"J'en ai marre qu'on me sous-estime. Qu'on me piétine. Qu'on m'insulte. Je ne suis PAS FAIBLE. Je suis REDOUTABLE. Mentalement et physiquement. Il n'y a pas plus puissant que moi".

Le polar se féminise et c'est une excellente nouvelle. Je ne parle pas des écrivains de polar, mais des personnages : de plus en plus de séries mettent en scène des héroïnes, des femmes flics à des postes et des fonctions importantes et qui sont tout aussi douées que leurs homologues masculins. Ce blog vous a déjà proposé quelques exemples ces derniers jours, en voici un nouveau, avec la deuxième enquête de la DCI Erika Foster, imaginée par Robert Bryndza. Après une arrivée mouvementée à Londres dans "La Fille sous la glace", il va encore lui falloir donner de son temps et de sa personne pour comprendre une série de crimes à la mise en scène bien particulière... "Oiseau de nuit" (aux éditions Belfond ; traduction de Chloé Royer) se déroule dans une atmosphère bien différente de la première enquête, avec une DCI Foster qui, petit à petit, trouve sa place, s'impose, mais reste fragile... A elle de s'affirmer, de montrer qu'elle est à sa place, mais pas de la même manière que le tueur qu'elle traque...

Par une soirée de juin chaude et moite jusqu'à en paraître étouffante, Estelle Munro se rend chez son fils, un médecin, dont elle surveille la maison et nourrit le chat en son absence. A l'intérieur, la chaleur est insupportable et l'électricité est coupée. Sans doute les plombs, ce n'est pas la première fois qu'ils sautent quand Gregory n'est pas là.
Estelle remet le courant, découvrant, un peu surprise, que le disjoncteur principal avait été volontairement débranché. Mais, le plus étrange, c'est l'odeur bizarre qu'elle sent, lorsque la clim se remet en marche... Une puanteur qui vient manifestement de l'étage et que la vieille dame ne parvient pas à identifier.
Jusqu'à ce qu'elle ouvre la porte de la chambre de son fils...
La DCI Erika Foster est appelée sur place, alors qu'elle dîne chez Isaac Strong, le légiste. Ca tombe bien, ils se rendent ensemble à l'adresse du docteur Gregroy Munro, où il découvre le cadavre d'un homme allongé sur un lit. Il est nu, ses poignets sont attachés à la tête de lit et un sac plastique couvre son visage... Sa mère l'a reconnu avant de se trouver mal : c'est bien son fils.
Médecin généraliste, connu et apprécié dans son quartier, récemment séparé de son épouse, Gregory Munro est donc mort dans des conditions un peu... particulières. Si la première impression laisse penser à un jeu sexuel qui aurait mal tourné (volontairement ou non, cela reste à déterminer), il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions.
Car certains détails ne collent pas, d'autres indices pourraient indiquer que le Dr Munro avait quelques secrets, y compris pour sa mère... Et puis, il y a de possibles traces d'infraction... Rapidement, l'idée que Gregory Munro était homosexuel et qu'il a été tué pour cette raison apparaît comme une évidence pour la plupart des enquêteurs. Avec les préjugés qui vont avec...
Mais Erika Foster n'est pas d'accord avec cette interprétation trop hâtive de la scène de crime. Ou du moins, elle voudrait avoir des éléments plus substantiels pour parvenir à cette conclusion. Quant à son supérieur, le superintendant Marsh, il est déjà dans tous ses états : un crime homophobe dans un quartier résidentiel, c'est le scandale assuré, le buzz, la une partout, le truc ingérable...
Tandis que Erika et son équipe, Moss et Peterson, qui sont aussi ses deux principaux alliés depuis sont retour délicat à Londres quelques mois auparavant, essaye de dresser le portrait de Gregory Munro et que rien ne colle avec ce qu'ils ont découvert chez lui sur la scène de crime, un événement va changer radicalement la donne.
Jack Hart est une célébrité. Un animateur de talk show, émue de Jerry Springer, dont l'émission quotidienne à la télé fait régulièrement parlé d'elle. Pardon, "faisait"... Car si Hart va faire la une cette fois, ce n'est pas pour une énième provocation grotesque, mais parce qu'il est mort. On l'a retrouvé sur son lit et, à quelques détails près, cette nouvelle scène de crime ressemble à celle du Dr Munro...
Pour Marsh, qui ne craignait rien plus que l'effervescence médiatique, voilà la pire des nouvelles ! Une victime médiatique et sulfureuse, une scène de crime choquante, une situation qui va forcément devenir une intarissable source de ragots... Et des paparazzi près à toutes les acrobaties (et accessoirement les délits) pour obtenir un scoop...
Pour cette nouvelle enquête (qui date un peu, oui, je sais, j'ai plein de retard, mais je rattrape, je rattrape, et la nouvelle nouvelle enquête arrive dans quelques jours), Erika Foster va donc devoir traquer ce qui semble bien être un tueur en série. Oui, mais voilà, s'il y a un mode opératoire apparemment commun, la victimologie, elle, paraît sans queue ni tête.
Et comme vous l'aurez compris, les conditions particulières de ces crimes ne vont pas faciliter l'enquête, en tout cas la sérénité nécessaire à sa conduite. Une nouvelle fois, Erika Foster doit faire face à des pressions dont elle n'a que faire, mais qui pourraient lui coûter cher. La DCI a des comptes à rendre, même si cela ne correspond pas vraiment à son côté électron libre.
Dans "La Fille sous la glace", Erika Foster revenait aux affaires après un drame personnel. Sa mutation à Londres s'était passé difficilement, la jeune femme doutait beaucoup d'elle-même, souffrant encore beaucoup d'un traumatisme récent, l'accueil qu'on lui avait réservé n'était guère rassurant et ses méthodes pas franchement appréciées...
Dans "Oiseau de nuit", la situation a évolué, mais on ne va pas dire qu'elle est encore parfaite. La douleur s'atténue, Erika Foster a retrouvé un certain équilibre dans sa vie personnelle, mais aussi professionnelle. Cela reste fragile, elle est encore assez isolée, comptant ses amis, dont Isaac Strong, sur les doigts d'une main, mais elle a gagné en confiance de la part de ses collègues.
La relation avec le superintendant Marsh connaît des hauts et des bas. Elle est un flic de terrain, dont le seul objectif est de mener des enquêtes, de découvrir la vérité et d'arrêter les coupables. Tout le reste, la gestion du temps, des médias, des politiques, ce n'est pas son problème, mais celui de Marsh, et ces deux visions sont forcément incompatibles.
On le voit d'ailleurs très vite dans "Oiseau de nuit", lorsque Erika revient de la maison du Dr Munro. Marsh a lu les premiers rapports et son opinion est déjà faite : crime de haine à caractère homophobe... Mais, derrière ces mots, ce qui semble l'ennuyer plus particulièrement, c'est le ramdam que tout cela va entraîner, et non le sens de ces mots...
Erika n'est pas sur la même longueur d'ondes. D'abord parce que l'empathie fait partie de son métier, mais aussi parce qu'elle n'est pas du tout persuadée que le meurtre du Dr Munro soit effectivement un crime homophobe... Elle l'a d'ailleurs clairement indiqué dans son, mais cela a visiblement échappé à Marsh lorsqu'il l'a lu (s'il l'a lu)...
Pour Erika, le temps est une ressource indispensable pour mener à bien une enquête. Mais, ce temps est conditionné au contexte, au bruit que fait l'affaire, aux ordres que reçoit Marsh... A chaque nouveau crime, le délai se réduit, alors qu'au contraire, il faudrait plus de temps pour recouper les indices et les témoignages. Situation insoluble...
Il va falloir du flegme et de la ténacité pour réussir à découvrir le fin mot de cette affaire. Et aussi quelques risques, mais  Erika Foster devient coutumière du fait... Parce que les apparences sont toujours trompeuses, les préjugés aveuglent et les certitudes empêchent de réfléchir. Autant d'obstacles qui nuisent au travail des policiers...
Entre les deux premières enquêtes de Robert Bryndza, un autre élément change, et du tout au tout : le climat. Dans "La Fille sous la glace", l'hiver glacial jouait un rôle important, pour "Oiseau de nuit", c'est cette canicule interminable et arrivée très tôt cet été-là, qui ne facilitent pas les choses. C'est pénible, épuisant et ça aliment la nervosité...
Je n'ai pas encore évoqué la construction du roman, il faut le faire, sans trop entrer dans le détail. L'enquête menée par Erika Foster n'est pas le seul fil que l'on suit. Apparaissent des conversations en ligne, dans lesquelles on découvre le pseudo "Night Owl", qui va donner son titre à la version française du roman.
Et puis, il y a un autre fil narratif que je signale sans en dire plus. Tout simplement parce qu'il arrive sans qu'on sache comment l'interpréter et quel sera sa finalité. Je la laisse donc dans l'ombre, et vous verrez par vous-mêmes comment tout cela s'agencera, comment chaque élément va se placer au coeur de l'intrigue principale.
J'ai évoqué le titre français, mais le titre original apporte d'autres éléments : "the night stalker". Ce dernier mot, les habitués d'internet le connaissent, puisqu'il est entré dans le jargon, c'est un harceleur. Il y a dans "Oiseau de nuit" une dimension voyeuriste très importante, qu'on pourrait rapprocher de pas mal de films d'Alfred Hitchcock ou Brian de Palma.
Il y a ce qu'on montre et ce qu'on cache. Il y a ce qu'on perçoit et il y a ce qu'on déniche lorsqu'on observe d'un peu plus près... Lorsque les policiers découvrent la première scène de crime, Erika Foster a l'impression de passer à côté de quelque chose. L'enquête de personnalité ne donne pas grand-chose, en tout cas rien de très pertinent.
Se pourrait-il que l'assassin connaisse mieux sa victime, ses victimes, que tout leur entourage ou bien ce mode opératoire n'est-il qu'une affreuse mise en scène, chargée de mettre les enquêteurs sur de fausses pistes, tout en choquant les bien-pensants ? Oui, il y a ce qu'on voit, ce qu'on nous donne à voir et la vérité... Et tout ça ne coïncide pas toujours...
Dernier point que je voulais aborder, c'est une espèce de petit jeu à l'intérieur du livre, un clin d'oeil que Robert Bryndza fait à son personnage, Erika Foster, en la mettant en scène dans un jeu de miroirs taquin. Isaac Strong, le médecin légiste, sans doute le meilleur ami d'Erika Foster, peut-être le seul, en fait, vit en couple avec un écrivain, Stephen Linley.
Ce dernier est l'auteur d'une série de polar mettant en scène le DCI Bartholomew, "un anti-héros, un génie imparfait", dit Stephen, un personnage "plus complexe et plus intéressant" que Erika Foster, et vlan ! Autour de cette série dans la série, se met en place un parallèle entre Foster et Bartholomew, que semble surtout séparer le mépris avec lequel Stephen considère Erika...
En retour, les livres de Linley font l'objet de critiques acerbes, en particulier sur son écriture apparemment très complaisante envers la violence. Des descriptions détaillées de ce que subissent les victimes, comme s'il y prenait un certain plaisir... Re-vlan, mais dans l'autre sens, cette fois, comme un retour de manivelle...
Le jeu se poursuit avec les titres des romans de Linley, qui font penser à ceux de Bryndza (vous me suivez toujours ?) en une espèce de mise en abyme qui peut, de prime abord, paraître anecdotique, mais va jouer un rôle dans cette histoire, en particulier dans l'influence que cela va avoir sur le lecteur. Cet aspect-là m'a amusé et m'a planté, aussi !
"Oiseau de nuit" est un polar sur la vanité, qui nous anime tous dans notre société de l'image, où chacun peut, grâce aux réseaux sociaux, se mettre en avant, avec plus ou moins de succès. C'est une réflexion sur la notoriété, parfois trompeuse ou construite sur des bases malsaines, et sur le quart d'heure de gloire warholien.
C'est une deuxième enquête qui confirme que cette série est à suivre, pour qui aime le polar anglais. Robert Bryndza ne révolutionne pas le genre, mais il trace son sillon à travers ce personnage attachant d'Erika Foster, si douée pour débusquer les meurtriers, mais si décalée dans ce monde, esseulée et peinant à trouver sa place.
Confirmation de tout cela dans quelques jours, puisque les éditions Belfond annoncent la parution de la troisième enquête de la DCI Erika Foster pour le début du mois de septembre. Cela va s'appeler "Liquide inflammable" et la quatrième de couverture laisse envisager une nouvelle histoire difficile, dans laquelle Erika Foster va s'impliquer... Peut-être trop... Affaire à suivre !

wallpaper-1019588
Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois