Je ne connaissais rien de C.E Morgan au moment de me lancer dans ce premier roman. Je ne savais pas que son second roman, Le sport des rois, était paru l’an dernier et avait soulevé un enthousiasme quasi général. Du coup je suis parti sur une fausse piste. Je me suis dit que j’avais fait une mauvaise pioche, que Gallimard se mettait maintenant à imiter Harlequin, que le beau pasteur et la pauvre fille délaissée allaient finir par se tamponner allègrement dans l’allée centrale de l’église pendant que le soleil passant à travers les vitraux illuminerait leurs corps fiévreux de désir et que l’eau de rose dégoulinerait ensuite à chaque page jusqu’à me filer la nausée.
Et bien en fait pas du tout. Déjà parce qu’il n’y a pas de vitraux dans l’église mais surtout parce que l’histoire d’amour se joue bien entre Aloma et Orren. Avec tout ce que cela implique de difficultés entre une femme rêvant d’émancipation et un homme enfermé dans sa douleur depuis la perte des siens. Des êtres désaccordés au possible et pourtant viscéralement attachés l’un à l’autre qui peinent à exprimer leurs émotions.
C.E. Morgan ne donne pas dans le sentimentalisme. Elle brosse un portrait de femme touchant dans une Amérique rurale sclérosée par des siècles de patriarcat. La focalisation sur Aloma est totale, extrêmement intime. Du sacrifice pour Orren et son projet de vie sans avenir à l’éveil d’une conscience lui autorisant l’espoir de forcer les barreaux de cette prison à ciel ouvert où elle a accepté de se laisser enfermer, le chemin vers la liberté est tracé pas à pas. Solitude, frustration, désir ou colère, Aloma dévoile au fil du temps un tempérament complexe et bien moins docile que les apparences ne le laissent penser.
Un très beau texte, tout en pudeur et en sensibilité.
Tous les vivants de C.E. Morgan (traduit de l’anglais par Mathilde Bach). Gallimard, 2020. 240 pages. 19,00 euros.