L’été en poche (13): 14 juillet

L’été en poche (13): 14 juillet

En 2 mots:
Voici – enfin – retracé l’un des actes fondateurs de notre République. Derrière le peuple de Paris, l’auteur nous entraîne devant la forteresse de la Bastille et nous raconte comment le 14 juillet a changé à jamais le pays. Entraînant !

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« LA FOLIE TITON
Une folie est une maison de plaisance, extravagance d’architecte, outrance princière. Son allure légère, délicate, le libertinage des lumières à travers les innombrables fenêtres annoncent le règne bourgeois de la maison secondaire. Elle imite les villas du Palladio, c’est du Vitruve pour entrepreneur, de l’Alberti de petit-maître. Mais parmi toutes les folies que l’on bâtit en France dans la Bourgogne et le Bordelais, près de Montpellier, en bord de Loire, pavillons délirants, jardins coquets, avec leurs îles de magnolias et leurs cavernes de mousse, où des nuées d’ombrelles se dispersent dans les allées, ce fut la folie Titon qui, aux dernières heures de l’Ancien Régime, fit vraiment parler d’elle. Sa gloire est d’avoir vu décoller une montgolfière avec dans sa nacelle deux hommes, pour la première fois de l’histoire du monde. Le papier qui enveloppait le ballon venait de la manufacture Réveillon, installée à la folie Titon, au bourg Saint-Antoine, à Paris. Sa seconde gloire fut sa dernière. Le 23 avril 1789, Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la manufacture royale de papiers peints, s’adresse à l’assemblée électorale de son district, et réclame une baisse des salaires. Il emploie plus de trois cents personnes dans sa fabrique, rue de Montreuil. Dans un moment de décontraction et de franc-parler stupéfiant, il affirme que les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. Réveillon est le roi du papier peint, il en exporte dans le monde entier, mais la concurrence est vive ; il voudrait que sa main-d’œuvre lui coûte moins cher.
Marie-Antoinette avait lancé la mode, elle en fit couvrir son boudoir : amour serrant une colombe sous un dais floral, angelots tirant à l’arc, grotesques, pastorales, singeries. Et cette mode du papier peint, sublimement peint, pochoirs, pinceaux, s’était diffusée en Europe ; c’est alors qu’entre deux fêtes somptueuses, faisant bouffer d’une main délicate son gilet framboise écrasée et rajustant son foulard crème, Jean-Baptiste Réveillon avait sérieusement médité, la concurrence internationale faisant rage, sa baisse des salaires.
Or, le peuple avait faim. Le prix du froment avait monté, le prix du blé avait monté, tout était cher. Et voici qu’Henriot, fabricant de salpêtre, fit à son tour la même annonce. Dans les faubourgs, on commença de marmonner. Au cabaret, le soir, on se réunissait, on criait, on invectivait, on buvait son petit verre en se demandant si on allait pouvoir longtemps payer son terme. Tout le monde était agité, inquiet. La nuit du 23 avril 1789 fut une longue nuit de palabres, de plaintes et de colère.
C’était peu de temps avant l’ouverture des états généraux, plusieurs fois différés. On manifesta. Un jour, deux jours, en vain. Réveillon et Henriot devaient penser que ça leur passerait, qu’entre deux lampées de pinard, entre deux quignons de pain, ils l’avaleraient, la pilule, il le fallait bien ! et qu’ils retourneraient tous bientôt dans le matin s’agenouiller devant leurs ma­­chines et turbiner pour vivre ; car il faut bien vivre ! on ne peut passer sa vie place de Grève à gueuler. Mais la protestation ne cessa point.
C’est qu’une grande famine sévissait en France. On crevait. Les récoltes avaient été mauvaises. Bien des familles mendiaient pour vivre. Partout, des convois de grains avaient été attaqués, des greniers pillés, des magasins mis à sac. On brisait les vitres à coups de pierre, on éventrait les barriques à coups de couteau. Il y avait eu des émeutes de la faim à Besançon, à Dax, à Meaux, à Pontoise, à Cambray, à Montlhéry, à Rambouillet, à Amiens. Partout, les magistrats avaient été insultés, leurs palais assiégés, des soldats blessés. C’était un peuple de femmes, d’enfants qui se rebellait. Un peuple de chômeurs aussi. Pour six cent mille habitants, Paris comptait quatre-vingt mille âmes sans travail et sans ressources. Alors, on s’agita dans les taudis, on avait été écartés des débats et du vote préparant les états généraux, on voyait bien qu’on n’aurait pas grand-chose à en espérer, qu’ils nous laisseraient seulement le froid de l’hiver prochain et la disette ; c’était une affaire qui allait se régler entre gens de bien.
L’après-midi du 27 avril, une foule percola de Saint-Marcel, réclamant le pain à deux sous et criant : “Mort aux riches !” Devant l’Hôtel de Ville, on traîna deux mannequins, un pour Réveillon, l’autre pour Henriot ; on les brûla. La tête de Réveillon crama sous les lampadaires, la fumée volait aux fenêtres, s’écrasait sur les rinceaux. On pleurait. Les magistrats se tenaient apeurés derrière les rideaux. Les cendres faisaient déjà de la boue. Autour de la place, les gardes-françaises étaient en armes. Les femmes leur hurlèrent à la gueule, les bouches tordues dans la bouillasse de l’air, qu’on ne doit pas crever de faim. Les soldats les écartaient doucement, les encourageant à rentrer chez elles. C’est alors que tout commença. On se jeta d’abord rue de la Cotte, où la demeure d’Henriot fut ravagée. La grande porte cassée, des bouts tenant encore à ses gonds de fer, on s’y engouffra dans un cri. Les femmes se ruèrent aux cuisines, ramassant dans leurs jupes du grain ou de la farine, les hommes se mouchaient dans les tentures, les enfants pissaient en crapaud sous les tables, la foule coula entre les pièces, éberluée, roulant des barriques de vin, puis se sauvant dans le feu qui avait pris, crachant sur les portraits, chavirant, pataugeant dans un luxe inouï en train de se détruire, curant les tiroirs, râtelant les placards, les armires, le cellier. Mais ça ne suffit pas. »

L’avis de… Sandra Benedetti (L’Express)
« Eric Vuillard donne vie aux gens de peu qui ont fait basculer la France le 14 juillet 1789. Un petit chef-d’oeuvre à fleur d’âme. »

Vidéo
A l’occasion de la 18e édition des Correspondances de Manosque, rencontre avec Éric Vuillard autour de son ouvrage 14 juillet. © Production Librairie Mollat

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois