Ce qu’il faut de nuit

Ce qu’il faut de nuit

  RL2020  Ce qu’il faut de nuit   Ce qu’il faut de nuit

Sélectionné pour le Prix Stanislas, qui sera remis le 12 septembre au salon le Livre sur la Place de Nancy.

En deux mots:
Après le décès de son épouse, un père se retrouve seul pour élever ses deux fils. Frédéric et Gillou. Au cœur d’une Lorraine sinistrée, ils vont essayer de se tracer un avenir, mener des combats communs. Jusqu’au jour où Frédéric choisit de s’émanciper et part coller des affiches avec des militants d’extrême-droite.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Ses enfants après lui

Premier roman et première révélation de cette rentrée! Laurent Petitmangin inscrit ses pas dans ceux de Nicolas Mathieu et nous offre un roman d’hommes, âpre et douloureux au cœur d’une Lorraine meurtrie.

Après trois années à l’hôpital Bon-Secours et une chimio qui l’affaiblissait de plus en plus, la moman a fini par mourir. Son mari, le narrateur, s’est alors retrouvé seul avec ses deux fils, Frédéric – que tout le monde avait décidé d’appeler Fus comme ça à cause du fussball – et Gillou.
Leur quotidien tourne désormais autour de rituels qui peuvent sembler désuets, mais qui leur permettent de tenir debout, de tenir ensemble. Pour faire bouillir la marmite, le père travaille à la SNCF, à l’entretien des caténaires. Puis il passe des soirées à la Section, le local du parti socialiste où il y a de moins en moins de monde, les grands combats pour le charbon et l’acier ayant disparu avec les fermetures des sites et décourageant les militants les uns après les autres. L’union de la gauche était loin et on ne pouvait guère se réjouir d’être resté à la maison le soir des présidentielles. On n’avait pas voté Macron, pas plus que l’autre. Les jeunes ne rêvent plus de lendemains qui chantent. Ils sont résignés. Seuls une poignée d’entre eux acceptent de suivre les anciens, plutôt par affection que par conviction.
Le trio passe des vacances au camping de Grevenmacher sur les bords de la Moselle, une parenthèse enchantée avant de revenir à la dure réalité.
Fus, après avoir lâché les études, au rythme de l’aggravation de l’état de santé de sa mère, avait fini par décrocher une place dans un IUT et continuait sa carrière de footballeur, sous les yeux de son père qui l’accompagnait au stade tous les dimanches.
Gillou a suivi un parcours scolaire moins cahotique et, sur les conseils de Jeremy, le beau parleur de la section, envisage de faire l’ENA. Mais aura-t-il les moyens de ses ambitions?
Et comment leur belle entente survivra-t-elle à une séparation? Car déjà un gros coup de canif a déchiré leur contrat tacite. On a vu Fus coller des affiches avec l’équipe du FN. «Fus avait vingt-deux ans, ce n‘était plus un gosse. Que fabriquait-il avec ces fachos? Quand je lui avais demandé le soir, il n’en savait rien. Il accompagnait juste des potes, c’était la première fois qu’ils allaient coller, il voulait voir ce que ça faisait. J’avais eu beau penser à cette soirée, ruminer ce que j’allais faire, le gifler, aller à la bagarre avec lui, il n’y eut finalement rien. Rien du tout. Rien de ce que j’avais pu imaginer. Je n’étais plus d’attaque pour me le coltiner. Ce soir-là je m’étais senti infiniment lâche. Très vieux aussi.»
Avec l’incompréhension et la colère rentrée, un modus vivendi s’installe, même si la fêlure est là, doublée de honte et de culpabilité. «Désormais on allait devoir vivre avec ça, c’était ce qui me gênait le plus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c‘était fait: mon fils avait fricoté avec des fachos. Et d’après ce que j’en avais compris, il y prenait plaisir. On était dans un sacré chantier.»
Tandis que Gillou prend la direction de Paris avec Jeremy, Fus poursuit ses activités avec ses nouveaux amis. Jusqu’à ce jour funeste où tout va basculer.
Laurent Petitmangin a construit ce roman d’hommes sur le même terreau que celui de Nicolas Mathieu. Ce qu’il faut de nuit aurait du reste aussi pu s’appeler Leurs enfants après eux. L’analyse est la même, la plume tout aussi acérée, peut être trempée dans une encre un peu plus noire chez Laurent Petitmangin. Cette tragédie est construite dans un style sec, dans une langue épurée qui vous prend aux tripes. Le livre de poche et une dizaine pays ont déjà acquis les droits de ce premier roman dont j’imagine que nous n’avons fini d’entendre parler.

Ce qu’il faut de nuit
Laurent Petitmangin
La Manufacture de livres
Roman
192 p., 16,90 €
EAN 9782358876797
Paru le 20/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Lorraine, entre Villerupt et Audun-le-Tiche, Longwy, Metz, Thionville, Aubange, Mont-Saint-Martin, Woippy. On y évoque aussi Forbach et Sarreguemines ainsi que des vacances à Grevenmacher et des voyages à Paris

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est l’histoire d’un père qui élève seul ses deux fils. Les années passent et les enfants grandissent. Ils choisissent ce qui a de l’importance à leurs yeux, ceux qu’ils sont en train de devenir. Ils agissent comme des hommes. Et pourtant, ce ne sont encore que des gosses. C’est une histoire de famille et de convictions, de choix et de sentiments ébranlés, une plongée dans le cœur de trois hommes.
Laurent Petitmangin dans ce premier roman fulgurant, dénoue avec une sensibilité et une finesse infinies le fil des destinées d’hommes en devenir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Livres Hebdo (Alexiane Guchereau)
Actualitté (Victor de Sepausy)
Place des libraires (Catherine, librairie Montbarbon, Bourg-en-Bresse)
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Blog N’importe où hors du monde
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Pierre Fourniaud présente Ce qu’il faut de nuit © Production La Manufacture de livres

Le premier chapitre du livre
« Fus s’arrache sur le terrain. Il tacle. Il aime tacler. Il le fait bien, sans trop démonter l’adversaire. Suffisamment vicieux quand même pour lui mettre un petit coup. Parfois le gars se rebiffe, mais Fus est grand, et quand il joue il a un air mauvais. Il s’appelle Fus depuis ses trois ans. Fus pour Fußball. À la luxo. Personne ne l’appelle plus autrement. C’est Fus pour ses maîtres, ses copains, pour moi son père. Je le regarde jouer tous les dimanches. Qu’il pleuve, qu’il gèle. Penché sur la main courante, à l’écart des autres. Le terrain est bien éloigné de tout, cadré de peupliers, le parking en contrebas. La petite cahute qui sert aux apéros et à la remise du matériel a été repeinte l’année dernière. La pelouse est belle depuis plusieurs saisons sans qu’on sache pourquoi. Et l’air toujours frais, même en plein été. Pas de bruit, juste l’autoroute au loin, un fin ruissèlement qui nous tient au monde. Un bel endroit. Presque un terrain de riches. Il faut monter quinze kilomètres plus haut, au Luxembourg, pour trouver un terrain encore mieux entretenu. J’ai ma place. Loin des bancs, loin du petit groupe des fidèles. Loin aussi des supporters de l’équipe visiteuse. Vue directe sur la seule publicité du terrain, le kebab qui fait tout, pizza, tacos, l’américain, steak-frites dans une demi-baguette, ou le Stein, saucisse blanche-frites, toujours dans une demi-baguette. Certains, comme le Mohammed, viennent me serrer la main, « inch’Allah on leur met la misère, il est en forme le Fus aujourd’hui ? » et puis repartent. Je ne m’énerve jamais, je ne gueule jamais comme les autres, j’attends juste que le match se termine.

C’est mon dimanche matin. À sept heures, je me lève, je fais le café pour Fus, je l’appelle, il se réveille aussi sec sans jamais râler, même quand il s’est couché tard la veille. Je n’aimerais pas devoir insister, devoir le secouer, mais cela n’est jamais arrivé. Je dis à travers la porte : « Fus, lève-toi, c’est l’heure », et il est dans la cuisine quelques minutes après. On ne parle pas. Si on parle, c’est du match de Metz la veille. On habite le 54, mais on soutient Metz dans la région, pas Nancy. C’est comme ça. On fait attention à notre voiture quand on la gare près du stade. Il y a des cons partout, des abrutis qui s’excitent dès qu’ils voient un « 54 » et qui sont capables de te labourer la voiture. Quand il y a eu match la veille, je lui lis les notes du journaliste. On a nos joueurs préférés, ceux qu’il ne faut pas toucher. Qui finiront par partir. Le club ne sait pas les retenir. On se les fait sucer dès qu’ils brillent un peu. Il nous reste les autres, les besogneux, ceux dont on se dit vingt fois par match, vivement qu’ils dégagent, j’en peux plus de leurs conneries. À tout compter, tant qu’ils mouillent le maillot, même avec des pieds carrés, ils peuvent bien rester. On sait ce qu’on vaut et on sait s’en contenter. Quand je regarde Fus jouer, je me dis qu’il n’y a pas d’autre vie, pas de vie sur cette vie. Il y a ce moment avec les cris des gens, le bruit des crampons qui se collent et se décollent de l’herbe, le coéquipier qui râle, qu’on ne trouve pas assez tôt, pas assez en profondeur, cette rage gueulée à fond de gorge quand ils marquent ou prennent le premier but. Un moment où il n’y a rien à faire pour moi, un des seuls instants qui me restent avec Fus. Un moment que je ne céderais pour rien au monde, que j’attends au loin dans la semaine. Un moment qui ne m’apporte rien d’autre que d’être là, qui ne résout rien, rien du tout. Le match terminé, Fus ne rentre pas tout de suite. Je ne l’attends pas, il arrive qu’on a déjà presque fini de dîner avec son frère. « Gros,
tu me laveras les maillots ?
– Vas-y, et pourquoi je le ferais ?
– T’es mon petit frère, t’inquiète, je te revaudrai ça. »
Il prend son assiette, se sert et va s’installer devant les programmes de l’après-midi. À cinq heures, quand j’ai le courage, je vais à la section. Il y a de moins en moins de monde depuis qu’on n’y sert plus l’apéro. Ça devenait n’importe quoi, les gars ne travaillaient plus et attendaient juste qu’on sorte les bouteilles. On est quatre, cinq, rarement plus. Pas toujours les mêmes. Plus besoin de déplier les tables comme on le faisait vingt ans avant. La plupart ne travaillent pas le lundi. Des retraités, la Lucienne qui vient comme elle venait du temps de son mari, avec un gâteau qu’elle découpe gentiment. Personne ne parle, tant qu’elle n’a pas coupé huit belles parts, bien égales. Un ou deux gars au chômage depuis l’Antiquité. Les sujets sont toujours les mêmes, l’école du village qui ne va pas durer en perdant une classe tous les trois ans, les commerces qui se barrent les uns après les autres, les élections. Ça fait des années qu’on n’en a pas gagné une. Aucun de chez nous n’a voté Macron. Pas plus pour l’autre. Ce dimanche-là, on est tous restés chez nous. Un peu soulagés quand même qu’elle ne soit pas passée. Et encore, je me demande si certains, au fond d’eux-mêmes, n’auraient pas préféré que ça pète un bon coup. On tracte ce qu’il faut. Je ne crois pas que cela serve à grand-chose, mais il y a un jeune qui a le sens de la formule. Qui sait dire en une page la merde qui noie nos mines et nos vies. Jérémy. Pas le Jérémy. Jérémy tout court, car il n’est pas du coin et nous reprend à chaque fois avec notre manie de mettre des « le » ou des « la » partout. Ses parents sont arrivés il y a quinze ans, quand l’usine de carters a monté sa nouvelle ligne de production. Quarante embauches d’un coup. Inespéré. Si on l’a pas inaugurée vingt fois cette ligne, on l’a pas inaugurée. Toute la région, le préfet, le député, toutes les classes d’école sont venus lui faire des zigouigouis. Jusqu’au curé qui est passé plusieurs fois la bénir en douce. La journaliste du Répu n’en finissait pas de faire la route pour les raconter tous devant cette chaîne, symbole qu’on pouvait y croire. « La Lorraine est industrielle et elle le restera. » Une belle blonde qui faisait son métier proprement avec les mots d’espoir qui vont bien. C’est elle qui prenait aussi les photos, alors elle variait les poses, histoire que la page Villerupt – Audun-le-Tiche n’ait pas chaque jour la même gueule. Elle a mis du temps cette chaîne à se lancer, peut-être trop de temps. Le jour où on avait enfin formé les contremaîtres et les opérateurs, le jour où on avait enfin trouvé le moyen de traiter à peu près correctement le foutu solvant, rien du tout, quelques centilitres par jour qui s’échappaient et qui bloquaient l’accréditation, on était à nouveau en pleine crise, celle des banques, celle qui allait achever la ligne et ses résidus en deux coups les gros. L’usine aurait pu cracher des matières radioactives, je ne pense pas mentir en disant que le village n’en avait rien à faire, qu’on aurait préféré boire une eau de chiottes plutôt que de retarder encore le lancement de cette ligne. Il n’y avait pas eu de débat à la section, on n’était pas encore très écolos à l’époque. On ne l’est toujours pas d’ailleurs. Jérémy faisait partie de la classe printemps, comme on l’avait appelée alors. Une vingtaine de gamins qui étaient arrivés en mars-avril avec les parents tout juste embauchés et qui avaient réamorcé une classe supplémentaire de cours élémentaire et une de cours moyen dès la rentrée suivante. Il a vingt-trois ans, Jérémy, un an de moins que Fus. Au début, les deux-là ont été potes. Fus l’aimait bien. Il nous l’a ramené à la maison plusieurs fois. Et pourtant il ne ramenait pas beaucoup de monde chez nous. Je pense qu’il avait un peu honte. De sa mère qui pouvait à peine quitter le lit. De moi peut-être. Quand Jérémy venait, c’était une belle journée pour ma femme. Si elle en avait la force, elle se levait et leur faisait des gaufres ou des beignets. Elle râlait un peu auprès de Fus en disant qu’il aurait dû prévenir, qu’elle aurait fait la pâte plus tôt, la veille, que ç’aurait été bien meilleur, mais elle finissait par les faire ses beignets, croustillants, glacés de sucre. Il y en avait le soir pour le souper et encore un saladier plein pour le lendemain. Jérémy et Fus se sont vus jusqu’au collège. Et puis Fus a commencé à moins bien travailler. À piocher. À ne pas aller en cours. Il avait des excuses toutes trouvées. L’hôpital. Sa mère. La maladie de sa mère. Les rares embellies dont il fallait profiter. Les derniers jours de sa mère. Le deuil de sa mère. Trois ans de merde, sixième-cinquième-quatrième, où il m’a vu totalement impuissant. N’arrivant plus à y croire. Ayant perdu toute foi dans une rémission qui ne viendrait plus. Même pas capable d’arrêter de fumer. Plus capable de m’asseoir à côté de lui, quand il était en larmes sur son lit, plus capable de lui mentir, de lui dire que cela allait bien se passer pour la moman, qu’elle allait revenir. Juste capable de leur faire à manger, à lui et à son frère. Juste capable de me reprocher d’avoir eu ces enfants bien trop tard. On avait déjà trente-quatre ans tous les deux quand notre Gillou est né. En troisième, Fus n’y arrivait plus. Il a largué les derniers copains du bon temps. Le temps où les maîtres des petites classes l’aimaient bien. Ceux au collège ont eu beaucoup moins de patience. Ils ont fait comme si de rien n’était. Comme si le gamin ne passait pas ses dimanches à Bon-Secours. Au début, il prenait ses devoirs à l’hôpital, puis il a fait comme moi, il s’est juste assis près du lit, il a regardé le lit, sa mère dans le lit, mais surtout le lit, les draps, comment ils étaient agencés. Les petits défauts dans la trame à force de les faire bouillir et de les passer à la Javel. Pendant des heures. C’était dur de regarder la moman, elle était devenue laide. Quarante-quatre ans. On lui en aurait donné vingt, trente de plus. Parfois les infirmières la maquillaient un peu, mais elles ne pouvaient pas cacher le jaune ocre qui prenait semaine après semaine son visage mal endormi, et surtout ses bras qui sortaient du drap, déjà en fin de vie. Comme moi, il a dû parfois souhaiter de ne pas y aller à Bon- Secours, qu’il y ait un dimanche normal, ou au contraire quelque chose de bien exceptionnel qui nous aurait empêchés de faire la route, mais ça n’arrivait jamais, on n’avait rien de mieux, rien de plus urgent à faire, alors on allait voir la moman à l’hôpital. Il n’y a que notre Gillou qu’on s’arrangeait de laisser parfois aux voisins pour l’après-midi. Sur le coup des huit heures, après le service du souper, on sortait soulagés d’y être allés. Parfois, l’été, contents d’avoir ouvert la fenêtre. D’avoir profité d’une de ces heures où elle était bien consciente et d’avoir écouté avec elle les bruits de la cour. On lui mentait, on lui disait qu’elle avait meilleure mine et que le professeur, croisé dans le couloir, avait l’air content. J’aurais quand même dû le pousser. Je l’ai regardé dégringoler petit à petit. Ses carnets étaient moins bons, mais qu’est-ce que ça pouvait faire ? Mon peu d’énergie, je l’ai gardé pour continuer à travailler, continuer à faire bonne figure devant les collègues et le chef, garder ce foutu poste. Faire gaffe, crevé comme je l’étais, un peu chlasse parfois, de ne pas faire une connerie. Faire gaffe aux courts-jus. Faire gaffe aux chutes. C’est haut une caténaire. Revenir entier. Car il fallait bien nourrir mes deux zèbres, tenir bon sans boire jusqu’à ce qu’ils se couchent. Et puis me laisser aller. Pas toujours. Souvent quand même. Voilà comment ont filé ces trois ans. Bon-Secours, le dépôt SNCF de Longwy, parfois celui de Montigny, la ligne Aubange – Mont-Saint-Martin, le triage de Woippy, le pavillon, la section et de nouveau Bon-Secours. Et puis les découchés à Sarreguemines et à Forbach, m’organiser avec les voisins pour qu’ils gardent un œil sur le Gillou et Fus. Fus qui devait faire à manger, les boîtes préparées, juste à les réchauffer : « Tu fais attention, tu n’oublies pas le gaz, va pas nous mettre le feu à la maison. Vous couchez pas trop tard, si tu as besoin tu vas voir chez le Jacky, ils savent que vous êtes seuls ce soir. » Fus grand dès ses treize ans. Charge d’homme. Un bon gars, la maison était toujours nickel quand je rentrais le lendemain. Pas une fois, il n’eut à aller voir le Jacky. Même quand la grêle avait explosé la verrière de la cuisine, des cailloux gros comme le poing. Même quand Gillou n’arrivait pas à dormir, qu’il avait peur, qu’il voulait sa mère. Fus s’en était toujours débrouillé. Il faisait ce qu’il fallait. Il parlait à Gillou, le réveillait le lendemain, lui préparait son déjeuner. Et trouvait encore le temps de nettoyer derrière lui. Dans d’autres circonstances, ç’aurait été l’enfant modèle, vingt fois, cent fois, mille fois récompensé. Là, avec ce qui se passait, ça ne m’était jamais venu à l’idée
de lui dire merci. Juste un « ça s’est bien passé, pas de bêtises ? On ira à Bon-Secours dimanche ». La moman, elle, savait s’en occuper, de Fus et de Gillou. Elle allait à toutes les réunions de l’école, insistait pour que je pose un jour de congé et que je vienne aussi. Nous étions toujours les premiers, au premier rang, coincés derrière les petits pupitres des enfants. Attentifs aux conseils de la maîtresse. La moman prenait des notes qu’elle relisait aux enfants le soir. Elle avait inscrit Fus au latin, parce que c’étaient les meilleurs qui faisaient latin, ça servait à bien comprendre la grammaire, c’était de l’organisation, comme les mathématiques. Latin et allemand. Ils auraient le temps de faire de l’anglais en quatrième. Elle avait de l’ambition pour les deux. « Vous serez ingénieurs à la SNCF. C’est des bonnes places. Médecins aussi, mais surtout ingénieurs à la SNCF. » Quand on avait découvert la maladie, elle m’en avait reparlé de l’avenir des enfants, mais c’était au début. Je n’y croyais pas à ce cancer, elle non plus, je crois. Je l’avais laissée dire sans prêter attention, puis elle s’était effondrée assez rapidement dans la souffrance et elle n’était plus revenue dessus. Les dernières semaines, quand elle savait que c’était fini, elle n’avait pas fait le tour de sa vie et s’était abstenue de tout conseil. Elle s’était contentée de nous regarder, le peu de temps où elle était consciente. Juste nous observer, sans même nous sourire. Elle ne m’avait rien fait promettre. Elle nous avait laissés. Elle s’était démenée pendant trois ans avec son cancer. Sans jamais dire qu’elle allait s’en sortir. La moman n’était pas bravache. Une fois, je lui avais dit :
« Tu vas le faire pour les enfants.
– Je vais déjà le faire pour moi », qu’elle m’avait répondu.
Mais je crois qu’elle énervait les médecins, pas assez motivée, pas assez de gueule en tout cas. Ils attendaient qu’elle se rebiffe, qu’elle dise comme les autres, qu’elle allait lui pourrir la vie à ce cancer, le rentrer dans l’œuf. Mais elle ne le disait pas. Un truc de film, un truc pour les autres. Comme les dernières recommandations. Trop pour elle. C’était pas la vraie vie, pas comme ça que sa vie était faite en tout cas. Alors, personne à son enterrement ne m’avait parlé de son courage. Pourtant trois ans d’hôpital, de chimio, trois ans de rayons. Les gens m’avaient parlé de moi, des enfants, de ce qu’on allait faire maintenant, presque pas d’elle. On aurait dit qu’ils lui en voulaient un peu de sa résignation, d’avoir donné une si piètre image. Le professeur avait juste haussé les épaules quand je lui avais demandé comment s’étaient passées les dernières heures. « Comme les jours d’avant, pas plus pas moins. Vous savez, monsieur, votre femme ne s’est jamais réellement révoltée contre sa maladie. Ce n’est pas donné à tout le monde. Je ne vous dis pas d’ailleurs que cela aurait changé quelque chose, nul ne peut savoir à vrai dire. » Voilà l’oraison. Même le curé avait eu du mal. Il ne nous connaissait pas trop. On n’allait pas à la messe, mais la moman voulait un petit quelque chose, enfin j’avais imaginé, on n’en avait guère parlé. Je m’étais dit que ça marquerait le coup de passer à l’église. Pas envie qu’elle parte comme ça, si vite. Pour les enfants aussi, c’était mieux, plus correct. Au sortir du cimetière, un jeune, le fils d’un des gars de la section, m’avait abordé. Il s’était excusé d’être arrivé en retard, mais ça roulait mal depuis la sortie de la nationale.
Il m’avait proposé une cigarette.
Gillou était déjà rentré avec le Jacky. Fus ne m’avait pas lâché de toute la cérémonie, plein de tristesse, pénétré par cette journée. Voyant que nos cigarettes s’enchaînaient, il avait fini par s’asseoir sur le banc de pierre en haut du cimetière. Il regardait les terrassiers s’activer sur la tombe de la moman, pour terminer avant la nuit. Moi, j’étais avec le jeune, au bout du terrain, là où il y avait encore de la place pour trois pleines travées, un coin bien vert, en surplomb de la vallée, un bel endroit, dommage qu’il soit si près de toute cette mort. Nous discutions de tout et de rien. Je savais que les autres m’attendaient au bistro pour le café et les brioches que j’avais commandés la veille. Mais j’avais plaisir à fumer avec ce jeune gars comme si de rien n’était. Soulagé que cette journée soit finie, content qu’il ne se soit rien passé. De quoi avais-je eu peur ? Qu’est-ce qui pouvait bien arriver le jour d’un enterrement ? Soulagé quand même. Parcouru de pensées vides, de questions aussi inutiles qu’indispensables qui allaient rythmer désormais ma vie. Qu’est-ce que j’allais leur faire à manger ce soir ? Qu’est- ce qu’on ferait dimanche ? Où étaient rangées les affaires d’hiver? »

Extraits
« Le Bernard avait simplement continué: «Te bile pas, c’est des conneries de jeunes. Faudrait juste pas qu’il tombe mal. Tu les connais chez nous, il y en a des teigneux qui n’hésiteraient pas à cogner, même sur ton fils.» Et en me donnant une grosse bourrade: «Si c’est pas malheureux de retourner comme ça la tête des gosses», qu’il avait conclu. Fus avait vingt-deux ans, ce n‘était plus un gosse. Que fabriquait-il avec ces fachos?
Quand je lui avais demandé le soir, il n’en savait rien. Il accompagnait juste des potes, c’était la première fois qu’ils allaient coller, il voulait voir ce que ça faisait. J’avais eu beau penser à cette soirée, ruminer ce que j’allais faire, le gifler, aller à la bagarre avec lui, il n’y eut finalement rien. Rien du tout. Rien de ce que j’avais pu imaginer. Je n’étais plus d’attaque pour me le coltiner. Ce soir-là je m’étais senti infiniment lâche. Très vieux aussi. » p. 59

« Est-ce qu’on est toujours responsable de ce qui nous arrive? Je ne me posais pas la question pour lui, mais pour moi. Je ne pensais pas mériter tout ça, mais peut-être que c’était une vue de l’esprit, peut-être que je méritais bel et bien tout ce qui m’arrivait et que je n’avais pas fait ce qu’il fallait. » p. 128

« Putain, il était où le militant facho sûr de son fait? Je ne voyais qu’un pauvre type, comme moi, tout aussi décontenancé. «On est bien rendus, hein, avec leurs conneries», qu’il m’avait dit. Et les conneries, dans sa bouche – je ne crois pas me tromper en le disant –, ce n’étaient pas celles de nos enfants, surtout pas, c’était quelque chose de bien plus haut, de plus insaisissable, qui nous dépassait et dans les grandes largeurs encore. À la limite, c’étaient nos conneries à nous, tout ce qu’on avait fait et peut-être, en premier lieu, tout ce qu’on n’avait pas fait. » p. 170

À propos de l’auteur
Ce qu’il faut de nuitLaurent Petitmangin © Photo DR

Laurent Petitmangin est né en 1965 en Lorraine au sein d’une famille de cheminots. Il passe ses vingt premières années à Metz, puis quitte sa ville natale pour poursuivre des études supérieures à Lyon. Il rentre chez Air France, société pour laquelle il travaille encore aujourd’hui. Grand lecteur, il écrit depuis une dizaine d’années. Ce qu’il faut de nuit est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois