Les lettres d’Esther

En deux mots:
Esther a l’idée de lancer un atelier d’écriture épistolaire auquel s’inscrivent Jean, Alice, Samuel, Jeanne, Juliette et Nicolas. Ils vont s’échanger des lettres et se livrer tout au long de cet exercice particulier où leurs progrès ne seront pas uniquement stylistiques.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Écrire pour s’en sortir

Une libraire anime un atelier d’écriture épistolaire et raconte cette expérience très particulière. L’occasion pour Cécile Pivot de confirmer son talent de romancière et de nous démontrer les vertus de l’exercice.

Avant de vous parler de ces «lettres d’Esther», j’aimerais partager avec vous deux postulats. Le premier pose le principe que la lecture est une activité enrichissante. Si vous me lisez, je ne doute pas que vous approuverez. Le second parle des vertus de l’écriture. Il est largement démontré dans ce roman, mais je veux en souligner ici l’un des aspects essentiels: on ne dit pas les choses de la même manière en les écrivant – peu importe du reste le support – qu’en les disant. On a trop souligné les dégâts des smartphones pour ne pas dire qu’ils font aussi beaucoup écrire. Il ne s’agit pas en l’occurrence de littérature, mais relativise aussi l’affirmation que l’écriture se perd.
Cécile Pivot a choisi un biais original pour sa démonstration. Elle met en scène une libraire qui a l’idée d’organiser un atelier d’écriture épistolaire. À l’heure où une étude vient confirmer que les Français plébiscitent l’écriture manuscrite, ce roman tombe à pic!
Après avoir passé une petite annonce dans la presse, cinq personnes vont s’inscrire, ou plutôt quatre personnes, Jean, Alice, Samuel, et Jeanne, ainsi qu’un couple en crise, Juliette et Nicolas Esthover, dont leur thérapeute pense que l’exercice peut leur être salutaire et qui a demandé à les inscrire.
Voici comment la romancière nous les présente: «Jean Beaumont, un homme d’affaires, qui passait sa vie à voyager; Alice Panquerolles, hypnothérapeute, lyonnaise; Samuel Djian, un jeune garçon, qui s’est contenté d’un: «Pourquoi pas votre atelier puisque je dois trouver un truc à faire?»; Jeanne Dupuis, la plus enthousiaste, dont on entendait à la voix qu’elle n’était plus toute jeune.» Et ce couple dont on va vite apprendre qu’il est train de ses séparer, Juliette ayant fait une grave dépression postpartum et souhaitant prendre du recul.
L’exercice introductif consiste pour les participants à répondre à la question suivante: «Contre quoi vous défendez-vous?» parce qu’elle «laisse une grande liberté à celui qui répond. Il peut être évasif, avancer un lieu commun ou, au contraire, dévoiler une part plus intime de ce qu’il est». Il s’agit aussi de choisir deux correspondants et d’envoyer une copie des lettres à Esther.
Très vite, ils vont se prendre au jeu et devenir de plus en plus intimes, raconter leurs problèmes et leurs aspirations, tenter de deviner la psychologie de leur correspondant et même essayer de les aider. Car si Esther a bien choisi de s’occuper de style, de corriger les défauts les plus apparents de ces courriers, le roman ne va guère s’y attarder pour laisser la part belle aux lettres, tout juste accompagnées ici et là d’un commentaire destiné à faire avancer le récit.
Jeanne, 67 ans, va échanger avec Samuel. Jean va écrire à Esther, mais aussi à Nicolas. Ce dernier va bien entendu aussi s’adresser à son épouse, essayer de lui prouver qu’il l’aime toujours. Le chassé-croisé est plaisant, les histoires qui s’échangent devenant au fil des pages plus riches, les conseils plus précis.
Je ne sais cet atelier d’écriture a réellement existé, mais après tout qu’importe. Car on se laisse prendre au jeu de ces échanges épistolaires et on a envie de croire à cette leçon d’humanisme derrière les mots qui s’écrivent. Une lecture agréable qui confirme après Battements de cœur tout le talent de Cécile Pivot.

Les lettres d’Esther
Cécile Pivot
Éditions Calmann-Lévy
Roman
320 p., 19,50 €
EAN 9782702169070
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule un peu partout en France, mais principalement dans le Nord, du côté de Lille. On y envoie aussi des lettres depuis Verjus-sur-Saône, Paris ou New York

Quand?
L’action se situe de 2019 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Cet atelier était leur bouée de sauvetage. Il allait les sauver de l’incompréhension d’un deuil qu’ils ne faisaient pas, d’une vie à l’arrêt, d’un amour mis à mal. Quand j’en ai pris conscience, il était trop tard, j’étais déjà plongée dans l’intimité et l’histoire de chacun d’eux.»
En souvenir de son père, Esther, une libraire du nord de la France, ouvre un atelier d’écriture épistolaire. Ses cinq élèves composent un équipage hétéroclite :
une vieille dame isolée, un couple confronté à une sévère dépression post-partum, un homme d’affaires en quête de sens et un adolescent perdu.
À travers leurs lettres, des liens se nouent, des cœurs s’ouvrent. L’exercice littéraire se transforme peu à peu en une leçon de vie dont tous les participants
sortiront transformés.
Roman initiatique, pétri de tendresse et d’humanité, ces Lettres sont un éloge de la lenteur, une ode au pouvoir des mots.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTL (Les livres ont la parole – Bernard Lehut)
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Page des Libraires (Faustine Meyssonnier, Librairie Gibert Joseph à Dijon)
Blog Mumu dans le bocage 
Blog Encres vagabondes
Blog froggy’s delight
De quoi lire (Catherine Perrin)
Blog L’Homme Qui Lit 


Cécile Pivot présente Les Lettres d’Esther © Production Éditions Calmann-Lévy

INCIPIT (Les premières pages du livre)
ESTHER
Rien ne s’est passé comme je l’avais prévu. J’aurais pu m’en douter après notre réunion à Paris, la seule fois où nous nous sommes rencontrés. Ils ne s’étaient pas inscrits à mon atelier d’écriture épistolaire avec l’intention que je leur prêtais, faire des progrès en écriture. Pas seulement, en tout cas. Cet atelier était leur bouée de sauvetage. Il allait les sauver de l’incompréhension, d’un deuil qu’ils ne faisaient pas, d’une vie à l’arrêt, d’un amour mis à mal. Quand j’en ai pris conscience, il était tard, j’étais déjà plongée dans l’intimité et l’histoire de chacun d’eux. Mais, après tout, n’était-ce pas, après la mort de mon père, une bouée de sauvetage pour moi aussi ?
Je me suis surestimée. J’ai pensé qu’ils souhaiteraient tous correspondre avec moi, seul Jean en a éprouvé le désir ; que je saurais faire preuve de fermeté, il n’en a rien été avec Samuel, qui a refusé un deuxième correspondant ; qu’ils seraient avides de mes conseils, ils ne m’écoutaient que d’une oreille, avaient d’autres chats à fouetter.
Je ne sais plus à quel moment exactement j’ai décidé de réunir notre correspondance pour en faire un livre. Après l’exercice des monologues, je crois. Excepté Juliette, qui a hésité avant d’accepter, Jeanne, Samuel, Jean et Nicolas m’ont donné leur accord sans hésiter, à condition que leurs prénoms soient modifiés. Samuel, lui, a tenu à conserver le sien.
En vue de leur publication, j’ai corrigé les lettres, je les ai lissées, pour ainsi dire, mais j’ai tâché d’en préserver le style. Samuel se moque des répétitions, Juliette a du mal avec les liaisons (à l’image des problèmes qu’elle rencontrait pour lier le passé au présent ?), Nicolas a son franc-parler (le même que dans la vie), Jeanne aime les interjections, Jean les adverbes.
Pour plus de lisibilité, j’ai précisé en haut de chaque lettre les noms des correspondants et de leur destinataire.
Je voulais que ce livre se termine avec le plus jeune d’entre nous, Samuel. Qu’il ait le dernier mot. D’abord, parce que j’apprécie son intelligence intuitive et sa sensibilité, qui transparaissent dans son écriture. Ensuite, parce que lui et moi nous ressemblons par certains aspects. Nous ne parvenions pas à faire le deuil de nos disparus et une absurde culpabilité pesait sur nos épaules. Enfin, parce que personne n’aurait pu imaginer qu’il évoluerait de cette façon en quelques mois, qu’il prendrait sa vie à bras-le-corps avec tant de spontanéité et de générosité. Jean, lui aussi, s’est donné les moyens de changer le cours de son existence. Je veux croire que l’atelier d’écriture a été leur meilleur allié. Qu’il est tombé à point nommé.
J’ai quarante-deux ans, je m’appelle Esther Urbain.
PETITE ANNONCE
Je n’étais ni auteure ni professeure. Il allait me falloir rassurer les postulants sur ma légitimité. Je comptais faire appel à mon expérience de documentaliste sur des recueils épistolaires, leur citer mes préférés, Correspondance de François Truffaut et Lettres à Lou de Guillaume Apollinaire. Leur parler, aussi, des ateliers d’écriture que j’organisais à Lille dans ma librairie C’est à Lire, le soir après la fermeture, animés par des écrivains du Nord. Avec un sujet comme la correspondance épistolaire, je craignais de n’attirer que des vieux esseulés, qui profiteraient de l’occasion pour exhumer de leurs tiroirs leur papier à lettres jauni et dérouler leurs souvenirs, sans souci de l’autre et de la conversation.
J’avais une idée assez précise de la manière dont je voulais que fonctionne mon atelier. Le 5 janvier 2019, l’annonce, que j’avais mise en ligne quelques jours plus tôt sur le site de ma librairie, a paru dans quatre quotidiens régionaux. Pour plus d’impact, on m’avait proposé une « offre couplée » quand j’avais appelé le service publicité de La Voix du Nord : « Apprenez à mettre en forme vos pensées, à raconter une histoire et à parler de vos émotions en vous inscrivant à un atelier d’écriture consacré au genre épistolaire. Possibilité d’y participer quel que soit votre lieu de résidence. Du 4 février au 3 mai 2019.»
J’ai reçu une vingtaine de réponses. Les candidats étaient de tous âges, un peu plus d’hommes que de femmes. À chacun, j’ai déroulé le même discours, Esther Urbain, libraire à Lille, documentaliste et correctrice pour l’édition, spécialisée dans les correspondances. Je les ai prévenus que j’animais un atelier d’écriture pour la première fois et que mon rôle consisterait, tout en respectant leur personnalité, à travailler leurs textes avec eux, notamment en les aidant à trouver le mot juste et à donner du rythme à leurs phrases. Pour cela, il me faudrait avoir accès à leurs courriers. Je prévoyais une rencontre à Paris le mois suivant, qui serait probablement la seule, puisque je comptais leur faire un retour par téléphone ou par mail à chaque nouvelle lettre.
La réponse la plus insolite est venue d’une psychiatre de Paris, Adeline Montgermon. Après m’avoir posé des questions sur le fonctionnement de l’atelier, demandé mes références, elle m’a parlé de sa patiente.
— Elle fait une dépression du post-partum. Vous savez ce que c’est ?
— Euh, non, pas vraiment, ce n’est pas comme…
Elle parlait vite. Elle m’avait interrogée pour la forme, mais ce que je disais ne l’intéressait guère. Elle fonctionna toujours ainsi avec moi.
— Bon, je vais vous expliquer en quelques mots. Si le sujet vous intéresse, je pourrai vous conseiller des livres – c’est vrai que vous êtes libraire ! On l’appelle aussi dépression postnatale. C’est une dépression sévère, dont les causes sont multiples. Elle nuit au lien d’attachement entre la mère et le bébé. Celle de ma patiente, qui a trente-huit ans, a été décelée quand son bébé avait cinq mois. Elle a d’abord effectué un séjour en hôpital psychiatrique. Puis elle est rentrée chez elle, mais ce retour était prématuré. Elle est désormais suivie en maternologie, avec sa fille, plusieurs jours par semaine. J’y assure des consultations, c’est là que je l’ai rencontrée. La petite a aujourd’hui huit mois et demi et l’état de sa mère reste préoccupant.
J’ai senti une pointe d’agacement dans la voix d’Adeline Montgermon. Elle s’était probablement opposée à sa sortie d’hôpital.
— Elle prétend que son mari ne l’a pas soutenue à son retour. Elle est revenue à un état de fragilité extrême, comme après la naissance du bébé, et ses angoisses ont réapparu. Je les ai reçus tous les deux il y a quelques jours. Ma patiente a émis le souhait de quitter l’appartement familial pour vivre seule, durant un temps indéterminé. Sans son mari et sans sa fille. De toute évidence, il ne s’y attendait pas.
— Ils n’en avaient pas parlé avant de venir vous voir ?
— Non. Elle voulait le lui annoncer dans mon cabinet. Ma patiente a du mal à trouver ses mots, à dire ce qu’elle pense. Elle est très vulnérable. Lui subit les crises d’angoisse et de panique de sa femme depuis des mois. Il fait ce qu’il peut. Il lui est difficile de l’aider. Il a du mal à accepter ce qui arrive à son épouse. Je lui ai proposé de consulter l’un de mes confrères, il a refusé tout net. C’est dommage, mais je ne m’inquiète pas outre mesure. Il a du répondant. L’avenir dira si leur séparation est temporaire ou définitive. Malgré leur difficulté à communiquer, leur couple est solide. Je leur ai proposé de profiter de leur séparation pour s’écrire. Sincèrement, je ne sais pas ce que cela peut donner. Je me suis dit qu’ils s’écouteraient différemment. Enfin, qu’ils s’écouteraient tout court, ce dont ils sont incapables aujourd’hui. C’est là que je suis tombée sur votre annonce…
— Mais vous n’avez pas besoin…
— Elle tombait à pic, vous comprenez. Parce que j’ai peur que ma patiente n’interrompe le dialogue à la moindre difficulté ou contrariété. Je serais plus rassurée si elle écrivait dans le cadre d’un atelier, qui plus est dirigé par une femme.
— Qu’attendez-vous de moi, exactement ?
— Que vous les accueilliez dans votre atelier.
— Je ne sais pas quoi dire. C’est délicat, je ne suis pas psy et…
— Je sais bien. Vous procéderez avec eux comme avec les autres. Quant à moi, je continuerai à suivre ma patiente.
— Je vais m’immiscer dans leur intimité…
— … comme dans celle de vos autres élèves. Mais ce ne sera pas votre problème. Vous pouvez, tout comme eux, être rassurée à ce sujet. Je suis bien consciente que ce sera peut-être délicat parfois.
— Et puis, ils se ficheront pas mal des conseils en écriture que je suis censée leur donner…
— Je crois que cela vaut la peine d’essayer, de tout essayer.
Elle insistait. J’ai cédé et dit oui au docteur Montgermon.
J’appris leurs noms au moment de leur inscription, quelques jours plus tard. Juliette et Nicolas Esthover m’ont envoyé un mail chacun de leur côté, à quelques heures d’intervalle. Ils se recommandaient du docteur Montgermon, n’en disaient pas beaucoup plus. Quatre autres personnes ont suivi. Jean Beaumont, un homme d’affaires, qui passait sa vie à voyager ; Alice Panquerolles, hypnothérapeute, lyonnaise ; Samuel Djian, un jeune garçon, qui s’est contenté d’un : « Pourquoi pas votre atelier puisque je dois trouver un truc à faire ? » ; Jeanne Dupuis, la plus enthousiaste, dont on entendait à la voix qu’elle n’était plus toute jeune. J’avais espéré que nous serions plus nombreux. Pas un, constatais-je, étonnée, ne parlait d’écrire un livre ou n’avait un manuscrit en sommeil dans un placard. N’était-ce pas la motivation principale des participants à un atelier d’écriture ? Peut-être celui-ci, autour de la correspondance, suscitait-il des attentes différentes. Je me demandais lesquelles.
S’accorder sur un jour, une heure et un lieu où nous retrouver à Paris ne fut pas facile. Seule Jeanne Dupuis n’a posé aucune condition. Elle était libre comme l’air, me dit-elle en riant au téléphone. Jean Beaumont m’avait prévenue qu’il serait en déplacement et ne pourrait être des nôtres. Nous convînmes finalement d’un rendez-vous le 31 janvier, à 18 h 30, au Hoxton, un hôtel-restaurant branché du Sentier, avec une cour intérieure, un jardin d’hiver et de nombreux coins salon. Il m’avait été conseillé par Raphaël, mon cousin. J’en profitai pour passer deux jours chez lui, qui habitait pas loin de là.
Avant notre réunion, j’envoyai un e-mail aux six participants, leur demandant de réfléchir à la question suivante : « Contre quoi vous défendez-vous ? » S’ils étaient d’accord, ils devraient, en quelques mots, énoncer leur réponse à haute voix devant les autres. J’aime cette question, parce que je suis convaincue que nous nous défendons tous contre quelque chose. Et aussi parce qu’elle laisse une grande liberté à celui qui répond. Il peut être évasif, avancer un lieu commun ou, au contraire, dévoiler une part plus intime de ce qu’il est.

CONTRE QUOI VOUS DÉFENDEZ-VOUS?
[email protected], [email protected], jeanne. [email protected], [email protected], [email protected]
Objet : Les tout débuts de notre atelier

Bonjour à tous,
J’ai été très heureuse de vous rencontrer vendredi dernier. Il est difficile, dans ce genre de réunions où l’on fait connaissance, d’être tout de suite à l’aise les uns avec les autres. C’est pourquoi je vous remercie d’avoir répondu à la question : « Contre quoi vous défendez-vous ? » Vous l’avez tous fait avec une grande franchise. Vous trouverez ci-dessous un récapitulatif de ce dont nous sommes convenus et, en pièce jointe, la photo de Jean Beaumont qui, comme vous le savez, ne pouvait être parmi nous. Vous, Jean, avez de votre côté reçu les photos des autres participants.
Tout au long de cet atelier, vous aurez chacun deux correspondants. Vous pouvez si vous le souhaitez adresser votre demande à un ou deux correspondants. Ou attendre que l’on vous écrive. Dans ce cas, vous prenez le risque de vous retrouver seul.
Si vous recevez une demande et que vous souhaitez y répondre par la négative, merci de le faire savoir au plus vite.
Je vous conseille de vous appeler par vos prénoms. Cela vous aidera à briser la glace.
Durant l’atelier, vous n’utiliserez que les lettres pour communiquer entre vous.
Si possible, envoyez-les régulièrement. Tâchez de ne pas laisser passer trop de jours avant de répondre.
Je vous rappelle que vous devez faire figurer dans votre premier courrier la réponse à la question à laquelle vous avez répondu lors de notre réunion: «Contre quoi vous défendez-vous?» (À deux reprises, donc, puisque vous avez deux correspondants.)
Vous pouvez me choisir comme destinataire.
Dans le but de vous accompagner et de vous aider à progresser dans l’écriture, vous me transmettrez une copie de chacun de vos courriers. J’ai noté que Juliette, Jean et Samuel photographieront leurs lettres et m’enverront leurs captures d’écran par mail, tandis que Nicolas et Jeanne en feront des photocopies que je recevrai par la poste. Après réception de vos courriers, je vous téléphonerai (Jeanne, Juliette, Nicolas, Samuel) ou vous enverrai un mail (Jean) pour vous faire part de mes retours.
Plus tard, je vous soumettrai trois exercices.
N’oubliez pas que je ne suis pas là pour juger de vos sentiments et de vos points de vue, mais pour vous faire progresser dans l’écriture.
Si vous avez des questions, je suis bien entendu à votre disposition. Vous avez mon téléphone, mon mail et mon adresse.
Notre atelier se terminera la semaine du 13 mai 2019.

Mesdames et messieurs, en ce lundi 4 février 2019, je déclare notre atelier d’écriture ouvert !

À très bientôt,
Esther Urbain

Jeanne à Samuel
Verjus-sur-Saône,
le 6 février 2019

Bonjour Samuel,

J’espère que vous ne serez pas trop déçu de recevoir une lettre de ma part. J’ai choisi de correspondre avec vous car la compagnie des jeunes me manque. Je ne vous en voudrais pas si vous ne me répondez pas. À votre âge, écrire à une personne âgée ne doit pas être une perspective bien excitante.
Lorsque j’étais professeure de piano, je passais une bonne partie de mes journées avec des jeunes. Hélas, je ne donne plus de cours. Si j’avais eu des petits-enfants, ma vie aurait été différente. Ne vous inquiétez pas, hein ! je ne compte pas faire de vous un petit-fils de substitution. C’est ainsi et je l’accepte. D’ailleurs, c’est étrange, les gens qui tiennent ce genre de propos fatalistes, « acceptez votre sort » ou « tel est votre destin », m’exaspèrent, mais il m’arrive à moi aussi de parler ainsi, alors que je n’en pense pas un mot. Je n’ai pas de petits-enfants, cela me manque, je trouve que c’est injuste. Voilà qui est dit ! Maintenant, vous n’allez pas me croire si je vous confie que je ne souffre pas de la solitude. Pourtant, c’est vrai. J’ai des amis, de nombreux animaux, je suis très active et, ma foi, vivre seule n’a pas que des inconvénients.
Qu’avez-vous pensé de notre réunion ? Je ne nous ai pas trouvés très à l’aise. Nous osions à peine nous regarder, nous sourire. Cela m’a rappelé le jour de la rentrée, à l’école, lorsqu’avec les autres élèves, nous nous observions à la dérobée, curieux et méfiants à la fois. À mon grand étonnement, quand Esther nous a demandé de répondre à haute voix à la question « contre quoi vous défendez-vous ? », nous avons tous exprimé des sentiments très personnels. Vous, par exemple, avez dit que vous vous défendiez « contre l’envie de tout casser ». Aïe ! Vous avez la vie devant vous, semblez intelligent, avec toutes vos capacités mentales et physiques, vous êtes beau par-dessus le marché, pourquoi cette réponse ? me suis-je demandé. Vous êtes arrivé en retard, avec des pieds de plomb, comme si vous étiez contraint de venir. Les yeux rivés à votre téléphone, nous avez-vous seulement vus ? Ce n’est pas un reproche. Mais j’en ai conclu qu’on ne vous avait pas laissé le choix. Quant à moi, vous ne vous en souvenez sans doute pas, mais j’ai répondu que je me défendais « contre la colère ». En étant aussi franche, je craignais de déplaire. Mais comme nous avons tous fait des réponses qui allaient dans le même sens, aussi sinistres et inquiétantes les unes que les autres (ha ha ! comme c’est drôle, quand on y pense !), je me suis fondue dans le marasme ambiant.
J’espère que vous m’écrirez. J’en serai fort heureuse.
Amicalement,
Jeanne

Jeanne pose son crayon. Elle relira sa lettre plus tard. Elle se demande si elle n’y est pas trop directe, si elle ne devrait pas nuancer. Elle est convaincue que Samuel abandonnera l’atelier au moindre désagrément ou s’il lui faut fournir un effort. Peut-être même a-t-il quitté la réunion en décidant qu’il n’avait rien à faire avec eux. Au Hoxton, elle l’a vu arriver de loin. Dans un premier temps, elle n’a pas imaginé que c’était le jeune homme qu’ils attendaient. Ils étaient déjà installés dans le fond de la première salle, près du bar. Après avoir franchi le sas d’entrée, il s’est arrêté net. La capuche de son sweat-shirt était relevée sur sa tête, il portait un jean et des baskets blanches. On lisait en lui comme dans un livre ouvert. Ce genre d’endroit lui était étranger. Fasciné par le décorum, il était sur la défensive et n’osait regarder résolument autour de lui. Cet hôtel particulier du XVIIIe, classé aux Monuments historiques, agrémenté d’un jardin d’hiver, habillé de son mur végétal, avec ses cours intérieures, peut impressionner. Comme la faune qui y sévit. Des femmes et hommes d’affaires s’y donnent rendez-vous pour discuter culture numérique, médias, communication et développement durable ; des Parisiens et des touristes branchés viennent y boire des cocktails et affichent leurs bananes, le dernier accessoire à la mode, siglées Prada, Dior, Vuitton ou Gucci. Tout un petit monde entre soi et ostensiblement décontracté.
Sans son ami Luc, le patron du bistrot du village où elle se rend tous les matins pour boire un café, elle n’aurait pas eu connaissance de l’annonce d’Esther dans Le Progrès. Il trouvait « strange », cette idée d’un atelier autour de la correspondance. Cela sentait le traquenard à des kilomètres. Ce matin-là, elle ne lui a pas fait de remarque sur cette sale manie qu’il a d’employer des anglicismes. Susceptible comme il est, elle a appris à garder sa langue dans sa poche quand il le faut. Lorsque Jeanne a recopié l’annonce sur son carnet, il lui a conseillé de se méfier. Il sait qu’elle ne l’écoutera pas, Jeanne est une tête de pioche. Des promoteurs et agents immobiliers convoitent sa maison depuis longtemps. Au double du prix pratiqué dans la région, « c’est une occasion qu’il ne faut pas laisser passer, madame Dupuis ». Ils l’aideront à se reloger, tout près si elle le souhaite, mais dans un appartement plus moderne, plus confortable. Un jour, l’un d’eux lui a vanté les avantages d’un « chez-soi cosy ». Jeanne s’est mise en colère. « Jeune homme, vous tombez mal, je déteste le “cosy”. Dans le moelleux, le douillet, j’ai la sensation d’étouffer. J’aime le vide, le brut, les grands espaces, vous comprenez ? » Non, il ne comprenait pas. « Arrêtez de croire que les gens d’un certain âge aiment, comme vous dites, le “cosy”. » Il était parti sans insister. Elle ne cède pas, sa maison tient bon et fait barrage aux progrès d’extension du lotissement des « Grandes prairies ». Passée la stupéfaction, ce nom ronflant avait provoqué l’hilarité de Jeanne. Elle ne s’était pas gênée pour demander d’un air narquois au maire de son village, tendance divers droite, où donc se cachaient ces « grandes prairies ». Pierre Darguemarche lui avait rétorqué qu’il n’était pour rien dans le choix des noms donnés aux lotissements. Jeanne déplore leur paresse architecturale et esthétique. En quelques semaines, elle a vu sortir de terre huit constructions en crépi blanc, alignées les unes à côté des autres au bord de la route, puis une seconde rangée, semblable à la première. Raser sa maison permettrait de tracer la troisième. Elles étaient séparées par une allée de graviers blancs agrémentée, tous les cinq mètres, de hautes jardinières en plastique gris. Les travaux terminés, elles ont accueilli des lauriers, qui sont morts dans l’indifférence générale. Les ficus qui leur ont succédé n’ont pas eu plus de chance. Aujourd’hui, les jardinières servent de points de rendez-vous et de cendriers aux ados. « Clou du spectacle », selon Jeanne, les portails en PVC, ornés de volutes et de médaillons prétentieux, que l’on s’attendrait à trouver à l’entrée d’un manoir plutôt que de pavillons. Il ne restait rien des vignes de Martine et Jacques Bazoche, vendues au promoteur. En soupirant, il leur avait glissé qu’ils avaient de la chance de l’avoir trouvé sur leur chemin. Après la transaction, les Bazoche avaient déménagé dans le Sud-Est. À chaque déluge sur la région PACA, Jeanne ne peut s’empêcher de se réjouir. « Bien fait ! Et ce n’est que le début ! » jubile-t-elle, en imaginant le couple d’ex-vignerons dans l’eau jusqu’au cou. Elle dit à qui veut l’entendre qu’ils ont fui, qu’il n’y a pas d’autre mot pour qualifier leur départ. S’ils avaient eu un tant soit peu de courage, ils auraient assisté au désastre, regardé les pelleteuses arracher du sol leurs ceps de vigne. Jeanne en a pleuré, alors que ce ne sont pas ses terres. Elle ne vendra les siennes à personne. Ils s’empresseraient de les arracher et de démolir sa maison en pierre. Au moins, quelques habitants des Grandes prairies profitent-ils de la vue sur son jardin et ses vignes. C’est au maire que Jeanne en veut, pas à eux. Leur satisfaction d’être propriétaires se lit sur leur visage. Le garage, le jardin, la façade, les volets répétés à l’identique les rassurent. Le maire, deux mandats à son actif, ne voit pas où est le problème, du moment que sa commune gagne des habitants et qu’aucune classe de l’école primaire n’est menacée de fermeture. S’il y a encore des commerces de bouche à Verjus, c’est grâce à lui. Jeanne entend ses arguments. Mais faut-il pour autant construire des mochetés ? La loi de 1977 sur la construction ou la rénovation des bâtiments de moins de cent soixante-dix mètres carrés, qui a rendu facultatif le recours à un architecte, met Jeanne en rage. Contre la loi, elle ne peut rien.
Les zones industrielles et commerciales sont sa deuxième bête noire. À propos de «ces bâtiments sans âme qui font crever les commerces des villages et des villes dans la plus grande indifférence», elle ne mâche pas ses mots. Ils sont hideux, tristes à mourir, mais si pratiques, puisque toutes les activités de même nature sont regroupées au même endroit. Encore faut-il avoir une voiture pour accéder aux restaurants, hypermarchés, jardineries, magasins de meubles, de sport et de bricolage ainsi réunis. Pour gagner du temps, se désole Jeanne, nous sommes prêts à tous les compromis, à nous comporter comme des moutons. Cette division de la vie en zones, commerciales, résidentielles, industrielles et de loisirs, l’effraie.
Elle fait une photocopie de sa lettre, puis se rend à la poste. Elle l’envoie à Samuel, allée des Platanes, à Villejuif, et la copie à Esther, rue Saint-André, à Lille.
Samuel a promis à Ben qu’il passerait au Nationale dans la matinée pour lui rendre son sac à dos. Lorsqu’il prend le courrier et trouve dans la boîte la lettre de Jeanne à son attention, il a déjà oublié la réunion de l’atelier, une semaine plus tôt. Il la lit en marchant dans la rue. Il se dit qu’il va falloir répondre puisque, de son côté, il n’a sollicité personne. S’il abandonne dès maintenant, sa mère sera furieuse. Elle est à bout de patience. Il aurait préféré une lettre de l’homme d’affaires. Il s’était d’ailleurs imaginé que Jean Beaumont le prendrait sous son aile et finirait par lui proposer un job. Mais il n’a rien fait pour que son fantasme se réalise. « C’est bien fait pour ma gueule, ronchonne-t-il en poussant la porte de la brasserie. Et puis quoi, je ne sais même pas ce qu’il fait comme métier, ce mec ! » Il n’est pas trop tard pour lui écrire, mais Samuel ne le fait pas. Depuis un an et demi, il prend les choses comme elles viennent. Il n’a pas de prise sur elles, pas de projet, n’attend rien, espère peu. Il ne se sent pas le droit de demander quoi que ce soit à qui que ce soit. Il aurait le sentiment de prendre la place de cet autre qui le mériterait bien plus que lui. Ben est en train d’éplucher des pommes de terre.
— Je ne vais pas moisir dans ce rade, crois-moi, dit-il à Samuel l’air maussade. Tu veux un café ?
— Ouais, s’il te plaît. Tiens, ton sac à dos.
— Merci. Tu fais quoi, là ?
— Rien de spécial. Je dois aller à Inter pour ma mère. Je peux te prendre une nappe en papier ?
— Euh… ouais, pour quoi faire ?
— J’ai une lettre à écrire.
— Une lettre ? Mais pourquoi t’envoies pas un mail ?
— C’est pas possible. Je t’expliquerai.
— Bon, je retourne à mes patates avant que l’aut’ con revienne.
— Tu passes demain soir pour la suite de Game ?
— Ouais, à plus.

Samuel à Jeanne
15 février

Bonjour Jeanne,
Je veux bien qu’on s’écrive, même si j’ai du mal à voir ce qu’on va se raconter. Pardon pour le papier à lettres d’abord, c’est une nappe en papier. Je vais aller acheter un bloc-notes mais là, je me suis dit que si je ne vous répondais pas tout de suite, je le ferais plus après.
C’est vrai que ça me disait trop rien de venir. Ma mère a été cash. Je devais trouver un truc à faire, sinon, j’étais bon pour aller travailler au supermarché du coin, elle a appris qu’ils cherchaient du monde. Et ça, sûrement pas. Je suis tombé sur cette annonce dans Le Parisien, que mon père achète des fois, et j’ai dit à ma mère que ça me plairait bien de participer. Elle était contente. Elle trouve que j’écris bien (enfin, que j’ai une bonne orthographe) et que dire tout ce qui ne va pas dans ma vie par écrit, ça me soulagera peut-être.
L’année dernière, elle m’a envoyé chez un psy, mais ça n’a pas duré longtemps. Il était plutôt sympa, c’était pas le problème, mais rien ne l’étonnait dans ce que je lui racontais. Genre, il savait déjà tout. Le mec blasé. Ça m’a énervé. J’ai fini par ne plus rien lui dire. C’est pas pour ça qu’il a changé d’attitude, comme s’il savait aussi qu’un jour j’arrêterais de parler. Alors, j’y suis plus allé. Ma mère était énervée. Je vis avec mes parents à Villejuif. Elle est infirmière à la prison de Fresnes. Elle adore son métier. Mon père est prof de dessin au collège. Franchement j’ai deux parents sympas, c’est pas le problème.
Entre vous qui vous défendez contre la colère et moi l’envie de tout casser, on devrait s’entendre. J’ai aussi pensé, vu les réponses des autres, qu’on était tous super déprimés. Pourquoi vous êtes en colère ? Franchement, c’est pas l’impression que vous donniez. Vous étiez la seule à sourire avec Esther. La seule aussi à prendre des notes. Quand Esther m’a posé la question qui tue dans son mail, contre quoi je me défends, j’y ai pas réfléchi. La question, je crois que je la comprenais pas. Ou plutôt, je me suis dit que c’était vraiment tordu comme truc. Mais à la réunion, c’est ça qui m’est venu, « contre l’envie de tout casser ». Même moi, ça m’a étonné. Esther, elle m’inspire confiance, elle a un sourire qui me rend tranquille. En fait, ma réponse demandait que ça, sortir de moi d’un coup d’un seul. Franchement aussi, je ne vous ai pas trouvé vieille. Pour moi, c’est pas ça quelqu’un de vieux.

À bientôt alors,
Samuel

Jean à Esther
Paris-New York,
le 6 février 2019

Bonjour Esther,

Êtes-vous d’accord pour que nous nous écrivions? J’ai choisi d’écrire également à Nicolas Esthover. Vous saurez pourquoi lorsque vous recevrez, comme convenu, une copie de la lettre que je lui adresserai, probablement lors de mon retour de New York. Je profiterai de mes voyages en avion. Je suis le directeur général de Téléphonie et Digital, et, depuis quelques années, je bouge beaucoup. Je suis essentiellement sur de gros projets de restructuration et prospecte de nouveaux marchés à l’international.
Je me demande ce qui m’a pris de m’inscrire à votre atelier. Avais-je besoin d’une nouvelle contrainte dans mon planning ? Certainement pas. Quand j’ai lu votre annonce, je me suis souvenu des lettres que m’envoyait ma grand-mère maternelle, Manine, lorsque j’étais en pension à Dijon. Elle me donnait des nouvelles de Paris, de ses clientes préférées. Elle aimait tout particulièrement me raconter ses parties de belote, qui se terminaient en pugilat si elle faisait équipe avec José, ou que Linda était avec Sylvie. Ses soirées donnaient lieu à des comptes rendus de plusieurs pages, qui me mettaient en joie : « Tu ne vas pas croire que c’est là qu’il jette son roi de pique comme un grand seigneur, ce nigaud, l’air de me dire, “tu joues pas avec n’importe qui, hein” », « Tu sais que cette Sylvie, il n’y a rien à faire, elle est fine comme du gros sel ». Ma grand-mère était très mauvaise joueuse. Elle détestait perdre, même contre moi. En retour, mes lettres étaient pauvres en anecdotes. Mais je m’appliquais et y trouvais un vrai plaisir. Pendant mes huit années de pensionnat, je peux compter sur les dix doigts de la main les semaines où je n’ai pas reçu un courrier de sa part. J’étais heureux de la retrouver quand je rentrais à Paris, deux week-ends sur quatre. Je n’ai pas connu mon grand-père maternel, il est mort avant ma naissance. Elle en parlait peu, sinon pour rappeler qu’il avait été un homme courageux, gentil, mais du genre à tirer le piano plutôt que d’avancer le tabouret. Ma grand-mère collectionnait ce genre d’expressions. Il faudrait qu’un jour, je prenne le temps de m’en souvenir et de les noter.
J’étais un bon élève. Pour mes parents, il allait de soi que j’intégrerais HEC. J’ai intégré HEC. Ils ont eu de la chance, ni moi ni mes frères et sœurs ne leur avons donné du fil à retordre. J’étais un jeune homme docile. Après mes études, j’ai été recruté dans une entreprise de téléphonie, puis dans une seconde, spécialisée dans les nouvelles technologies, et enfin chez Téléphonie et Digital. J’étais un as des business plans, des méthodologies, des bilans financiers, de la masse salariale, des coûts de productivité… J’ai rapidement gravi les échelons. Je m’amusais. Comme au casino quand on a la baraka. Je balançais les billets sur les tables et gagnais à tous les coups. Arnaud et Pascal, les deux fondateurs de la société, me faisaient une entière confiance. À l’époque, la concurrence n’était pas aussi rude qu’aujourd’hui et ils investissaient beaucoup d’argent. Avec moi, ils étaient très généreux. J’avais la bosse du commerce, probablement une bonne étoile au-dessus de la tête. L’argent m’excitait, la réussite me donnait de l’assurance, les femmes me flattaient, les hommes me respectaient. Tout ce cirque, je dois l’avouer, me grisait. Je pouvais bien me dire tous les soirs en me couchant que je n’étais pas dupe et avais la notion de l’argent, c’était faux. J’ai sauté à pieds joints dans la mare et me suis vautré avec délices dans la boue. La société a très vite prospéré. J’étais corvéable à merci, on me refilait tout le sale boulot. On comptait sur moi, on ne cessait de me le dire, j’en étais flatté. Je lâchais d’un air faussement modeste que « personne n’est irremplaçable », mais faisais tout pour l’être. J’en avais besoin pour me sentir vivant.
Je ne pouvais mieux trahir ma grand-mère qu’en devenant celui que je suis devenu. Les années ont filé, quelque chose m’a échappé, quoi exactement, je ne le sais pas. Je suis de plus en plus indifférent aux gens et aux événements, même si je m’en défends. Je voudrais retrouver le plaisir d’écrire. Je me dis que les mots peuvent m’aider à aller mieux. En tout cas, à savoir ce que je veux, à comprendre ce que j’attends de moi.
Que vous dire d’autre, Esther ? Je fume trop, je bois trop, mes analyses médicales ne sont pas fameuses, mais je m’en fous. Ou je fais comme si.
Dans l’attente de votre réponse,
Bien amicalement,
Jean Beaumont

À l’aéroport JFK, un chauffeur attend Jean pour l’emmener au Hyatt. Il n’a pas une minute à perdre. Dans sa chambre, au vingtième étage, il stoppe la climatisation, dépose sa valise, prend une douche, enfile une chemise propre, tout en consultant son agenda sur son portable. Il a noté ses réunions dans l’avion, quelques heures plus tôt, mais a déjà oublié. Il n’imprime plus. Il se demande si c’est dû à l’âge, à sa motivation qui faiblit un peu plus tous les jours, à sa mémoire qui flanche – mais cinquante-trois ans, ce n’est pas si vieux, tente-t-il de se rassurer. Il jette un œil sur le spectacle qui s’offre à lui, de sa fenêtre, Central Park dans toute sa splendeur. Il est temps d’y aller. Jean ferme la porte de la chambre derrière lui. S’il le pouvait, il ferait quelques longueurs dans la piscine. Dehors, il s’allume une cigarette, repère son chauffeur, qui l’attend quelques mètres plus loin.
Pour Jean Beaumont, toutes les grandes métropoles se ressemblent. Des trottoirs au bitume gris, une circulation dense, des panneaux indiquant les pics de pollution, les précautions à prendre, la météo, de plus en plus d’écrans publicitaires dans les rues et les vitrines des magasins, le mugissement des sirènes, des arbres qui se demandent ce qu’ils fichent là. Elles pourraient aussi bien échanger leurs habitants. Pressés, les yeux rivés sur leur portable, qu’ils tiennent au creux de leur main telle une excroissance de leur chair, un casque sur les oreilles. Ils surgissent par grappes des bouches de métro et des bureaux pour s’engouffrer dans les buildings et les boutiques. Le soir venu, ils parcourent le chemin inverse. Jean n’a plus l’habitude de marcher. Son chauffeur le suit comme son ombre. La voiture défile devant les mêmes enseignes que dans les autres villes du XXIe siècle. Ce soir, ses associés l’emmèneront dîner dans un nouveau restaurant en se vantant d’avoir pu y réserver une table. Avant ses premiers voyages d’affaires, il se promettait de prolonger son séjour de quarante-huit heures, pour visiter. Seul. Il se promènerait à pied, utiliserait les transports en commun, ferait des haltes dans des cafés, au hasard. Il n’en a jamais rien fait. Jeune, il était débrouillard, aujourd’hui, c’est une autre histoire. Jean Beaumont est devenu un assisté.
Il se dirige vers sa voiture, puis revient sur ses pas et pénètre dans l’hôtel. Il sort de la poche de sa veste intérieure une enveloppe, qu’il confie au concierge. Pour Esther Urbain, à envoyer en France, en lettre prioritaire.

Esther à Jean
Lille, le 11 février 2019

Bonjour Jean,
Le portrait que vous brossez de vous n’est pas flatteur. Certes, vous faites preuve de franchise, mais ne noircissez-vous pas le tableau ?
Vous espérez qu’écrire vous aidera à mettre des mots sur vos émotions, à lutter contre l’indifférence. Je crois qu’en effet, nous pouvons nous reconstruire avec l’écriture. J’ose croire que vous y parviendrez.
Revenons à votre enfance, si vous le voulez bien. Si vous me trouvez indiscrète, n’hésitez pas à me l’indiquer. Je n’en prendrai pas ombrage, car je sais que je peux me montrer trop directe. C’est l’un des avantages (ou inconvénients ?) de la correspondance écrite, on ne voit pas l’agacement, la lassitude ou la colère chez son destinataire.
Pourquoi étiez-vous scolarisé dans un internat à Dijon ? Vous ne dites rien de vos parents, est-ce parce que vous avez été élevé par votre grand-mère ?
Je ne sais si vous connaissez les Hauts-de-France. C’est une région très intéressante et très attachante, qui fait de gros efforts, malgré ses difficultés économiques, pour se renouveler et innover. Lille est une ville très agréable à vivre. La gentillesse et la chaleur des gens du Nord ne sont pas une légende. J’aime ma région l’automne et l’hiver. La pluie et la brume, contrairement à bien d’autres régions françaises, lui siéent à merveille. Il suffit d’un rien – un ciel couleur gris plomb, des nappes de brouillard venues se poser sur les toits de la ville – pour lui donner un air mélancolique qui force mon admiration à chaque fois. Quand je peux, je m’installe pour lire au comptoir d’un café. L’été, je profite de la nature alentour, qui est ravissante et heureusement peu touristique – pourvu que ça dure ! Mes amis parisiens sont toujours étonnés quand je leur vante les beautés de cette campagne. C’est pourtant la stricte vérité.

À bientôt. Amicalement,
Esther
P-S : J’espère que vous avez compris, dans le mail que je vous ai envoyé, mes remarques à propos de votre premier courrier. Dites-moi si vous m’avez trouvée confuse. Prenons garde, vous comme moi, à bien séparer notre conversation de ce qui a trait stricto sensu à l’écriture.

Après la réunion au Hoxton, je ne suis pas rentrée directement à Lille. J’ai dormi chez Raphaël, mon cousin germain, boulevard Sébastopol. Il est bien plus que mon cousin. Mon frère, mon ami, mon soutien indéfectible. Nous sommes tous deux enfants uniques et quelques mois seulement nous séparent. Il vit à Paris, moi à Lille, mais nous avons passé de nombreuses vacances ensemble. Lui avec ses parents, moi avec mon père.
Raphaël m’avait prévenue qu’il rentrerait tard et laissé les clés sous le paillasson. Je m’étais promis de faire attention à ne pas tout déranger chez lui, mais en quelques heures, j’ai réussi à semer une pagaille monstre. Je ne m’en suis aperçu que le lendemain matin, quand il me l’a fait remarquer en faisant mine de m’étrangler et en ajoutant que ce désordre, il ne l’aurait accepté de personne d’autre. »

À propos de l’auteur
Les lettres d’EstherCécile Pivot © Photo Pascale Lourmand

Cécile Pivot est journaliste. Elle a déjà publié Comme d’habitude (Calmann-Lévy, 2017) et Lire! (Flammarion, 2018). Après Battements de cœur, son premier roman paru en 2019, elle publie Les lettres d’Esther. (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois