INTERVIEW – Luigi Critone: « Je suis fan du travail de Gipi depuis toujours »

INTERVIEW – Luigi Critone: « Je suis fan du travail de Gipi depuis toujours »

« Aldobrando » est l’un des plus beaux romans graphiques sortis depuis le début de l’année. C’est une fable universelle et intemporelle, peuplée de personnages savoureux dignes de « Game of Thrones ». C’est aussi un récit d’initiation à la fois drôle et poignant, réalisé de main de maître par deux grands auteurs italiens: Gipi au scénario, et Luigi Critone au dessin. Après avoir étudié l’art à Rome puis la bande dessinée à Florence, ce dernier s’impose de plus en plus comme l’un des grands dessinateurs transalpins de sa génération. Nous avons profité de son passage récent à Bruxelles pour lui poser quelques questions.

Il est né comment, ce projet?

A la base, c’est une proposition qui vient de Gipi, sur base d’un jeu de société qu’il a créé et qui s’appelle « Bruti ». Il y a quatre ou cinq ans, il avait commencé lui-même à raconter et à dessiner l’histoire d’un des personnages de ce jeu, qui s’appelle Aldobrando. Il avait fait un récit de quelques pages, qui était une sorte d’introduction à l’univers et aux personnages du jeu. C’était presque un gadget du jeu de rôle. Puis, à un moment donné, il m’a demandé si je voulais le dessiner.

Pourquoi? Parce que lui-même n’avait pas le temps?

Je pense que c’est parce qu’il s’est rendu compte que cela allait lui demander un travail qui est un peu différent de ce qu’il a l’habitude de faire. Il travaille souvent dans l’urgence, avec une grande intensité, alors que dans ce cas-ci, il s’agit d’une histoire plus classique. C’est pour ça qu’il a pensé à moi. On se connaît depuis longtemps et je suis fan de son travail depuis toujours. Ca m’a donc fait très plaisir. J’ai dit oui tout de suite!

Vous avez été surpris quand il vous a contacté pour vous proposer ce projet?

Oui, ça m’a surpris, parce qu’il m’avait toujours dit qu’il n’allait jamais travailler avec quelqu’un d’autre. Je n’aurais donc jamais osé lui proposer une collaboration de ma propre initiative. J’avoue que sur le moment même, j’étais très heureux mais en même temps, je me suis demandé si ça allait vraiment se concrétiser. Mais on a commencé à travailler sérieusement sur le projet, ensuite on a trouvé un éditeur en France et finalement, tout s’est bien passé.

L’album est sorti simultanément en Italie?

Non, il n’est pas encore sorti en Italie parce que Gipi vient de publier un nouveau livre là-bas. Du coup, l’éditeur italien a décidé d’attendre un peu. Les lecteurs de la version française sont donc les premiers à découvrir « Aldobrando ».

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En tant que dessinateur lui-même, Gipi avait forcément un avis sur votre travail, non?

Oui bien sûr, d’autant plus que lui-même avait déjà dessiné certaines planches. Cela m’a un peu intimidé au début, mais ça m’est passé assez rapidement. On a trouvé naturellement une manière de travailler ensemble. Lui écrivait le scénario de manière cinématographique, c’est-à-dire sans découpage. Ensuite, moi j’écrivais le story-board et j’en discutais avec lui. Enfin, je m’occupais tout seul de la réalisation des pages. Du coup, chacun avait son espace. L’avantage de travailler avec un scénariste qui est aussi dessinateur, c’est qu’il comprend bien les exigences de liberté du dessinateur. Ca s’est passé de manière très fluide, sans accrocs ni incompréhensions.

Est-ce que le scénario de l’album a encore bougé en cours de route?

Il a un peu évolué par rapport à la toute première version, dont l’idée était d’accompagner Aldobrando jusqu’à l’âge qu’il a dans le jeu de société, c’est-à-dire une quarantaine d’années. Au fur et à mesure des modifications, Gipi a raccourci la durée de l’histoire pour aboutir à une version finale que je trouve très juste. A la base, la BD « Aldobrando » ne devait être qu’une extension du jeu, mais elle a fini par vivre sa propre vie. C’est devenu une histoire totalement indépendante du jeu.

Si vous deviez résumer « Aldobrando » en une minute, qu’est-ce que vous diriez?

C’est l’histoire d’un jeune garçon qui vit en-dehors du monde et qui, un jour, se retrouve catapulté dans le monde extérieur. Il découvre alors tous les aspects de la vraie vie, les bons comme les mauvais. Au début, il est dans les nuages et il fait ce qu’on lui dit de faire. Il n’est pas capable de mentir, ni d’avoir une quelconque stratégie pour affronter le monde. Mais petit à petit, il apprend à mentir et à planifier et il comprend que les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent.

Une question me taraude: pourquoi est-ce qu’Aldobrando ne dit pas que c’est Gennaro qui a tué le prince, au lieu de se faire accuser à tort d’un meurtre qu’il n’a pas commis?

Justement, c’est la première fois où il ment. C’est une découverte pour lui, même s’il vit un conflit intérieur. Après le mensonge, il découvre également l’amour, puis la violence. Ce qui est intéressant dans le scénario, c’est qu’on vit ça en même temps que lui. On l’accompagne depuis le début et on découvre le monde à travers ses yeux. D’un point de vue purement technique, ça favorise clairement l’identification avec le personnage. Avec lui, on découvre petit à petit ce royaume un peu farfelu.

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Votre BD est-elle une fable philosophique?

C’est ce qu’on appelle un roman de formation. On est dans une structure assez classique, avec un héros qui voyage, un maître, un mauvais compagnon, un adversaire. Les personnages qu’Aldobrando croise sur sa route sont tous des archétypes. Du point de vue philosophique, j’aime beaucoup la scène qui se déroule dans la Fosse. Tous les personnages se retrouvent là de façon assez théâtrale et la scène dure 30 pages, mais finalement il ne se passe pas grand-chose. C’est intéressant parce qu’on s’attend à une grosse baston, mais en réalité ça ne se passe pas vraiment comme ça. A la place, tout le monde discute tout le temps. Je trouve ça à la fois comique et très efficace.

A quel personnage de la BD est-ce que vous vous identifiez le plus?

C’est la grosse question! On a tous une partie de chacun des personnages en nous, que ce soit le côté naïf d’Aldobrando ou le côté plus méchant du roi. Cela dépend des cas. Pour moi, les personnages sont en tout cas l’élément le plus intéressant de cette bande dessinée.

L’action se situe dans une époque et un pays indéterminés. En dessinant, vous pensiez à quoi? Au Moyen-âge? A la Toscane?

J’ai imaginé un Moyen-âge librement interprété, un peu rural. Il faut savoir que je viens du sud de l’Italie. Les paysages ressemblent un peu à ceux du centre et du sud de l’Italie, mais sans être spécifiques. Je ne voulais pas quelque chose de spectaculaire, je voulais un petit royaume un peu provincial.

Pour imaginer les têtes des personnages, vous avez pensé à des gens en particulier?

Quand je crée des personnages, cela se fait de manière très irrationnelle. En-dehors de quelques personnages qui avaient déjà été dessinés par Gipi pour le jeu de société, comme Gueulevice, j’ai imaginé tous les autres personnages en cherchant une représentation graphique qui me parle. Le Roi, par exemple, est un gros bébé. Un personnage que j’adore particulièrement, c’est Paperasse, le vieux secrétaire du Roi.

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Il y a un contraste énorme entre la beauté des personnages féminins et le côté plus brut de certains personnages masculins. C’est voulu?

C’est vrai qu’il manque un personnage féminin un peu plus brut. J’ai fait une proposition à Gipi pour en insérer un, mais ça n’a pas marché. Dans la scène de la Fosse, on a quand même décidé de transformer le chef des assassins en une cheffe des assassins mais au final, elle n’est pas vraiment moche non plus.

Dans « Je, François Villon », vous étiez entièrement aux commandes. Par contre, pour « Aldobrando » et pour « Le Scorpion », votre prochain album, vous avez choisi de travailler avec un scénariste. Qu’est-ce que vous préférez?

Le livre sur Villon a été une expérience très enrichissante pour moi, mais pour l’instant, je ne me sens pas du tout prêt à travailler sur un scénario que j’aurais écrit à partir de zéro. Il ne faut pas oublier que « Je, François Villon » était l’adaptation d’un roman. Ce qui me passionne le plus, c’est le dessin. Pour moi, c’est quelque chose de très naturel, ça vient tout seul. Je suis aussi très intéressé par la narration. La BD sur Villon a été géniale pour ça, parce que l’histoire était déjà là, mais je devais la raconter à nouveau. La réinterpréter avec un nouveau langage. Par contre, ce que je n’ai plus envie de faire, c’est de travailler avec des scénaristes qui sont trop précis. C’était le cas avec Alain Ayrault, par exemple, qui faisait lui-même le story-board. Ca a été une expérience géniale, parce que ça m’a appris énormément de choses, mais je ne me sens plus du tout prêt à travailler de cette manière. Quelqu’un comme Stephen Desberg, avec qui je planche sur « Le Scorpion », me laisse beaucoup plus de place pour créer les pages comme je le souhaite.

Justement, comment se passe votre travail sur « Le Scorpion »? Ce n’est pas trop difficile de succéder à un dessinateur comme Enrico Marini?

C’est forcément un travail différent de l’album « Aldobrando », sur lequel j’avais une liberté totale. Sur « Le Scorpion », c’est un peu plus une liberté surveillée. Heureusement, l’éditeur m’a dit tout de suite qu’il ne voulait pas que je fasse du Marini. Stephen Desberg me pousse d’ailleurs à donner ma propre interprétation du personnage, même si les traits doivent bien sûr rester ressemblants et que l’univers doit rester cohérent. En même temps, Marini et moi venons un peu de la même école de dessin assez classique et assez réaliste. Il y a un lien assez fort entre nos deux styles. On a l’avantage également de partir sur un nouveau cycle, qui ne se déroule pas à Rome et dans lequel il y a des nouveaux personnages qui apparaissent.

Du coup, vous êtes partis pour quelques années de Scorpion? Ou est-ce que vous avez encore d’autres projets à côté?

Il y a deux albums du « Scorpion » qui sont prévus à ce stade-ci. Après, on verra bien. Soit j’enchaîne directement avec la suite du « Scorpion », soit je pars sur autre chose et puis je reviens éventuellement vers le « Scorpion » par après.

Quelles sont vos influences en tant que dessinateur?

C’est une question à laquelle j’ai toujours beaucoup de mal à répondre, parce qu’il y a tellement d’auteurs qui m’ont influencé. Je lis moins de bandes dessinées qu’avant, mais par contre, j’ai commencé à en lire très tôt, vers quatre ou cinq ans. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à rêver de devenir un jour auteur de BD. Parmi les derniers livres qui m’ont passionné, j’ai adoré « La saga de Grimr » de Jérémie Moreau, qui a été une vraie surprise pour moi. Un autre livre auquel je reste très attaché, c’est la saga « Isaac le Pirate » de Christophe Blain. Lorsque j’ai découvert cette BD lors de ma première venue à Angoulême, j’ai vraiment été émerveillé.

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