L’été en poche (10): La sonate oubliée

L’été en poche (10): La sonate oubliée

En 2 mots:
À trois siècles de distance, deux musiciennes vont se retrouver. Lionella, jeune Belge d’origine italienne va jouer la sonate écrite par Ada, orpheline vénitienne, élève de Vivaldi. Leurs âmes vibrent avec la même passion et la même soif de liberté.

Ma note:
★★★
(beaucoup aimé)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières lignes
« À droite de la rue John Cockerill, lorsqu’on vient du pont de Seraing, on trouve une succession de ruelles transversales quadrillant un quartier ensommeillé dans l’abandon des fermetures d’usines.
Jadis, il était animé par des familles prolétaires, belges d’abord, ensuite immigrées italiennes, qui occupaient les habitations ouvrières. Ces alignements de maisons en briques rouges côtoyaient parfois de belles demeures d’un siècle précédent, maisons de maître qui avaient abrité des notables prospères lorsque la ville de Seraing disposait encore des plus importantes fabriques d’Europe ; le premier complexe industriel intégré comprenant un haut-fourneau, des fonderies, des forges, des laminoirs et des ateliers de construction mécanique.
Peu à peu, les dirigeants avaient déserté ces rues poussiéreuses pour de nouveaux quartiers résidentiels à l’orée du bois, ne souhaitant plus se mêler à la population subalterne, ni respirer les volutes épaisses de fumée âcre crachées nuit et jour par les cheminées de l’aciérie.
Aujourd’hui ces venelles se sont en partie vidées de leurs ouvriers, remplacés par des immigrés turcs, africains ou par des sans-papiers, mélangés aux anciens habitants qui y restent encore.
Quand ces citoyens sortent de chez eux pour regagner la rue principale, ils se trouvent face à une haute muraille grise qui court sur toute la longueur de la rue Cockerill. Un mur pour seul horizon, qui leur barre la vue sur les industries.
Le tout dernier haut-fourneau vient de fermer après des décennies de déclin.
Ce matin-là, quelques nuages ouateux aux contours lilas voyagent par-dessus l’enceinte du site désolé. Les autorités communales ont enfin décidé de la rénovation et la transformation de ce chancre : wagons rouillés, rails arrachés, amas de tôles et de ferraille, bâtiments écroulés, fantomatiques, où poussent des arbres improbables, plantes invasives sous des couches de poussière noire. Pour faire place à un nouvel édifice à l’architecture contemporaine comprenant appartements, bureaux et magasins. La rue Cockerill sera réaménagée avec intégration de voies de circulation propres pour les transports en commun, pistes cyclables, espaces piétonniers et zones vertes.

Excité par l’événement qui se préparait, Kevin courait sur les pavés descellés du trottoir en direction de la rue de l’Industrie. Déjà la foule commençait à affluer des rues avoisinantes pour le coup d’envoi de l’opération « Neocittà » qui devait donner le signal du départ de la revitalisation urbaine de la zone. Tous se pressaient à l’appel du bourgmestre pour la démolition du fameux mur. Il y avait là des badauds prêts à donner un coup de pioche symbolique, des curieux qui allaient enfin savoir ce qui se cachait derrière depuis des siècles, des rêveurs espérant que la destruction leur offrirait une perspective nouvelle et inonderait leur quartier de lumière.
C’est échevelé, transpirant et hors d’haleine que Kevin arriva au domicile de Lionella Petrella. Son visage s’était empourpré tandis qu’il tambourinait sur la porte. Il respira à fond pour tenter de reprendre son souffle. Des pas comme des caresses… légers et fluides, à peine audibles… Il imagina la petite fée blonde qui approchait. Son cœur cognait trop fort. Il n’aurait pas dû courir. Un grincement de gonds rouillés plus tard, une fente s’entrouvrit ; Lionella était là. Son visage pâle avait l’éclat de la nacre dans la pénombre et ses yeux brillaient si fort…
— Kevin ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es tout rouge !
— J’ai couru… Tu ne viens pas ?
Sans se donner la peine de répondre, Lionella ébaucha un geste nonchalant de la main qui signifiait négation, lassitude, indifférence.
— Pourquoi ? murmura Kevin, déçu.
— Trop de monde… pas la tête à ça…
— Mais… plaida le jeune garçon, ce mur, nous l’avons toujours connu, nos parents… nos grands-parents aussi…
Il tendit la main vers la jeune fille, une main dans laquelle il tenait un burin et un marteau.
— C’est une démolition symbolique ! Tu ne veux pas emporter un morceau du Seraing d’hier ?
L’adolescente haussa les épaules, repoussa une mèche cendrée échappée de son chignon enroulé à la va-vite.
— N’exagère pas, ce n’est pas le mur de Berlin !
— Alors, vraiment, tu ne viens pas ? bredouilla-t-il en dévorant du regard le visage adoré, les yeux embués d’amertume. Pourtant, ton grand-père italien a travaillé dans ces hauts-fourneaux jusqu’à la fin de sa vie… Il a quitté son beau pays pour s’enfermer derrière la grisaille de ce mur !
Lionella, déconcertée par ces yeux larmoyants, radoucit sa voix. Le dépit de son camarade la désarmait.
— Écoute, Kevin, j’ai des soucis, j’ai envie d’être seule. Tout ce monde dans la rue m’étouffe. J’ai besoin de réfléchir, de prendre des décisions… Tu peux comprendre ? Tu n’es plus un enfant, dit-elle d’un air de petite femme sérieuse.
Kevin hocha la tête en reniflant.
— Je peux t’aider ?
— Je crains que non. C’est la musique, soupira-t-elle.
— Ah ? La musique…
Bien sûr, c’est la musique, et lui, il n’y connaît rien, il ne peut rien pour elle. Elle est tellement douée ; c’est une magicienne, une princesse, tandis qu’il n’est qu’un pauvre crapaud incapable de se changer en prince, même en admettant – fait improbable – qu’elle lui donne un baiser…
— Mon professeur de violoncelle m’a inscrite au concours Arpèges… Un concours prestigieux qui s’adresse aux meilleurs étudiants, avec un jury très exigeant, des musiciens de haut niveau…
— Super ! Tu vas passer à la télévision ?
— Je ne suis pas prête, je ne peux pas !
— Je suis sûr que si, tu es la meilleure…
— Tu es bien gentil mais pas très objectif. Je suis certaine qu’on sera des dizaines à jouer des concerti de Vivaldi ou des suites de Bach… C’est écœurant… soupira-t-elle. Si je pouvais trouver une œuvre plus originale pour éveiller l’intérêt du jury… sortir du nombre…
— Alors… tu ne viens pas ? risqua Kevin.
— Non, laisse-moi, je suis déprimée. Vas-y, toi. Salut ! dit-elle en s’effaçant derrière la porte qu’elle repoussait.
Il n’y eut bientôt plus qu’une étroite lézarde suivie d’un claquement qui retentit dans la tête de Kevin comme un grand fracas. Il demeura pétrifié un long moment puis se décida à tourner les talons avant d’être avalé par la foule, emporté au pied du mur, où il se mit à donner des coups de burin rageurs. Des coups à s’en faire des ampoules aux mains, des coups qui eurent néanmoins la faculté de le calmer. Alors il s’arrêta, épuisé, baissa les yeux vers les débris éclatés à ses pieds et ramassa un morceau de briquaillon qu’il glissa dans la poche de son jean avant de remonter la rue éventrée. »

L’avis de… L’Avenir

« Ce premier roman vibrant nous fait voyager à travers la Sérénissime, rencontrer l’un des plus grands compositeurs de musique baroque, et rend un hommage poignant à ces orphelines musiciennes, virtuoses et très réputées au XVIIIe siècle, enfermées pour toujours dans l’anonymat. »

Vidéo
Christiana Moreau présente La sonate oubliée © RTC Liège

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois