L’été en poche (43): Tropique de la violence

L’été en poche (43): Tropique de la violence

En deux mots:
Une jeune française suit son mari à Mayotte. L’île paradisiaque se transforme pourtant très vite en piège mortel pour elle, pour son fils et pour tous les autres… Un roman dur et lumineux, fort et plein de grâce.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« Marie
Il faut me croire. De là où je vous parle, les mensonges et les faux-semblants ne servent à rien. Quand je regarde le fond de la mer, je vois des hommes et des femmes nager avec des dugongs et des cœlacanthes, je vois des rêves accrochés aux algues et des bébés dormir au creux des bénitiers. De là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase.
Je ne me souviens pas de toute ma vie car ici ne subsistent que le bord des choses et le bruit de ce qui n’est plus.
Je me souviens de ça.
J’ai vingt-trois ans et le train arrive, bleu et sale. Je quitte la vallée de mon enfance où j’ai été une petite chose faible et perdue, écrasée par les montagnes. Je ne peux plus voir le noir de l’hiver dégouliner sur les maisons et les visages, je ne supporte plus l’odeur moisie dans l’air dès le matin, je ne supporte plus ma mère qui perd la tête, qui parle tout le temps et qui écoute Barbara à longueur de journée.
J’ai vingt-quatre ans et je suis toujours aussi faible et perdue. Je termine mes études d’infirmière dans une grande ville. Je vis dans un vaste appartement avec trois autres étudiants et, certains soirs, le bruit, la lumière et les conversations me font l’effet d’un trou noir qui m’engloutit. J’ai plusieurs amants, je baise comme une femme que je ne connais pas et qui me dégoûte un peu. Je prends, je quitte, je reprends et personne ne dit rien. Je choisis de travailler la nuit, à l’hôpital. Parfois, je m’allonge sur les lits défaits, encore chauds, et j’essaie d’imaginer ce que c’est d’être quelqu’un d’autre.
J’ai vingt-six ans et je rencontre Chamsidine qui est infirmier comme moi. Quand il s’adresse à moi pour la première fois, il m’arrive quelque chose d’étrange. Mon cœur, cet organe qui était solidement attaché dans ma poitrine, descend dans mon plexus et il bat désormais ici, au milieu de moi, au centre de moi. Chamsidine est large d’épaules et peut porter un homme adulte dans les bras sans grimacer. Quand il sourit, je dois respirer profondément par le ventre pour ne pas défaillir. Quand il rit de son grand rire en cascade, je sens mon sexe s’ouvrir comme une fleur et je serre les jambes. Toutes les infirmières se sont un peu entichées de ce grand Noir qui vient d’une île appelée Mayotte mais je ne sais pas pourquoi c’est moi qu’il choisit, un soir de garde. Je suis timide devant cet homme. J’ai vingt-six ans et je tombe. Il me parle comme s’il m’avait attendue depuis longtemps. Il me raconte des histoires et des légendes de chez lui, de ce qui lui est arrivé quand il était petit, la fois où il avait fait ceci, quand sa mère lui disait cela et, moi, j’écoute en silence, émerveillée. J’ai l’impression que Cham a vécu sur une île aux enfants, verdoyante, fertile, une île où l’on joue du matin au soir, où les tantes, les cousines et les sœurs sont autant de mères bienveillantes. Quand je me lève le matin, dans la ville bruyante, je pense à ce pays-là.
J’ai vingt-sept ans et je me marie. Je ne me souviens pas de ma robe mais je me souviens que ma mère attend avec moi devant la mairie. Le vent est si fort qu’il a renversé les bacs de buis disposés dans la cour pavée de la mairie. Chamsidine est en retard. Ma mère me dit Fais attention Marie, tous les hommes sont les mêmes. Cham arrive alors en courant, en riant.
J’ai vingt-huit ans et je vis à Mayotte, une île française nichée dans le canal du Mozambique. Nous louons le premier étage d’une maison dans la commune de Passamainti, à quelques kilomètres du chef-lieu, Mamoudzou. Je travaille comme infirmière de nuit au CHR. Chamsidine, lui, est en poste à l’hôpital de Dzaoudzi. Chaque matin quand je termine mon service à six heures, quelle qu’ait été ma nuit, quelle qu’ait été la dureté de cette garde-là, je marche lentement, légère, si légère, dans le matin. Je descends la côte et je sais que la petite fille m’attend. Elle est rousse de poussière, ses pieds et ses mains sont épais comme ceux des ouvriers, ses cheveux sales et gris. Elle m’attend en souriant. Avant de quitter le service, j’ai récupéré à la cafétéria ce qui traîne, un paquet de biscuits, une orange ou une pomme. Entre elle et moi, c’est une étrange relation qui s’est nouée depuis que je travaille ici. Je m’arrête devant elle, elle me sourit, et je lui donne ce que j’ai à donner. Elle ne me dit jamais rien, ni bonjour, ni merci, ni au revoir. Elle tend rapidement la main, je sens qu’elle ne veut pas donner l’impression de faire la manche, d’ailleurs elle me regarde, moi, dans les yeux et jamais ce que je pose dans sa paume. Elle referme aussitôt les doigts et cache sa main derrière son dos. Son sourire s’élargit un peu. C’est un petit bonus à la mesure du petit rien que je lui donne. Je ne sais pas si elle comprend le français. Je ne lui ai jamais donné mon nom et je ne lui ai jamais demandé le sien. Peut-être qu’elle vit dans la case en tôle que j’aperçois entre les arbres maigres, sur la colline. Peut-être qu’elle vit cachée dans les bois, comme beaucoup de familles de clandestins. Peut-être que ce que je lui donne va être partagé à plusieurs. Peut-être. Mais je ne pense pas beaucoup à ces choses-là. Je fais ce que je fais, cela ne me coûte rien, cela ne l’oblige pas à être reconnaissante, cela dure trente secondes à peine, je continue ma route et j’oublie la petite fille. »

L’avis de… Claire Devarrieux (Libération)
« Marie, Moïse et Bruce, à quoi s’ajoutent les voix d’Olivier, le flic, et Stéphane, l’humanitaire. Marie, infirmière, n’a pas pu avoir d’enfant. Une nuit où elle est de garde, une femme lui abandonne son bébé, car il a un œil noir et un œil vert, ça porte malheur. Marie élève Moïse, il est noir, pense comme un Blanc, son livre préféré est l’Enfant et la rivière et son chien s’appelle Bosco. «C’était le 3 mai, il pleuvait, ta mère est arrivée par un kwassa sur la plage de Bandrakouni.» Les kwassas sont les embarcations de ceux qui viennent par milliers se réfugier à Mayotte, territoire français. Moïse aurait été un clandestin s’il n’avait pas rencontré Marie. Marie meurt, Moïse, 15 ans, tombe sur Bruce, «le roi de Gaza», ainsi appelle-t-on le bidonville. Le malheur se tresse à la violence. Le roman reste lumineux. »

Vidéo


Natacha Appanah présente Tropique de la violence à La Grande Librairie © Production France Télévisions

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois