (2018). Le Rendez-vous des Gobelins est son premier roman. (Source: Marianne / Éditions Écriture)

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Le rendez-vous des Gobelins

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